Pierre le Grand statufié

À l'heure où la Russie se cherche des référents, deux statues de Pierre le Grand ont été érigées, l'une à Saint-Pétersbourg, l'autre à Moscou. De styles très différents, elles semblent vouloir incarner des images totalement divergentes des deux capitales.


Statue de Pierre le Grand à Saint PétersbourgLa Russie aime aujourd'hui à se souvenir de ses dirigeants de la période impériale. Vladimir Poutine, l'actuel Président, serait doté de nombreux traits qui l'apparenteraient à Nicolas Ier ; il a été comparé à Alexandre II, l'initiateur de toutes les réformes russes. Surtout, le lien a été établi entre le Président pétersbourgeois et Pierre le Grand, le fondateur de Saint-Pétersbourg, qui avait brutalement tourné la Russie vers l'Europe et la modernisation.

Deux monuments sans rapport

L'ancienne capitale reconnaissante n'a pourtant pas attendu l'avènement de V. Poutine pour se doter d'un monument à la mémoire de son fondateur: dès 1990, le sculpteur Mikhail Chemiakine, Pétersbourgeois d'origine émigré aux États-Unis, a installé au cœur de la ville, dans la forteresse Pierre-et-Paul, une statue de Pierre bien différente de celle érigée deux siècles plus tôt par Falconet : si le célèbre Cavalier de Bronze se distingue par son héroïsme tout dans le mouvement, le Pierre de Chemiakine est immobile, assis dans un fauteuil qui paraît presque trop grand pour lui. La statue du sculpteur considéré aujourd'hui en Russie comme une star de l'art contemporain en dit sans doute autant sur le caractère rude du Tsar que sur son physique, volontairement exagéré: personnage immense, aux doigts longs et fins d'araignée, affublé d'une tête démesurément petite proportionnellement à sa stature, il est dépourvu de chapeau et de perruque. Certains y voient une représentation de Pierre retiré de sa fonction officielle. C'est l'image humaine d'un tsar solitaire et fatigué.

Statue de Pierre le Grand érigée par Zourab Tseretelli à Moscou

Statue de Pierre le Grand érigée par Zourab Tseretelli à Moscou (photo licence CC BY-SA 3.0)

La statue installée à Moscou, œuvre plus récente de Zourab Tseretelli, est d'une tout autre facture : c'est un Pierre le Grand de vingt-cinq mètres de haut que le sculpteur géorgien a décidé d'ériger sur les bords de la Moskova, à proximité du parc Gorki. A l'origine, ce monument devait être dédié à Christophe Colomb et offert à Miami. La ville de Floride a refusé ce projet de 500 tonnes, le jugeant monstrueux. Qu'à cela ne tienne, Z. Tseretelli s'est accaparé le fondateur de Pétersbourg, celui qui a détrôné Moscou, et, fort du soutien de son ami Youri Loujkov, le maire de Moscou, a installé son œuvre dans la capitale peu rancunière.

Des choix symboliques

Même si l'érection de ces monuments répond en partie au hasard, même si elle est loin de faire l'unanimité, il ne faut pas la prendre à la légère, car sa dimension symbolique donne cohérence à l'espace des villes, cet espace vécu par chacun. Cette dimension symbolique est à la fois un enjeu et un instrument de pouvoir dont la manipulation peut aider aussi à celle des processus d'identification .

Il est couramment admis que, de toutes les villes russes, c'est Moscou qui incarne aujourd'hui l'ouverture de la Russie, son ralliement à l'Occident, Saint-Pétersbourg ayant indéniablement pris du retard sur cette voie. Certains en veulent pour preuve la statue de Tseretelli, hommage monumental de la Russie à son réformateur le plus fameux, alors que Saint-Pétersbourg se serait figée dans des traditions soviétiques. Pourtant, le choix d'un monument qui rappelle étrangement le "sotsrealism" fait référence à la plus pure tradition soviétique, celle du gigantisme et du kitsch ! La statue de Chemiakine, en revanche, peut incarner cette capacité typiquement locale qu'ont les Pétersbourgeois à se moquer de ce qui est le plus sacré pour eux, autodérision typique des villes ouvertes, même si l'ouverture de Pétersbourg est imparfaite.

Dans le même temps, Moscou "cœur de la Russie" a adopté un parti pris architectural qui tente de la "russifier" autant que possible, marquant son paysage de signes typiquement russes censés réaffirmer ses traditions nationales. Ainsi, on peut voir dans son choix de Pierre le Grand une tentative de récupération, pas forcément très appréciée, d'ailleurs, des Pétersbourgeois.

Enfin, dans une capitale qui se veut à la pointe des réformes et de l'intégration mondiale, la volonté d'aller très vite a encouragé des formes de collusion et d'affairisme opaque autour de la municipalité, le symbole en étant précisément l'architecte Tseretelli, qualifié de "courtisan préféré de Loujkov" , et son monument à Pierre le Grand.

Des choix peu appréciés

En réalité, tant à Moscou qu'à Pétersbourg, les statues à la mémoire de Pierre ont été critiquées par la population locale. Les Moscovites aiment peu Tseretelli, cet architecte proche du pouvoir soviétique, puis russe, qui a parsemé le paysage de la capitale d'une série d'œuvres gigantesques le plus souvent vues comme des monstruosités.
L'architecte est une figure haïe des intellectuels, pour qui il incarne le mauvais goût et l'affairisme. Mais c'est sans conteste son monument à la mémoire de Pierre le Grand qui a le plus déchaîné l'hostilité, des manifestations de protestation ayant été organisées au moment de son érection et certains Moscovites ayant même tenté de provoquer un référendum sur la démolition de ce "monument de laideur" qui, implanté face au Pont de Crimée, a de plus l'immense désavantage de barrer de sa hauteur l'un des points de vue les plus célèbres sur le Kremlin.

De leur côté, les Pétersbourgeois ont d'abord peu apprécié qu'on ridiculise leur héros et, jusqu'à aujourd'hui, les mariées de Pétersbourg continuent de lui préférer le Cavalier de Bronze pour déposer leur bouquet. Mais, plus discrète, implantée dans la forteresse, un peu à l'abri des regards, la statue de Chemiakine, par ses dimensions humaines, plaît aux enfants, qui en sont les principaux défenseurs : à chaque visite, ils ne manquent pas de venir se blottir sur les genoux, qui semblent faits pour les accueillir, du tsar abandonné.

Vignette : statue de Pierre le Grand érigée à Saint Pétersbourg (photo licence CC BY-SA 3.0)
Céline BAYOU

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