Quand des Roms marginalisés en Bulgarie s’exilent en France

Marginalisés et en proie à une grande précarité, les Roms de Bulgarie tentent de quitter le pays depuis la période socialiste. Cette migration vers l’Ouest s’est poursuivie depuis, mais elle a évolué, optant notamment pour de nouvelles destinations.


La migration vers l’Ouest entamée par les Roms de Bulgarie durant la période socialiste s’est accrue après la reprise des mobilités d’Est en Ouest, notamment sous l’effet des crises économiques et financières postsocialistes. C’est avant tout la précarité que les partants cherchent aujourd’hui à fuir. La population Rom de Bulgarie, qui représentait officiellement près de 5 % de la population totale de Bulgarie en 2011 (dernier recensement officiel)[1], aspire massivement à quitter le pays et s’est exilée dans divers pays européens (Espagne, Allemagne, Belgique). La France, peu concernée par ce mouvement jusqu’à la fin des années 1990, est depuis devenue une destination recherchée.

Conditions de vie des Roms en Bulgarie

Si le système socialiste avait cherché à intégrer socialement la population rom de Bulgarie, cette dernière a connu une mise à l’écart progressive à partir de 1989. La détérioration de la situation socio-économique est en partie à l'origine de la montée des nationalismes, ainsi que du retour des pratiques et des traditions religieuses, majoritairement chrétiennes. Une grande partie de l’opinion publique s'est coalisée autour de ces valeurs avec, pour conséquence, la réémergence d'une stratification ethnique et religieuse qui a contribué à la marginalisation de la communauté rom dans son ensemble. Ce mouvement a été d’autant plus facilité que certains de ses éléments cumulent plusieurs « handicaps », amplifiant ainsi le rejet dont ils font l’objet: certains clans sont en effet à la fois de confession musulmane et locuteurs turcophones, ce qui n'incite pas la majorité de la société bulgare (slave, bulgarophone et de culture chrétienne) à faire preuve de solidarité à leur égard.

La ségrégation sociale, professionnelle et scolaire dont souffraient les Roms en Bulgarie depuis le début de la transition s'est particulièrement intensifiée avec la crise financière de l'hiver 1996/1997. Ceci a conduit à un phénomène de marginalisation quasi systématique des intéressés qui, pour subsister, ont migré massivement en Europe de l’Ouest.

Choix d'implantation et têtes de pont en France

La France est une destination récente pour les membres de cette communauté. C’est entre 1993 et 1994 qu’y ont été identifiés les « pionniers ». Si les mobilités roms en France se sont développées dès la fin des années 1990, il s’agissait au départ surtout de jeunes femmes isolées et de leurs proxénètes. Puis les arrivées se sont multipliées au cours des années 2000, tout en prenant un caractère différent, plus familial. Au début de 2013, 2 000 ressortissants bulgares d’ethnie rom vivaient en France, selon les données de l’ambassade de la République de Bulgarie à Paris[2]. Depuis, les principaux observateurs de cette présence (travailleurs sociaux et humanitaires, militants associatifs, communauté d’expatriés bulgares) n’ont pas noté de diminution de cette présence, bien au contraire. Il semble donc probable qu’elle rassemble actuellement entre 2 000 et 3 000 individus.

En France, cette population se concentre dans et autour de certaines localités, où elle a trouvé le moyen de s’installer durablement: Bobigny, Montreuil, Bagnolet, Noisy-le-Sec, 12e arrondissement de Paris, communauté urbaine de Bordeaux, Limoges, Toulouse et Lyon[3]. L'une des têtes de pont les plus anciennes est celle de l'Est parisien. À la suite de la libéralisation du régime des visas européens pour les ressortissants bulgares (2001), une dizaine d’hommes de Malčo Malčev, le quartier rom de Tărgovište, sont arrivés par bus à la gare routière internationale de Paris-Gallieni. À la recherche d'un logement, ils se sont établis allée des Grands Champs à Bagnolet, avant d'investir le Château de l’Étang dans la même commune. Quelques évacuations et diagnostics sociaux plus tard, certains bénéficient désormais de logements sociaux, alors que d'autres peuplent toujours des bidonvilles à Montreuil et à Bobigny. L'autre point notable d'implantation francilienne est le bois de Vincennes, où des Roms de Bjala (région de Ruse), d'abord installés à Montreuil, ont cru pouvoir s’établir librement. La pollution générée par certaines de leurs activités (comme la récupération de matériaux) compromettant le label écologique des lieux, ils sont régulièrement chassés de leurs campements. Bien sûr, à peine expulsés, ils reconstruisent d’autres abris un peu plus loin et s’y réinstallent.

Le principal point de débarquement provincial est l'agglomération bordelaise où, à la suite de prostituées roms, des familles originaires de Peštera (région de Pazardžik) se sont établies en nombre au milieu des années 2000. Les campements, de même que leur peuplement, n'ont cessé de se développer jusqu'au milieu des années 2010, et on estime actuellement que 500 à 800 individus sont présents sur la communauté urbaine de Bordeaux. Par comparaison, la population rom bulgare sur l’agglomération toulousaine, elle, avoisine les 300 personnes.

Une présence visible

Dès leur arrivée en France, les premiers hommes isolés se sont installés en petits groupes dans des immeubles provisoirement inoccupés ou dans des abris de fortune (tentes, cabanes). La formation de squats et de bidonvilles les a rendus visibles aux yeux des riverains, alors que jusque-là ces précaires étaient habitués à une certaine invisibilité sociale. À cela s’ajoutent les effets de la couverture journalistique des procès pour proxénétisme aggravé impliquant des Roms bulgares (Toulouse, Bordeaux). Ces coups de projecteur ont contribué à diffuser une image encore plus négative de cette communauté.

Afin d’assurer leur propre survie et celle de leur famille, les primo-migrants ont exercé des activités variées. Si les premières vagues d’arrivées, composées de jeunes femmes «travailleuses du sexe», impliquaient des organisations criminelles bulgares (originaires de Kjustendil, puis Peštera, Pazardžik), au cours des années 2000 la migration a pris un caractère plus familial. La prostitution de rue rom s’est alors « normalisée » : elle est devenue une activité économique de survie, principalement exercée par les femmes et de manière plus anecdotique par de jeunes hommes (Bordeaux). C’est ainsi que des femmes de la même famille se prostituaient souvent ensemble au bord des routes. De nombreux Roms recourent également à la mendicité pour vivre, même si les dons récoltés sont faibles. Comme la précédente, cette activité a été à l'origine de tensions avec les forces de l'ordre, notamment lors de l’entrée en vigueur des arrêtés anti-mendicité. Enfin, les autorités ont été alertées à la suite de la multiplication des dépôts de matériaux de récupération recueillis par certains de ces migrants, leur stockage entraînant la pollution des terrains utilisés. D’autres activités auxquelles s’adonnent ces minorités, notamment dans les secteurs du bâtiment et de la restauration, non déclarées et pratiquées avec discrétion, leur permettent en revanche de renouer avec une forme d'invisibilité sociale.

Entre soutien et marginalisation

Cette migration rom a engendré des réactions contrastées de la part de la société civile. Par les formes qu’elle a prises, cette présence a attiré l’attention des autorités et des médias. En créant des bidonvilles ou des dépôts à ciel ouvert de matériel de récupération et en investissant des immeubles désaffectés ou inoccupés, les arrivants ont modifié la cosmétique urbaine. Ce faisant, les intéressés se sont aliénés une partie de l’opinion publique, dont le mécontentement est remonté jusqu’à certains de leurs élus. Ménageant cet électorat, les autorités ont privilégié le recours à l'outil répressif à partir de 2002. Elles ont multiplié les mesures de police spatiale (évacuation de squats et de campements illégaux) et d’éloignement. Ainsi, on a pu observer un accroissement notable du nombre d’ordres de quitter le territoire français, de raccompagnements et de « retours humanitaires » visant les Roms bulgares. En 2007, 468 reconduites (sur près de 23 196 réalisées en métropole) ont concerné des ressortissants bulgares[4]. La multiplication et la répétition de ces expulsions ont largement entravé l'intégration sociale de la communauté rom et la scolarisation de ses enfants. Un phénomène de « remarginalisation » est donc à l’œuvre.

Dans le même temps, plusieurs acteurs sociaux ont apporté leur soutien à ces migrants et ont facilité par leur action leur installation durable en France. En Île-de-France et dans le Bordelais, plusieurs collectifs se sont mobilisés en réaction aux expulsions et ont ainsi obtenu de la part des autorités des solutions d'hébergement. Les lanceurs d’alerte sont habituellement les enseignants des enfants roms hébergés dans les squats ou les campements menacés. Leurs appels sont ensuite relayés par le Réseau Éducation sans frontières (RESF). D’autres acteurs interviennent auprès des migrants roms bulgares grâce à des médiateurs culturels, des travailleurs sociaux ou du personnel soignant: il peut s’agir d’organisations humanitaires (comme Médecins du Monde), de militants (en particulier Droit au Logement) ou d’associations d’assistance aux précaires (celle de Charonne à Paris, ou le Comité d’étude et d'information sur la drogue à Bordeaux). Certains d’entre eux aident les migrants à réaliser leurs démarches administratives, à apprendre la langue française, etc. Ces solidarités ont parfois surpris les intéressés, peu habitués à de telles attentions.

En termes de politique publique, plusieurs familles roms ont pu bénéficier de dispositifs de lutte contre l'exclusion (mise en place d'un village insertion à Bagnolet en 2009, puis de maîtrises d’œuvre urbaines et sociales à Bagnolet en 2009 et 2011, dans la communauté urbaine de Bordeaux en 2009 ou à Toulouse en 2013). Elles ont ainsi obtenu des solutions d'hébergement durables (habitations à loyer modéré). C’est pourquoi sans doute nombre de ces migrants, préoccupés en particulier par l’avenir de leur enfants, cherchent désormais à s'établir définitivement en France, et ce malgré le maintien simultané des mesures de raccompagnement.

Notes :
[1] Cette population est sous-estimée, les Roms ayant tendance à ne pas donner leur appartenance ethnique lors des recensements officiels.
[2] «La Bulgarie salue une approche prometteuse de Paris concernant les Roms», AFP, 12 janvier 2013.
[3] Stéphan Altasserre, Les mobilités bulgares en Europe occidentale et plus particulièrement en France au cours de la période postcommuniste (1989-2012), Thèse de doctorat, université de Strasbourg, novembre 2013.
[4] Chiffres communiqués par le directeur de l’Agence nationale de l’accueil des étrangers et des migrations (ANAEM) en septembre 2008 (Rapport janvier 2007-juillet 2008, CNDH Romeurope).

Vignette : dans la région de Varna (Photo libre de droits, pas d'attribution requise).

* Stéphan ALTASSERRE est Docteur en Études slaves, spécialiste des Balkans.

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