Réforme sucrière de l’UE : la filière lettone en sursis ?

Pays réputé favorable à une ouverture et à un libéralisme perçus comme garants de la compétitivité de l’UE, la Lettonie est aujourd’hui confrontée à une véritable mise à l’épreuve : son industrie sucrière, qui lui assure auto-suffisance, paraît menacée par la réforme engagée par Bruxelles. Portrait d’un secteur mis à mal par la mondialisation telle que vécue par l’Union européenne…


Cukurs JelgavasLes deux raffineries de sucre du pays, Jelgavas Cukurfabrika et Liepajas Cukurfabrika, et les quelque 600 betteraviers de Lettonie se demandent s’ils survivront à la réforme de la filière européenne. D’autant que la coopération mutuelle ne semble pas plus de mise que celle avec des autorités dont la marge de manœuvre est très réduite. Le Premier ministre letton, Aigars Kalvitis, a bien appelé, en septembre 2006, les deux sucreries à chercher des investisseurs européens dans les grands groupes qui devraient seuls résister à la réforme. Mais il y a urgence, et la concurrence que se livrent les deux raffineries ne simplifie pas la situation.

Une réforme inéluctable

On en parlait depuis près de quinze ans, mais c’est l’OMC qui a accéléré la mise en place de la réforme : suite à une plainte déposée en 2005 contre l’UE par le Brésil, l’Australie et la Thaïlande, l’Union a été condamnée à revoir le fonctionnement de la filière. Pour mettre fin au protectionnisme et à la concurrence déloyale qu’elle pratique, l’UE va s’ouvrir d’ici 2008, sans tarifs ni quotas, au sucre des pays les plus pauvres (PMA) et réduire ses subventions de 40 %.

Actuellement, l’UE est le deuxième producteur du monde, derrière le Brésil, et le prix du sucre en Europe est trois fois plus élevé que le cours mondial. Avec l’élargissement de 2004, ce sont 100 sucreries des nouveaux Etats membres (dont 76 situées en Pologne) qui sont venues s’ajouter aux 135 que comptait l’UE-15. La Lettonie, elle, est à l’origine de 0,38 % du sucre produit dans l’UE-25.

En juin 2005, la Commissaire européenne en charge de l’Agriculture et du développement rural, Mariann Fischer Boel, a présenté devant le Parlement européen la réforme sucrière comme une nécessité pour sauver la branche à long terme, même si les choix opérés sont lourds de conséquences pour certaines régions. La Commissaire énonçait alors l’indispensable adaptation aux lois du marché, la réduction des excédents et les mesures de fermeture ou de conversion des sites de production les moins rentables. Le tableau dressé était clair : l’avenir de la filière européenne est celui d’une concentration sur les zones les mieux armées pour affronter la concurrence mondiale (la France et l’Allemagne n’étant pas les moins bien placées). Les opposants à la réforme n’ont pas manqué de noter que les aides iraient essentiellement aux betteraviers qui évoluent déjà dans un marché concurrentiel et que la réforme fait fi de la situation des nouveaux Etats membres [1].

Les principaux points de la réforme ont été actés lors du Conseil européen agricole du 24 novembre 2005. Puis le Conseil de l’Europe l’a approuvée dans son ensemble le 20 février 2006 et elle est entrée en vigueur le 1er juillet suivant. Elle prévoit notamment la baisse du prix du sucre sur quatre ans, compensée par une aide découplée à hauteur de 64,2 %, l’idée étant de faire sortir du secteur les producteurs les moins performants. Ce projet, pour certains pays comme la Lettonie, a pu sonner comme une sentence : ils y voient la disparition pure et simple de leur production betteravière. La réforme s’accompagne en outre de la création d’un fonds de restructuration [2] qui accompagnera la cessation d’activités de certaines unités de production, sur la base du volontariat. Des quotas revus à la baisse sont attribués à chaque pays, dix Etats ayant pu bénéficier d’une «rallonge» de 10.000 tonnes par an. La Lettonie est de ceux-là. Le fonds, qui doit agir durant quatre ans, promet une aide de 730 euros par tonne de quota libéré, produit ou pas, en 2006/2008, puis de 625 euros par tonnes en 2008/2009 et 520 euros en 2009/2010. Par ailleurs, une aide supplémentaire, versée par tonne de quota libéré, est prévue afin de financer la diversification des régions touchées par cette restructuration : elle est de 109,5 euros par tonne de quota libéré en 2006/2008, de 93,8 euros en 2008/2009 et de 78 euros en 2009/2010. La «masse de manœuvre» qui permet à un Etat membre de transférer une part de quota d’une entreprise à l’autre est portée de 10 à 25 %.

Un oligopole letton non coopératif

Jelgavas Cukurfabrika, la plus grande raffinerie du pays, est située en Zemgale, région où sont effectués 95 % des récoltes de betteraves à sucre du pays. En 2005, la sucrerie a produit 47.000 tonnes, quasiment exclusivement pour le marché intérieur. Détenue à 35 % par la compagnie britannique ED&F Man Sugar Ltd, Jelgavas Cukurfabrika est, depuis 2003, le distributeur de Danisco (Danemark) en Lettonie. Liepajas Cukurfabrika, elle, a produit en 2005 un peu moins de 20.000 tonnes de sucre. L’adhésion du pays à l’UE en mai 2004 a été un coup dur pour la filière sucre, qui doit depuis faire face à un flot d’importations à plus bas prix.

En situation d’oligopole, les deux raffineries se font traditionnellement concurrence : en mars 2005, le directeur général de Liepajas Cukurfabrika, Valija Zabe [3], déclarait que la décision du gouvernement de réduire les quotas de production de la sucrerie n’était qu’une mesure politique destinée à la mettre en faillite : V. Zabe notait alors que la raffinerie de Jelgava, alors assidûment courtisée par Danisco, bénéficiait du soutien du gouvernement qui, dans un contexte de tensions européennes sur le sucre, aurait selon elle tenté de réduire les quotas de l’une pour les transférer vers l’autre et la rendre la plus attractive possible à un investisseur. Le gouvernement rétorquait alors que cette réduction de quotas était simplement liée au fait que la sucrerie n’avait pas respecté ses engagements auprès de tous, faisant allusion au désaccord qui avait opposé la raffinerie à son principal fournisseur sur la question des prix. Au même moment quasiment, les autorités lettones s’opposaient également à Jelgavas Cukurfabrika, accusée d’avoir pollué par ses rejets intempestifs la rivière Lielupe. Mise en cause par les autorités qui lui ont reproché de ne pas respecter les normes environnementales, la raffinerie a eu bien du mal à se défendre : brandissant la menace des conséquences sur toute la filière d’une fermeture provisoire de la sucrerie, sa direction s’est vu opposer une fin de non recevoir de la part du ministère de l’Agriculture, qui jugeait malvenu, pour une entreprise qui venait d’enregistrer des millions de lats de profit, de n’avoir pas pensé à approvisionner ses comptes à temps en vue de s’équiper correctement.

L’ultimatum européen

Les raffineries de sucre ont désormais le choix entre arrêter toute production afin de bénéficier des compensations en vue de reconversion, poursuivre leur activité sans se soucier des quotas ou la poursuivre en s’y conformant. Dans tous les cas, on s’en doute, la perte financière sera lourde.

Aux termes des dispositions européennes, les raffineries et les producteurs lettons pourraient se voir attribuer 48,2 millions d’euros de compensation si le pays s’engage à cesser la production de sucre. Or les responsables des deux raffineries et les agriculteurs, eux, arguent des 14,7 millions et 6 millions de lats qu’ils ont respectivement investis dans la filière depuis 2000, en grande partie pour se mettre en conformité avec les exigences européennes de production. Par ailleurs, les dispositions européennes précisent que, si une entreprise est prête à se réformer (à savoir interrompre totalement sa production de sucre et démonter au moins en partie ses équipements), elle doit alors fournir un dépôt de garantie de 120 % des compensations proposées par l’UE la première année. Cela signifie que Jelgavas Cukurfabrika devrait avancer 32,8 millions d’euros et Liepajas Cukurfabrika 19,5 pour démonter leurs équipements. Sans cela, elles ne bénéficieront pas des compensations européennes.

Les entreprises affirment ne pas avoir de telles sommes à dispositions ; théoriquement, l’Etat letton devrait être en mesure de garantir ces dépôts mais cela grèverait le budget, idée peu séduisante alors que le pays se prépare à rejoindre la zone euro. En juillet 2006, le ministre letton de l’Agriculture, Martins Roze, avait dénoncé les exigences de Bruxelles et envisagé la possibilité de porter plainte devant le tribunal des Communautés européennes. Le directeur général de Jelgavas Cukurfabrika, Janis Blumbergs, déclarait alors que cette démarche serait sans grand effet (essentiellement du fait des délais de traitement d’une telle plainte qui, quels que soient ses résultats, l’empêcheraient de répondre à l’urgence de la situation) mais qu’elle aurait au moins le mérite de montrer l’absurdité de telles règles. Finalement, le 22 août 2006, M. Roze a annoncé que le gouvernement renonçait à sa plainte. Les raffineries peuvent également choisir d’ignorer la réforme en cours : dès lors, l’accord passé entre le ministère de l’Agriculture et l’UE sur la réduction de quotas de 8,6 % (2006/2008) sera invalidé et il en coûtera respectivement 11,4 et 6,8 millions d’euros pour la sucrerie de Jelgava et celle de Liepaja.

Des quotas transférables

La dernière solution consiste donc à se conformer aux quotas imposés. C’est au début du printemps 2006 que les discussions ont été les plus âpres : Jelgavas Cukurfabrika a alors sérieusement envisagé de mettre fin à ses activités, afin de bénéficier des compensations européennes. Le 10 mars, les actionnaires de la sucrerie, calculs à l’appui, ont annoncé leur décision : la réduction des quotas impliquait qu’en 2006 la société allait perdre au minimum 1,3 million d’euros. Dès lors, compte tenu du renchérissement du prix du gaz et de la pression sur les salaires, elle ne pourrait plus être rentable. En revanche, une fois fermée, l’entreprise recevrait entre 22 et 27 millions d’euros de compensations. M. Roze, lui, se disait alors peu favorable à cette fermeture qui entraînerait de grosses pertes d’emplois. Au même moment, certains médias évoquaient la mort annoncée de l’industrie sucrière du pays «sous le joug de l’UE», pouvant laisser craindre une réaction populaire anti-européenne [4]. Le directeur de la sucrerie, lui, se rangeait aux côté du ministre, jugeant hâtive la décision des actionnaires.

La direction de Liepajas Cukurfabrika, quant à elle, n’a pas traîné à annoncer que la raffinerie poursuivrait ses activités et… demandait la redistribution des quotas de la sucrerie concurrente à son profit. Ce qui signifiait, Bruxelles raisonnant en termes de pays et non d’unités de production, que la sucrerie de Jelgava allait perdre une partie de ses compensations. Le 28 mars, le directeur de Jelgavas Cukurfabrika invalida donc l’annonce de ses actionnaires, justifiant sa décision par la menace pesant sur elle du fait de la redistribution des quotas et les pressions de l’opinion publique : si les compensations se révélaient moindres que prévu, l’entreprise ne pourrait se lancer dans une nouvelle activité. Valija Zabe rappela que sa décision de poursuivre les activités se basait sur celle de la concurrente de les arrêter et nota que, du fait de la volte-face de la raffinerie de Jelgava, chaque sucrerie subirait donc une baisse de 8,6 % de ses quotas.

C’est en effet ce qui se passe cette année. Les revenus des deux sucreries vont en outre chuter cette année du fait de la baisse des prix du sucre, évaluée à 39 %. Martins Roze s’est félicité du maintien en activités des raffineries, y voyant un signal positif adressé aux producteurs de betteraves à sucre. Mais, pour que cette appréciation ne prenne pas valeur de déclaration de court terme (la Lettonie est en période électorale), encore faut-il que l’appel à investisseur européen de taille du Premier ministre trouve réponse rapidement. Peu optimiste mais prête à se battre, V. Zabe se refuse à tout pronostic de survie au-delà de la saison et évoque la possibilité de lancer Liepajas Cukurfabrika dans la production de bioéthanol. En attendant, la récolte vient de débuter en Lettonie, presque comme si de rien n’était : la presse précise que, malgré la sécheresse estivale, la teneur en sucre des betteraves est tout à fait satisfaisante.

 

Par Céline BAYOU

 

[1] Marco Riciputi, «Marché du sucre : la fin du protectionnisme», www.cafebabel.com, 30 juin 2006.
[2] www.agriculture.gouv.fr
[3] www.cee-foodindustry.com
[4] http://e-liepaja.net, 27 mars 2006.