Pologne-Allemagne : Dernières batailles avec les expulsés

Le 8 avril 2009, le gouvernement allemand a donné le coup d’envoi officiel à la création d’un mémorial dédié aux victimes des expulsions. Ironie du sort, Erika Steinbach, présidente de la Fédération allemande des expulsés et initiatrice du projet, n’a pu en intégrer les plus hautes instances. Retour sur les enjeux d’une nouvelle controverse germano-polonaise.


En 2011, le mémorial de la «Fondation Exode, Expulsion, Réconciliation» ouvrira ses portes à Berlin. Placé sous la tutelle de l’Etat et du Musée historique allemand, ce centre de mémoire et de documentation abritera une exposition permanente sur les expulsions de populations commises tout au long du 20e siècle sur le sol européen: du drame arménien de 1915 au drame yougoslave des années 1990 en passant par le drame des Allemands happés par la déroute du Troisième Reich à la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est pour honorer la mémoire de ces derniers que la députée chrétienne-démocrate (CDU) au Bundestag, Erika Steinbach, s’est battue avec obstination depuis son élection à la présidence de la Fédération allemande des expulsés (Bund der Vertriebenen, BdV) en 1998. En adoptant, le 8 avril 2009, à l’unanimité la composition du conseil de la Fondation, le gouvernement de coalition (CDU-CSU, SPD) de la chancelière Angela Merkel est parvenu à concrétiser, à quelques mois des élections législatives du 27 septembre, sa promesse d’accorder aux expulsés un «signe visible» dans la capitale allemande.

Pourtant, en dépit des apparences consensuelles, cette avancée significative reste conflictuelle. En effet, sous la pression d’une virulente campagne politique et médiatique déclenchée en Pologne et relayée en Allemagne contre sa personne, Erika Steinbach, nommée par le BdV pour siéger au conseil de la Fondation[1], a dû opter le 4 mars 2009, au moins provisoirement, pour la politique de la chaise vide. «La fondation est mon enfant. J’ai préféré lâcher pour le maintenir en vie», argue-t-elle avant d’ajouter: «De mon point de vue, c’est une solution formidable – une fantastique épée de Damoclès»[2]. Le ton est donné – et laisse perplexe quant aux enjeux réels qui se dissimulent derrière les questions de personne.

Erika Steinbach, une expulsée contestée

Erika Steinbach est une expulsée contestée de toutes parts: en Pologne comme en Allemagne, dans les partis au pouvoir comme dans l’opposition. Née en 1943 à Rumia/Rahmel, territoire aujourd’hui polonais, d’une mère fonctionnaire affectée à l’Est par le pouvoir nazi et d’un père sous-officier de la Luftwaffe arrivé en 1941 en Prusse occidentale, Erika Steinbach (née Hermann) s’inscrit parmi les 12 à 15 millions d’Allemands qui ont fui en 1945 devant l’avancée de l’Armée rouge ou ont été expulsés[3] après-guerre des «territoires de l’Est» ravagés par le nazisme. Parvenue au début de l’année 1945 dans le Schleswig-Holstein, la famille vit plusieurs années dans les camps de réfugiés, en l’absence du père, retenu en captivité.

De cette expérience d’expulsée (que lui dénient inutilement médias et dirigeants politiques polonais), Erika Steinbach nourrit une pensée revanchiste dont témoigne son action politique. Dans les années 1990, après l’unification allemande, elle s’oppose encore par son vote au Bundestag à la reconnaissance de la frontière Oder-Neisse et continue d’exiger du gouvernement polonais l’indemnisation «au moins symbolique» des expulsés allemands, sous peine de mener campagne contre l’adhésion de la Pologne à l’Union européenne. Des menaces qui resteront gravées dans la mémoire polonaise comme un «danger existentiel».

Pourtant, depuis la fin des années 1990, Erika Steinbach assouplit sa position et adopte une nouvelle rhétorique. Car le BdV s’est désormais fixé un objectif prioritaire: honorer la mémoire des expulsés allemands avant leur totale disparition. Témoin de cette évolution, la marginalisation de sa frange revanchiste et la décision en mars 1999 de créer un Centre contre les expulsions qui, en août 2006, présentera à Berlin sa première exposition contre les expulsions dans un cadre européen.

Si les médias allemands attestent en 2009 une évolution sensible du BdV en général et d’Erika Steinbach en particulier, Varsovie tend à l’occulter et nourrit toujours de profondes inquiétudes: la crainte que l’Allemagne ne veuille réinterpréter l’histoire et relativiser sa responsabilité dans la Seconde Guerre mondiale; celle, surtout, que les expulsions ne soient présentées comme «un phénomène en soi et non comme la conséquence ultime d’une histoire qui avait commencé avec Hitler»[4]. Pour toutes ces raisons, la classe politique qualifie haut et fort la personne d’Erika Steinbach d’«inacceptable pour la Pologne» (Donald Tusk) et trouve dans les médias polonais un écho retentissant.

Le revirement de Vladyslav Bartoszevski

Fait nouveau, un homme au-dessus de tout soupçon, Vladyslav Bartoszevski, s’est pour la première fois investi dans la bataille.

A 87 ans, cet intellectuel catholique, historien de formation, est une «instance morale», pour les Polonais comme pour les Allemands. Engagé dans la Résistance polonaise après avoir été interné à Auschwitz en 1940/41, il a participé au soulèvement de Varsovie en 1944. Incarcéré à deux reprises par le régime communiste, il a été deux fois ministre des Affaires étrangères après l’effondrement du communisme. Il est actuellement le conseiller du Premier ministre conservateur libéral Donald Tusk, chargé des relations polono-allemandes.

V.Bartoszevski a bataillé dur dans son pays pour prôner la réconciliation avec l’Allemagne. Dans un mémorable discours prononcé au Bundestag en avril 1995, il a reconnu la faute des expulsions. Et voilà qu’il vitupère, lui aussi, contre la présence d’Erika Steinbach au conseil de la Fondation, allant jusqu’à proclamer, à la mi-février: «C’est comme si le Vatican avait nommé l’évêque négationniste Williamson émissaire plénipotentiaire pour les relations avec Israël!.» Une comparaison si excessive et infondée qu’elle suscite un tollé en Allemagne.

A quoi bon une telle provocation? Sans doute V.Bartoszevski n’a-t-il pas voulu laisser au Président Lech Kasczynski le privilège exclusif d’une popularité trop aisément acquise. Mais pourquoi est-il tombé dans le «piège du patriotisme», s’interrogent des politologues polonais? Plusieurs hypothèses sont avancées. D’une part, V.Bartoszevski se sentirait obligé de donner des preuves de son patriotisme depuis qu’en 2001, il a demandé pardon au nom de la nation polonaise pour le pogrom de Jedwabne[5]. D’autre part, il se jouerait un quasi règlement de compte entre l’aile «germanophile» de la dissidence anticommuniste polonaise et les expulsés qui, par leur revanchisme, ont fait le jeu de la droite nationale polonaise. Enfin, en se mettant en première ligne, V.Bartoszevski aurait permis au Premier ministre D.Tusk, originaire de Danzig et de ce fait toujours en bute au soupçon de la droite de ne pas être «un vrai Polonais», d’éviter un scandale diplomatique en cette année 2009, date de toutes les commémorations (dont celle du déclenchement de la guerre, le 1er septembre 1939) et de nombreuses manifestations germano-polonaises.

Ce faisceau d’arguments éclaire l’engagement des dirigeants et des médias polonais, toutes tendances confondues, dans la polémique et la part d’instrumentalisation politique et démagogique des expulsés. Dans une Allemagne en campagne électorale quasi permanente en 2009, les enjeux politiciens ne sont pas moindres.

Le SPD en campagne électorale

Laissant en son temps le chancelier Gerhard Schröder d’abord réservé, puis franchement hostile, le projet d’Erika Steinbach avait, sous le gouvernement rouge-vert, été mis en concurrence avec la constitution d’un réseau européen de documentation sur les expulsions placé sous le signe de la solidarité. Défendue par de nombreux intellectuels allemands (dont Günter Grass) et polonais, cette initiative est cependant restée embryonnaire.

Fidèles à la ligne de leur parti, les deux prétendants sociaux-démocrates (SPD) aux plus hautes fonctions de l’Etat – Gesine Schwan pour la présidence (23 mai 2009) et Frank-Walter Steinmeier pour la chancellerie (27 septembre 2009) – soutiennent ouvertement la protestation polonaise, brandissent une menace de veto et ne laissent que deux options ouvertes: soit le report de la Fondation à une date indéterminée, soit le retrait d’Erika Steinbach.

Face aux pressions intérieures et extérieures, la chancelière Angela Merkel (CDU) ne pouvait que lâcher Erika Steinbach. Ce qu’elle fit – au risque de froisser l’aile droite de son parti. Un affaiblissement bienvenu pour le SPD.

Un enjeu mémoriel

A défaut de mettre un point final aux tensions nationales et bilatérales, la création de la Fondation Exode, Expulsion, Réconciliation à Berlin marque pourtant une étape historique. Au moment où leur nombre et leur poids politique déclinent, l’Allemagne reconnaît bon gré mal gré aux expulsés le statut de victimes. Avec le consentement de la Pologne. Sous le masque des deux principaux protagonistes – Erika Steinbach et Vladyslav Bartoszevski –, la récente controverse a mis en lumière des enjeux cumulés de mémoire, de politique politicienne et de politique mémorielle. «La Pologne ne veut pas être le pays de l’Holocauste et des expulsions», résume la presse allemande. «La question de fond, c’est de savoir comment l’Allemagne, Israël, l’Amérique et le monde entier se souviendront de la Seconde Guerre mondiale»[6]. Une idée qui préoccupe en effet les Polonais et soulève, pour le journaliste Wojcieh Piediak, une question: «La mémoire allemande des victimes de la guerre sera un jour réduite à l’Holocauste et à l’expulsion (des Allemands). Les visiteurs à Berlin passeront du mémorial de l’Holocauste au mémorial des expulsés. Et où sera la mémoire des crimes commis par les Allemands contre les Polonais?» Nul doute que la réponse viendra. Avec ou sans polémique.

[1] Supervisée par le ministre de la Culture, la composition du conseil de la Fondation – 13 membres au total, dont trois au titre du BdV, ainsi que des représentants de l’Etat (Chancellerie, ministères et Parlement), des Eglises et des musées - est soumise à l’approbation du gouvernement. Le projet, dont le ministre de la Culture Bernd Neumann (CDU) a encore précisé le 8 avril 2009 qu’il présenterait «la politique d’expansion et d’extermination nazie comme la cause première de l’exode et des expulsions pendant et après la Seconde Guerre mondiale», est doté par l’Etat de 14 millions d’euros; les frais courants sont estimés à 2,5 millions d’euros par an, également assumés par l’Etat. (voir “Kabinett beruft Stiftungsmitglieder”, Frankfurter Allgemeine Zeitung, 9 avril 2009).
[2]Welt am Sonntag, 8 mars 2009.
[3] En dépit des accords de Potsdam (juillet-août 1945) qui prévoyaient des «transferts de population en bon ordre et dans des conditions humaines», les expulsions ont coûté la vie à 2 voire 3 millions d’Allemands.
[4] Thomas Denkler, “Eitle Provokateurin”, Süddeutsche Zeitung, 24 février 2009.
[5] Pogrom commis en 1941 par les habitants de la petite ville orientale de Jedwabne. En 2001, les «patriotes nationaux» ont vivement reproché à V.Bartoszevski d’avoir de la sorte mis sur le même plan un pogrom commis par des Polonais et la politique d’extermination planifiée des nazis ainsi que d’avoir sous-estimé l’impact de la présence d’un commando SS sur les lieux.
[6] Gerhard Gnauck, «Polen will nicht als “Land des Holocaust und der Vertreibung” gelten», Welt am Sonntag, 1er mars 2009. Le journaliste Piediak est cité par Gnauck.

* Danielle RENON est journaliste

Photo: Site du Bundestag