Pologne : le nouveau rideau de fer

Sous la pression de l'Union Européenne, la Pologne renforce sa frontière orientale. Une lutte contre l'immigration clandestine partiale et sécuritaire qui risque de s'avérer inefficace.


Pont de Bois - Poste frontière de MedykaDans le couloir du centre de rétention de Debak, l'Irakien Rhaled refait lentement son lacet. Il est en retard pour la cantine : « Me dépêcher ? Mais, pourquoi ? Toute l'année, j'ai joué aux échecs, maintenant j'attends sur ce banc. Mon ami sri lankais regarde à droite, cet homme à gauche et moi devant moi. Cela fait 18 mois que je suis ici, si on achetait le temps perdu, je vous assure que je serai millionnaire ».

En octobre 2002, Rhaled a tenté de franchir la ligne verte à deux kilomètres de Medyka, le poste le plus important de la frontière orientale polonaise, mais les gardes-frontières l'ont arrêté et, après lui avoir fait remplir une demande d'obtention du statut de réfugié, transféré à Debak.

Fortification de la frontière

Ce type d'interpellation relève de la routine pour les militaires polonais. La frontière orientale est devenue depuis le 1er mai la plus longue frontière européenne, et Bruxelles encourage depuis plusieurs années le gouvernement de Varsovie à renforcer sa protection. De 1997 à 2001, l'Union Européenne a ainsi versé 55 millions d'euros pour aider Varsovie à la moderniser et depuis 2002 les quinze ont pris à leur charge 10 % de sa surveillance. Mieux, les Etats-membres lors du sommet de Copenhague en 2002 ont alloué à la Pologne 280 millions d'euros qu'elle doit utiliser à compter de mai 2004, et ce jusqu'en 2006, dans la lutte contre l'immigration clandestine. « 21 nouveaux postes frontières verront le jour dès l'année prochaine, et à l'horizon 2006, 5200 gardiens supplémentaires seront affectés principalement à la frontière orientale » explique le commandant en chef du quartier général des gardes- frontières de Varsovie, le général Josef Klimowicz. Les moyens de lutte contre l'immigration clandestine sont ultrasophistiqués : caméras thermiques permettant de détecter les mouvements dans le noir sur un rayon de 20 kilomètres, hélicoptères, scooters des neiges… Cette modernisation des équipements a permis l'arrestation en 2003, sur la ligne verte près de Medyka, de 16 organisateurs de filières clandestines. Un succès pour les gardes-frontières.

Du côté des O.N.G, les conséquences de cette politique sécuritaire résonnent différemment. Amnesty International dénonce « une pression européenne qui conduit au démantèlement du droit d'asile » et s'insurge contre la loi du 10 septembre 2003. Depuis l'entrée en vigueur de cette mesure, tout clandestin qui fait une demande d'obtention du statut de réfugié est conduit dans un centre de détention, véritable prison d'où, contrairement à Debak, il ne peut sortir. C'est le cas de Bai Ali, 26 ans, qui a fui la Tchétchénie pour rejoindre sa famille réfugiée à Lublin (Pologne). Ignorant qu'il lui fallait un visa, il a été arrêté à la frontière et conduit dans le centre de détention de l'aéroport de Varsovie. Il partage sa cellule avec deux compatriotes pendant 3 mois avant que les autorités décident de le transférer à Debak… ou de le déporter. Quand on lui demande son avis sur cette incarcération, Bai Ali, dans un haussement d'épaules répond : « Je préfère la prison en Pologne que la guerre à la maison ; de toute façon, le bonheur se paye et j'attendrai », puis, il continue sa partie d'échecs.

Autre problème, celui des visas rendus obligatoires depuis la loi du 1er octobre 2003 pour les ressortissants de Kaliningrad, d'Ukraine, de Biélorussie et de Tchétchénie. Dans les deux premiers cas, le visa est gratuit, autrement il coûte 16 euros. « Nous avons pris cette décision sous la pression de Bruxelles pour protéger la future frontière européenne », explique le général Klimowicz . Et d'ajouter : « Cette loi n'a rien changé dans les faits, et les liens entre les Polonais et ces populations restent importants ». Trois mois après l'introduction de cette mesure, la réalité paraît contredire ce propos.

La corruption est devenue monnaie courante

Marché de Prezmyl à 10 kilomètres de Medyka : des étalages de fruits et légumes, deux stands de vêtements, des casseroles et des pantoufles par centaines. Bref, rien de très surprenant aux yeux du flâneur occidental. Pourtant, il y a quelques mois encore ce marché était une vraie caverne d'Ali Baba pour bourse dégarnie : vodka à 1 euro, DVD à 4 euros, pétrole et contrefaçons en tout genre. Aujourd'hui, il ne reste qu'une dizaine de vendeurs ukrainiens qui, comme Tatiana, vendent des cigarettes et de la vodka. La jeune femme est arrivée en août 2003, juste avant l'introduction des visas. Depuis, elle reste en Pologne et ne compte pas en repartir, résignée face à son nouveau statut… de clandestine : « Si je tente de refranchir la frontière, je serai conduite en prison ou déportée. Qui nourrira ma famille ? Certainement pas ceux qui nous ont imposé les visas. » Un membre de l'association des commerçants polonais confie que les ventes ont baissé de 50 % en deux mois sur le marché : « La situation est dramatique car tout le monde trouvait son compte dans ce business : les vendeurs ukrainiens pour lesquels ce commerce représentait bien souvent le seul moyen de subsistance, et les Polonais, les cigarettes coûtant trois fois moins cher que dans les tabacs du pays ».

Klawdia, une fermière du village de Sokotka, à 15 kilomètres de la frontière biélorusse s'inquiète aussi pour son avenir : « Les Biélorusses me vendaient du pétrole contre de la viande qui est ici meilleur marché et de bonne qualité. Tout cela est fini et notre région s'appauvrit encore un peu plus. De petites entreprises polonaises de textile ont dû fermer leurs portes car leurs principaux clients, des Biélorusses, ne passent plus la frontière : payer un visa 16 euros ne leur permet plus de faire un profit sur leurs ventes ».

Outre les dangers pour l'économie locale, le risque de voir augmenter le nombre de faux visas et, plus généralement, la corruption est bel et bien réel. Un vendeur ukrainien sur le marché de Prezmyl confie, alors que le visa ukrainien est gratuit selon la loi, s'être procuré le sien auprès d'une compagnie ukrainienne : « Si l'on veut pouvoir franchir la frontière pendant 6 mois, on paye 50 dollars, et 100 dollars pour un an ». De son côté, le commandant du poste frontière de Medyka, Boguslaw Slazyyk constate que la corruption est devenue monnaie courante devant l'ambassade polonaise en Ukraine : « Même si le visa est gratuit, l'attente pour l'obtenir reste très longue. Des policiers proposent aux personnes qui font la queue devant l'ambassade de les faire passer en premier contre des dollars ». La situation apparaît encore plus préoccupante pour les citoyens de Tchétchénie : ce visa représente un coût supplémentaire pour ces personnes qui payent déjà souvent leur voyage vers la liberté plusieurs centaines de dollars à des organisations mafieuses, et il est à craindre que les autorités russes refusent de leur délivrer ce document sous le moindre prétexte.

La Pologne restera une passoire

La fortification de la frontière orientale au détriment des besoins de protection de certaines populations sera-t-elle, à long terme, efficace en matière de lutte contre l'immigration clandestine ? Force est d'en douter. Des groupes de Tchétchènes, Vietnamiens, Afghans ou Irakiens tentent tous les jours de franchir illégalement la frontière orientale de la Pologne et tout laisse à penser qu'ils continueront à le faire après l'entrée de ce pays dans l'Union Européenne et cela, même si des méthodes dignes du fameux agent britannique 007 sont employées : « Il ne sera jamais possible de rendre cette frontière complètement étanche et la Pologne restera une passoire », confie un militaire sous couvert d'anonymat. Cette chasse aux clandestins apparaît d'autant plus inefficace que les fonds européens ne seront pas utilisés pour moderniser les centres de rétention.

À Debak, on ne montre que le supportable : la classe pour enfants, la bibliothèque, la télévision qui diffuse en boucle les Pokémons, symbole de l'autre monde, là, où, paraît-il, il fait bon vivre. Mais un réfugié afghan confie partager sa chambre avec six autres personnes ; seule Agatha sert d'interprète aux 240 Tchétchènes (80 % de la population du camp) et Isan, sri lankais, venu lui demander un énième renseignement administratif auquel la jeune femme ne sait que répondre, ne décolère pas : « l'Union Européenne nous a fait croire qu'elle soutenait les réfugiés. En réalité, elle ne fait rien pour nous. Personne ne connaît nos droits et j'ai l'impression d'être condamné à la prison à vie ».

Autre question en suspens : que se passera-t-il, dans les mois suivants l'entrée de la Pologne dans l'Union Européenne ? Jan Wegrzyn, directeur de l'Office chargé des étrangers auprès du Ministère de l'Intérieur ne croit pas au scénario catastrophe d'un afflux massif de clandestins dans le pays : « La Pologne ne sera jamais aussi attrayante que la France ou l'Italie et, de toute façon, notre frontière orientale est de mieux en mieux gardée ». Un optimisme loin d'être partagé par tous. Le commandant du centre de détention de l'aéroport de Varsovie, le capitaine Mariusz Marchlewicz craint que « la Pologne, qui n'est pour l'instant qu'un lieu de passage pour les immigrés illégaux, ne devienne une terre d'accueil. De plus en plus de clandestins voudront s'installer ici afin d'obtenir le statut de réfugié ».

La nuit tombe sur Debak et Anwar allume sa vingtième cigarette : « Cela m'aide à lutter contre le stress », commente laconiquement ce jeune Afghan de 17 ans. Anwar est arrivé il y a quatre jours de Chamouli, une ville du centre de l'Afghanistan. Son père, juge sous le régime des Talibans, est menacé de représailles depuis la chute du régime. Il a imploré son fils de prendre la fuite. Ce voyage, payé 15 000 dollars, devait le conduire à Londres mais le camion qui le transportait l'a fait descendre à Varsovie. « À Debak, j'ai peur pour ma vie. Hier, un homme a été agressé à coups de couteau car on en voulait à son argent. De toute façon, je suis venu en Pologne pour étudier ; si cela m'est impossible, je prendrai la fuite vers la France ou l'Angleterre ».

Anwar se lève d'un bond et, après avoir lancé plusieurs coups d'œil furtifs derrière lui, regagne la chambre qu'il partage avec trois autres garçons. Rhaled a retrouvé son banc. Les yeux dans le vague, il interroge un avenir plus que jamais incertain. À Debak, demain est un jour sans fin.

Par Sophie DEVILLER

Vignette : Pont de bois prêt du poste frontière de Medyka (Pologne). Photo libre de droits, attribution non requise.

---------------------------------------

QUELQUES DONNEES

-Frontière orientale terrestre : 1118 Km ( la plus longue de la future Europe élargie).
-Nombre d'arrestations en 2002 sur la frontière orientale : 579*
-Nombre d'arrestations en 2003 sur la frontière orientale : 887*
-Nombre de personnes demandant le statut de réfugié : 3882 (dont 2500 Tchétchènes)**

* source : Quartier général des gardes-frontières de Varsovie.
** chiffre du 1er janvier au 31 août 2003 / source : O.N.G : Action humanitaire polonaise.

244x78