Politique de voisinage : «Face aux risques, demandez au voisin de pallier!»

Lancée officiellement par une communication de la Commission européenne en mars 2003, la politique européenne de voisinage (PEV) s’affiche comme un accompagnement des élargissements de 2004 et 2007. Elle concerne six pays issus de l’espace ex-soviétique (Biélorussie, Moldavie, Ukraine et, depuis 2004, Arménie, Azerbaïdjan et Géorgie) et les partenaires méditerranéens de l’Union européenne (UE) au sein du processus de Barcelone.


Si elle s’inscrit dans un traitement global de la gestion des proximités de l’Union, la PEV fonctionne avant tout sur le mode bilatéral: elle repose en effet sur des Plans d’action entre chaque «voisin» éligible[1] et l’UE, qui dressent, pour chaque pays concerné, une liste de domaines d’action prioritaires.

On est donc en mesure d’affirmer que la PEV regroupe, sous une appellation commune, un ensemble hétérogène de pays et de peuples, qui n’ont en commun que le fait de ne pas avoir reçu l’onction d’une «vocation européenne» validée par les institutions communautaires et les Etats membres. Cette condition ambiguë –cet entre-deux– vaut la peine d’être explorée, en revenant brièvement sur le contexte dans lequel la PEV a été élaborée. Il s’agit de souligner en particulier le poids significatif des processus internes à l’UE lors de la mise en place de cette initiative. A ce titre, la PEV s’inscrit à la fois dans la gestion du processus d’élargissement et dans la question émergente de la frontière extérieure de l’Union. Elle montre que la place réservée aux questions de sécurité dans les débats politiques nationaux et européens est étroite. Ainsi, on peut situer la question de la PEV à l’intersection entre différents imaginaires politiques structurant les processus communautaires européens.

Entre élargissement et relations extérieures : la gestion des périphéries communautaires

Le «voisinage» n’est en rien une question nouvelle sur la scène politique européenne. Compris comme mode de gestion des limites des processus communautaires, il constitue un thème récurrent discuté au sein des arènes politiques européennes, autour duquel s’est constitué un ensemble de stratégies et de modes d’action arborant des labels divers: élargissement bien sûr, mais aussi partenariat et coopération (pour les Etats post-soviétiques), association (avec les pays du sud et de l’est de la Méditerranée), stabilisation (pour les Balkans occidentaux)…

Comment la PEV s’intègre-t-elle dans ce réseau de structures? Il paraît pertinent de parler ici de reconfiguration. La PEV renforce la visibilité de certaines questions liées à la gestion des proximités européennes, et modifie les techniques de gestion utilisées. D’ailleurs, dans sa phase initiale, la politique a été largement élaborée par un groupe d’officiels de la Commission, d’abord au sein de la Direction générale Relations extérieures (DG Relex) pour ce qui concerne la première communication de mars 2003, puis dans le cadre d’un groupe de travail (le groupe «Europe élargie», établi en juillet 2003) rassemblant des officiels de la DG Relex et de la Direction générale Elargissement (DG Elarg). De ce fait, un ensemble de pratiques liées au processus d’élargissement ont été transcrites dans la PEV, au même titre que les techniques habituellement mobilisées par les officiels de la DG Relex pour la conduite quotidienne des relations avec les pays tiers de l’UE.

L’implication d’officiels de la DG Elarg ne répond toutefois pas seulement à un impératif politique fonctionnel. D’une part, cette implication reflète l’investissement personnel du commissaire à l’Elargissement de l’époque, Günter Verheugen, sur le dossier du «voisinage» et sa volonté affichée de développer de nouvelles activités pour le personnel de la direction générale relevant de son autorité. D’autre part, cette implication doit se lire dans le cadre d’un jeu plus large, celui de la constitutionnalisation des traités européens proposée par la Convention sur le futur de l’Europe ; la Commission y voyait son statut en matière de relations extérieures de l’UE remis en cause par la proposition de créer un ministère européen des Affaires étrangères, dont le statut aurait permis au Conseil d’accentuer son influence sur ce domaine du premier pilier. La PEV constituait un moyen de mettre en valeur les pratiques spécifiques à la Commission européenne dans la conduite des relations de l’UE avec le reste du monde, et donc de valoriser son rôle dans un contexte institutionnel fluctuant. La notion d’élargissement, dans cet environnement, ne fait donc pas tant référence à un projet politique qu’à un ensemble de pratiques de gestion des relations entre espaces politiques. Dans le cas de la PEV, ces pratiques s’inscrivent clairement dans une logique centre-périphérie –celle du «cercle de pays amis» évoquée en 2002 par Romano Prodi.

Vers une gestion sécuritaire des périphéries de l’Union ?

Si la PEV est traversée par les rivalités institutionnelles sur le contrôle des relations de l’UE avec le reste du monde, elle est également marquée par une deuxième ligne de fracture, autour des questions de sécurité. A nouveau, les tensions autour de ces questions portent moins sur la nécessité de répondre à des développements considérés comme «menaçants» issus des périphéries européennes que sur la définition même de ces développements et sur la façon dont ils doivent être pris en compte. Définir les «menaces» et la réponse à leur apporter, en effet, est un moyen de valoriser la position spécifique de l’acteur qui opère la définition.

L’émergence de cette dynamique au sein de la PEV devient évidente à partir de l’adoption par le Conseil, en décembre 2003, du document portant stratégie européenne de sécurité (SES), initialement soumise au Conseil européen de Thessalonique en juin 2003 par le Haut représentant pour la PESC, Javier Solana. Le document propose une section complète sur le «voisinage», dépeignant une périphérie européenne constituée d’Etats faibles, caractérisés par une corruption rampante et l’essor d’activités criminelles organisées transnationales. La SES opère une association systématique entre cette criminalité, les phénomènes migratoires et les violences politiques opérées par des organisations clandestines. Dans cette perspective, la nécessité de réformes politiques et socio-économiques est présente (sous l’étiquette de la «bonne gouvernance»). Elle répond cependant moins au besoin de gérer le rapport centre-périphérie qu’à celui de préserver un espace ordonné face à une zone caractérisée par des développements chaotiques.

La SES est adoptée au moment où se multiplient les tensions entre le Conseil et la Commission, liées à la multiplication des contacts entre les officiels de cette dernière et ceux des gouvernements «voisins». Pour le Conseil, ces contacts s’apparentent à des négociations pour lesquelles aucun mandat n’a été délivré par les Etats membres. La Commission est donc rappelée à l’ordre au printemps 2004. A partir de ce moment, l’articulation entre la Commission, le Conseil et son Secrétariat général, ainsi que l’équipe du Haut représentant pour la PESC, va être formalisée par la mise en place d’une série de points de contacts et de réunion régulières visant à assurer un suivi des activités de la Commission. Ce durcissement va également, en interne, favoriser la position de la Direction générale Justice Liberté Sécurité (DG JLS) face à la DG Relex, qui revendique la capacité à coordonner la totalité des activités de la Commission pour la PEV. La DG JLS, qui a notamment en charge les questions communautaires considérées comme relevant de la sécurité «intérieure» de l’Union (en particulier les questions migratoires), va profiter de ce contexte pour autonomiser les questions dont ses officiels sont chargés. L’impact de ces évolutions est mis en évidence par le document d’orientation sur la PEV publié par la Commission en mai 2004, dans lequel l’initiative est présentée comme soutenant les objectifs affichés par la SES, et fait des questions de sécurité une priorité plus marquée.

On est donc en mesure d’avancer que la PEV favorise le basculement vers un mode de gestion sécuritaire des périphéries européennes. Deux points, néanmoins, sont à souligner. Ce mode de gestion, d’abord, n’est pas (seulement) celui, longtemps dénoncé, de la «forteresse Europe». Plutôt qu’une logique réactive/défensive cristallisée sur la frontière, les pratiques mises en avant par la PEV (réforme des agences de sécurité des «voisins», coopération intergouvernementale et inter-agences) reflètent une dynamique proactive, jouant sur l’établissement d’un entre-deux de pays «sûrs» autour de l’Union européenne, où logiques de sécurité «intérieure» (champ policier notamment) et de sécurité extérieure (champ militaire) entrent en contact et en conflit. Ensuite, la PEV n’est pas l’unique vecteur de cette transformation, qui est à la fois plus ancienne et plus large que les problématiques spécifiquement européennes (les évolutions internationales centrées autour de l’image des «nouvelles menaces» de l’après-guerre froide et des mesures nécessaires pour les contrer).

«Voisinage» et imaginaires politiques

Au fond, la PEV renvoie aux différents imaginaires politiques à l’œuvre dans les processus communautaires ou, pour renvoyer à la très belle réflexion d’Etienne Balibar, à différents modèles de «politisation de l’espace»[2].

Si l’élargissement est présent au sein de la PEV, ce n’est pas en tant qu’objectif à long terme, mais plutôt en tant qu’ensemble de pratiques dont l’incorporation répond à des impératifs internes. Il ne s’agit donc en rien d’inclure les «voisins» dans l’espace politique communautaire tel qu’il est traditionnellement défini, mais pas plus d’inventer une forme politique originale. Il s’agit plutôt de stabiliser une périphérie.

Le basculement partiel vers un mode de gestion sécuritaire des périphéries européennes n’est rendu possible, à son tour, que par cette logique de stabilisation du «voisinage». Dans ce mode de gestion, les aspects réformistes de la PEV sont intégrés en tant qu’ils servent la préservation de l’UE et de ses citoyens, sans qu’aucun projet politique de vie collective ne soit avancé. Il s’agit plutôt de gérer les interactions entre un espace politique ordonné et une zone chaotique.

Bien sûr, ces perspectives sont à nuancer. On trouve, à la marge du corps principal d’orientations de la PEV, des éléments originaux, visant notamment à encourager et faire persister les dynamiques politiques et socio-économiques transfrontalières, à faire exister une forme de civilité commune basée sur un partage culturel et social. Mais ce cadre, au fond, fait surgir une question qui reste sans réponse, celle de la correspondance entre les imaginaires politiques communautaires et ceux de ces «voisins» dont, paradoxalement, on parle bien peu dans la politique européenne de voisinage.

* Julien JEANDEBOZ et Florent PARMENTIER sont doctorants à l’Institut d’Etudes politiques de Paris / CERI

Photo : checkpoint-online.ch

[1] Les plans d’action sont en effet adoptés par les Conseil d’association ou de partenariat qui gouvernent les accords bilatéraux déjà ratifiés entre l’UE et les pays concernés. Les pays ne disposant pas de tels accords (la Biélorussie, la Libye, la Syrie) sont donc de facto exclus des perspectives de la PEV.
[2] Balibar, Etienne, Europe Constitution Frontière. Editions du Passant, Bègles, 2005, p.126.