Quand l’État veille sur la moralité: la Russie sous la croix et la bannière

Alors que le fossé ne cesse de se creuser entre la Russie et les pays occidentaux, la Russie se veut désormais garante de la morale et légifère à tour de bras pour protéger sa population contre la décadence de l’Ouest.


Montrée du doigt par les démocraties occidentales, la Russie endosse avec bravoure le rôle d’« enfant terrible » du monde moderne et ne cherche pas le rapprochement. La nouvelle doctrine idéologique –« La Russie n’est pas l’Europe »– proclame la supériorité des valeurs morales russes sur celles de l’Occident, libérales et, par conséquent, décadentes et destructrices. En septembre 2013, la déclaration du Président Vladimir Poutine différenciant la Russie de l’Europe qui « renonce à ses racines, à son idéologie traditionnelle, culturelle et religieuse, et même sexuelle »[1] a inauguré une vague législative visant à établir de nouvelles normes touchant aux sphères les plus intimes des citoyens russes. Des projets de lois les plus fantasques –interdiction des tatouages au bas du dos des femmes, du port de sous-vêtements en dentelle[2] ou de talons-aiguilles– ont été discutés et, pour certains, ont vu le jour.

Un nouveau rideau de fer pour occulter la vue sur les chambres à coucher ?

En décembre 2012, l’adresse du Président à l’Assemblée fédérale[3] a marqué les esprits, à commencer par ceux des interprètes qui ont peiné à traduire le nouveau concept prônant le renforcement par l’État des liens spirituels appelés à cimenter la nation et à cristalliser l’identité nationale. Tout en affirmant la croissante confrontation entre Russie et Occident sur les plans politique et idéologique, V. Poutine a exhorté la nation à se réapproprier « la miséricorde, la sympathie et la compassion, le soutien et l'entraide ». Pour désigner ces valeurs traditionnelles, Poutine a sorti des profondeurs dictionnairiques le mot « skrepa » lequel, si difficile à traduire sans perdre son arome archaïque, renvoie aux idées d’« ancrage », d’« attache », de « tirant ». Devenu la risée des opposants et un «mème» dans la blogosphère russe, ce mot désigne désormais dans tout discours officiel le renouveau de la morale nationale.

S’il était encore difficile, en 2012, d’identifier les institutions jugées dignes d’incarner « les valeurs traditionnelles et [ayant] fait preuve de leur capacité à les transmettre de génération en génération », le dessein présidentiel est devenu plus limpide à mesure que la confrontation avec les pays occidentaux a pris de l’ampleur et que les rhétoriques accusatoires se sont mises à pleuvoir des deux côtés. La nomenklatura russe soulève de plus en plus souvent la thèse de la supériorité morale de la Russie sur une société occidentale décadente, victime et otage d’une politique libérale outrancière et d’un «politiquement correct» qui sape ses fondements moraux.

En septembre 2013, V. Poutine a porté un nouveau coup à ses adversaires occidentaux, lorsqu’il a déclaré depuis la tribune du Club Valdaï, devant un parterre d’experts et hommes politiques étrangers : « Un autre défi important pour l’identité de la Russie est lié aux événements qui ont lieu dans le monde. Cela concerne les politiques étrangères et les valeurs morales. Nous voyons que beaucoup de pays euro-atlantiques sont en train de rejeter leurs racines, dont les valeurs chrétiennes qui constituent la base de la civilisation occidentale. Ils sont en train de renier les principes moraux et leur identité traditionnelle : nationale, culturelle, religieuse et même sexuelle. Ils mettent en place des politiques qui placent à égalité des familles nombreuses avec des familles homoparentales, la foi en Dieu est égale à la foi en Satan. »[4]

L’Église contre le chaos

Voilà prononcés les mots-clés de la lutte ultime du bien contre le mal! L’État russe en mode croisade s’apprête à défendre ses valeurs millénaires, spirituelles et morales. Quelle institution est la mieux à même de les incarner et d’être le guide moral d’une nation désarçonnée par des décennies de totalitarisme soviétique et par l’influence délétère de l’étranger ? C’est à l’Église orthodoxe qu’incombe, avec l’aval du Kremlin, de faire émerger la nouvelle doctrine de la moralisation de la société et d’inspirer le législateur.

Le Président russe assume le conservatisme de sa politique vis-à-vis de la moralité des citoyens et de leur vie privée, présentant cette fidélité à des normes strictes comme une garantie contre le chaos du monde moderne. Il s’appuie sur les enseignements du philosophe Nicolas Berdiaev, défenseur de l’orthodoxie. Les interdits conservateurs ne servent pas à « empêcher le déplacement vers l’avant et vers le haut, mais à empêcher le déplacement vers l’arrière et vers le bas, vers l’obscurité chaotique et le retour à l’état primitif »[5]. Ainsi investie du rôle de guide spirituel, l’Église orthodoxe se veut dépositaire quasi-officielle de l’identité et de l’âme russes. Le Concile mondial populaire russe qui s’est tenu à Moscou en novembre 2014 a d’ailleurs adopté une définition de l’appartenance à la nationalité russe dont la condition sine qua non est, entre autres, la reconnaissance de l’orthodoxie en tant que fondement de la culture spirituelle de la nation[6].

Elena Mizoulina, passionaria de la famille

Lorsque le chef de l’exécutif annonce la couleur de la nouvelle doctrine nationale dans son adresse à l’Assemblée fédérale en décembre 2012, la machine du législatif s’emballe au quart de tour. Les projets des lois visant à l’amélioration des mœurs pleuvent. Dès 2013, le législateur s’attaque à la « promotion des relations sexuelles non traditionnelles auprès des mineurs », provoquant un tollé parmi les opposants au régime et les défenseurs des droits de l’homme. La même année, la Douma adopte une loi interdisant toute publicité de l’avortement.

C’est alors que monte en puissance la voix d’Elena Mizoulina, présidente du Comité pour les affaires de la famille, des femmes et des enfants auprès de la Douma. Connue pour ses positions conservatrices sur les questions d’avortement ou d’homosexualité, elle a soumis à la Douma une proposition d’amendement à la Constitution afin d’entériner l’orthodoxie comme base de l’identité nationale et culturelle. Coauteur du texte de la loi sur la «propagande» homosexuelle, elle affirme que les relations sexuelles traditionnelles ne peuvent intervenir qu’entre un homme et une femme, ajoutant que ces relations doivent en outre être protégées par le gouvernement[7].

Les textes législatifs émanant du prolifique Comité traduisent fidèlement l’esprit doctrinal de la renaissance spirituelle et morale de la nation. Ainsi en va-t-il du programme gouvernemental intitulé Conception de la politique familiale d’État à horizon 2025[8]. En accordant une place particulière à l’Église, il se conforme aux plans d’« évangélisation » de la vie privée. Ce curieux document ne laisse pas de doute sur la perspective des mariages homosexuels en Russie : ils n’y ont aucun avenir et la famille résulte d’une union entre homme et femme.

Le document précise qu’une «famille idéale» abrite plusieurs générations sous le même toit, ce qui n’est pas une réponse à la pénurie de logements mais un choix délibéré qui lie des générations entre elles. Le nouveau modèle prôné doit comprendre, idéalement, trois enfants nés au sein d’un mariage. Dernière circonstance qui n’a rien d’anodin : tout en se gardant d’interdire le divorce, le concubinage, l’avortement ou la famille monoparentale, le texte suggère de faire de ces phénomènes l’objet de stigmatisation sociale et d’appliquer des mesures pécuniaires vis-à-vis de ces infractions morales. Ainsi, le texte préconise l’introduction d’une taxe spéciale sur le divorce. L’argent récolté serait notamment versé à un Fonds de pensions alimentaires qui profiterait aux enfants dont les pères sont défaillants. Enfin, bravant le principe constitutionnel de séparation de l’État et de l’Église, les auteurs du texte suggèrent d’égaliser mariage religieux (pour l’heure, pas officiellement reconnu) et mariage civil.

Comme c’est souvent le cas en Russie, la société a accueilli la perspective d’être réformée et guidée de la sorte avec stupéfaction mais calme. Aussi absurdes et préjudiciables soient-elles, les initiatives législatives provoquent rarement des protestations énergiques dans ce pays. En revanche, la cocasserie des propos des élus n’échappe pas aux électeurs qui s’adonnent aux joies de la dérision. Et ils ont de quoi faire! Coutumière des déclarations provocatrices et obscurantistes, Elena Mizoulina s’attaque tantôt à Wikipedia qui serait soutenu, selon elle, par un « lobby pédophile », tantôt à l’IPhone, outil infernal de la propagation de la pornographie, quand elle ne propose pas d’introduire le contrôle obligatoire d’identité pour les usagers d’internet… La société riposte avec ses moyens : des internautes ont ainsi récemment lancé une pétition en ligne dans le but de saisir le ministère de la Santé, invité à effectuer un contrôle de la santé mentale de la députée qui « propose des projets de loi de plus en plus absurdes ». La pétition a déjà recueilli quelque 100 000 signatures.

Notes :
[1] Réunion du Club Valdaï, Site de la Présidence, 19 septembre 2013.
[2] Sur cette question voir, dans le même dossier, l'article de Céline Bayou, "Russie: La lingerie fine sous l'oeil des politiques", Regard sur l'Est, 2 avril 2015.
[3] Adresse du Président à l’Assemblée fédérale, Site de la Présidence, 12 décembre 2012.
[4] Réunion du Club Valdaï, Site de la Présidence, 19 septembre 2013.
[5] Adresse du Président à l’Assemblée fédérale, le 12 décembre 2013. Pour aller plus loin, voir notamment Michel Eltchaninoff, Dans la tête de Vladimir Poutine, Solin/Actes Sud, Arles, 2015, 171 p.
[6] Vsemirnyï Rousskiï Narodnyï Sobor.
[7] Députée à la Douma et membre du parti Russie juste, Elena Mizoulina est actuellement sous le coup des sanctions financières et des restrictions à l’entrée sur le territoire de l’Union européenne, des États-Unis, du Canada et du Japon. Ses opposants aiment à noter sarcastiquement que son fils ne peut malheureusement pas profiter de l’ardeur législative de sa mère, puisqu’il vit en Belgique, après avoir étudié aux États-Unis.
[8] Conception de la politique familiale d’État à l’horizon 2025.

Vignette : Site de la Présidence de Russie (www.kremlin.ru).

* Evguénia KOROTKOVA est spécialiste en communication stratégique, l’auteure exerce son activité professionnelle au sein d’établissements internationaux et s’attelle aux missions dans le domaine des affaires publiques et des relations institutionnelles.

 

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