«Regards de l’Est sur l’Union européenne» Compte-rendu de la table-ronde organisée par Regard sur l’Est

Le 9 mai 2011, Regard sur l’Est, l’ESSCA et la mairie d’Angers ont organisé conjointement, dans les locaux de l’ESSCA à Angers, une table-ronde autour du thème des « Regards de l’Est sur l’Union européenne ». Elle faisait suite au dossier éponyme, disponible intégralement en ligne sur notre site.


Cette conférence, présentée par Albrecht Sonntag (ESSCA), a été présidée par Céline Bayou (Regard sur l’Est).

A la suite des exposés des trois intervenants invités, la salle a pu poser des questions, dont nous présentons ici des extraits.

Vincent Henry : Hongrie, une présidence à contre-courant

Depuis le début de la présidence hongroise du Conseil européen, en janvier 2011, la Hongrie a été soupçonnée de s’éloigner des valeurs européennes. Qu’il s’agisse de l’adoption de la loi sur les médias, de l’instauration d’un régime fiscal moins favorable aux multinationales ou des slogans prônant un retour à l’indépendance nationale… les indicateurs sont nombreux qui ne laissent pas d’inquiéter les observateurs européens.

V. Henry s’interroge sur le parcours qui a pu mener cet ancien élève modèle de la transition économique, qui a réalisé tambour battant son passage d’une économie centralement planifiée à une économie de marché, à ce qui pourrait s’apparenter aujourd’hui à un repli. Il souligne que ce succès a son revers : les destructions massives d’emplois dans le secteur industriel ou les services publics ne sont pas sans conséquence sur la situation sociale et la Hongrie détient aujourd’hui le record du plus faible taux de fécondité en Europe. Les difficultés d’un pays endetté, dans lesquels, crise oblige, les crédits se sont raréfiés et qui a dû demander une aide de 20 milliards d’euros au FMI ont constitué un véritable choc. Dès lors, la situation politique s’est tendue, le gouvernement a été mis en cause et l’instabilité est à l’ordre du jour. On cherche des responsables et, parmi eux, sont notamment citées les banques, les multinationales et les autorités…

Certes, ces évolutions ne sont pas anodines et peuvent susciter quelques questionnements mais il convient de les replacer dans leur contexte. Il ne faut pas oublier que la loi sur les médias, par exemple, visait avant tout l’extrême droite (pour mémoire, jusqu’en 2010, aucune loi en Hongrie ne condamnait les propos négationnistes). De même, la question de l’identité nationale ne peut être comprise sans un retour sur l’histoire ; elle est récurrente en Hongrie depuis le tracé de ses frontières actuelles et revient sur le devant de la scène à chaque fois que le pays traverse une période difficile il n’est pas étonnant de voir Budapest utiliser les minorités maintenant que le pays est membre de l’Union européenne. Mais, au-delà d’un simple repli, on peut également voir dans la politique mise en œuvre par le Premier ministre V. Orban une stratégie pragmatique visant à prendre de court le Jobbik. Il ne faut pas non plus perdre de vue que les minorités hongroises des pays frontaliers ont toujours bénéficié d'une attention particulière de la part des gouvernements successifs.

Il n’en reste pas moins que les priorités affichées et défendues par la présidence hongroise de l’UE ont été on ne peut plus claires. Il s’est agi, notamment, de défendre l’idée d’une Europe « complétée », en soutenant le développement économique des pays voisins, en prônant le renforcement des élargissements et l’extension de l’espace Schengen. Finalement, cette présidence, qui provoque un certain malaise au sein de l’UE, reste paradoxale : elle se révèle à contretemps du reste de l’Union, maladroite sans doute également, mais se distingue par sa rationalité et traduit une véritable foi dans l’avenir de la construction européenne.

Irène Costelian : Roumanie, l’imaginaire national à l’épreuve de la réalité européenne

Pour I. Costelian, le regard porté par la Roumanie sur l’UE pourrait se résumer en trois thèmes qui, plus que des objectifs, ont vite constitué un véritable programme politique en soi : l’euroenthousiasme, la volonté d’une transition économique rapide et celle d’une transition politique radicale basée sur deux mythes, celui du sauveur étranger et celui de l’âge d’or. La Roumanie, à cet égard, constitue un cas typique de nouvel Etat membre dans lequel l’intégration européenne a dominé le débat politique pendant des années, jusqu’à l’adhésion en 2007. Mais qu’en reste-t-il aujourd’hui ?

Les deux mythes évoqués (le sauveur venu de l’étranger et l’âge d’or) ont servi à la construction de l’utopie postcommuniste. A longtemps prévalu l’idée qu’une fois la Roumanie membre de l’UE, l’état de bien-être économique serait instantané. L’UE a donc été perçue comme une réalisation de ce qu’on n’aurait pas obtenu auparavant, permettant par ailleurs de masquer un manque de projet politique réel.

Néanmoins, depuis 2007, la déception est grande, les promesses n’étant évidemment pas au rendez-vous. L’âge d’or n’étant pas advenu et l’impatience se faisant grande, on est passé du mythe du sauveur à celui de la conspiration (comme on a pu le constater récemment en Irlande ou avec la mort d’O. Ben Laden). L’imaginaire national, aujourd’hui, tend à entrer dans une phase de rejet de l’UE, perçue comme bourreau et oppresseur. Les conditions drastiques imposées par Bruxelles sont analysées comme une volonté d’asservissement d’un pays plus faible dont la dépendance ne cesse de s’accroître.

Actuellement, cette image de l’UE génère une société à deux vitesses, partagée entre les élites, pleinement intégrées dans le système européen, et la population qui se sent trahie et abusée par ces élites et par l’UE. Il serait temps de recréer un lien entre ces trois entités -élites, population, UE-, et sans doute l’Europe des régions serait-elle la mieux à même d’assurer le rôle de chainon manquant.

Sophie Tournon : Géorgie-UE, un jeu de dupes ?

Comme dans d’autres pays précédemment, en Géorgie l’Union européenne est perçue comme le Graal, justifiant depuis plusieurs années des réformes économiques et politiques importantes. Mais, aujourd’hui, la contrepartie de l’UE commence à être jugée très insuffisante.

La question sous-jacente est bien évidemment celle des intérêts de l’Union dans la région mais également celle du jeu d’influence auquel se livrent la Russie et les Etats-Unis. Officiellement, le but affiché de la présence communautaire en Géorgie est de soutenir les réformes, qu’elles soient politiques, économiques, judiciaires ou autres. Toutefois, cet Etat reste, pour Bruxelles, controversé, lointain et instable. Dès lors, on peut comprendre la politique de l’UE en Géorgie, au choix, comme une étape vers une intégration pleine et entière, à terme, ou bien comme une simple volonté de sécuriser les marges de l’Union. À Tbilissi, personne ne met en cause la «fatigue européenne», liés aux multiplies élargissements des années 2000 et l’on attend d’obtenir des signaux plus clairs et encourageants de la part de Bruxelles avant de s’engager plus avant dans le respect de recommandations européennes contraignantes. Certains, en Géorgie, vont plus loin, notant que le pays pourrait se passer de l’Europe et s’arrimer à d’autres ensembles.

La question reste ouverte, alors que les jeux d’influence viennent parasiter la relation entre Bruxelles et Tbilissi. On sait, par exemple, que la Russie, candidate à l’OMC depuis 1993, réalise un véritable parcours du combattant afin de s’approcher de son but. Or, la Géorgie est membre de l’OMC, au sein duquel elle détient un droit de veto. De son côté, la Géorgie réalise son propre parcours du combattant, vers l’UE. Si le moustique pique l’éléphant, c’est-à-dire si Tbilissi bloque l’entrée de Moscou dans l’OMC, alors la Russie pourrait bien répliquer en entravant plus encore le parcours géorgien vers l’Union. En revanche, si la Géorgie lâche du lest du côté de l’adhésion russe à l’OMC, la promesse d’une adhésion géorgienne à l’UE pourrait être faite.

Mais, finalement, on peut se demander s’il n’y a pas un malentendu entre Tbilissi et Bruxelles, concernant le contenu de leurs échanges. Les deux entités poursuivent-elles les mêmes objectifs ? Et qui est la dupe de qui dans ce jeu auquel prennent part des puissances extérieures, comme les Etats-Unis et la Russie ?

Echanges avec la salle

Question : Quel rapport peut-on établir entre la candidature de la Géorgie à l’UE et celle de la Turquie, voisine immédiate et candidate depuis plus longtemps ?
S. Tournon : Les tentatives de la Turquie sont très suivies par la Géorgie, mais la différence de taille entre ces deux aspirantes à l’UE sont, outre la question de leur position géographique, la proximité culturelle : il ne faut pas se cacher la vérité, les opposants à l’entrée de la Turquie le disent, la culture musulmane turque est un frein important. La Géorgie soutient néanmoins la candidature de la Turquie, qu’elle voit comme un précurseur, mais aussi comme une source d’espoir pour son développement économique, sa sortie de la sphère russe, etc. Or, pour l’UE, la Géorgie, comme tout le Caucase, reste une zone particulièrement instable en soi, et donne sur des frontières internationales elles aussi sources de nombre de problèmes.

Question : Concernant les étapes de la relation entre l’UE et la Roumanie évoquées par I. Costelian, quelle pourrait être la phase suivante, après celle de la conspiration ?
I. Costelian : Ces phases se superposent parfois. En 2011, le report de l’adhésion du pays à l’espace Schengen a renforcé l’image négative que la Roumanie pouvait avoir de l’UE mais a également posé la question de sa capacité à assurer ses frontières. Les trafics de drogue, la contrebande de cigarettes attestent des difficultés rencontrées par le pays en la matière. Pour le moment, la Roumanie se sent comme la «zone tampon» de l’UE sans pour autant être reconnue comme telle par les instances européennes. Ce report a eu des points positifs puisqu’il force la Roumanie à se regarder en face. Celle-ci a un peu cessé, du coup, de se regarder comme une victime de l’Occident. On a assisté à une modification en profondeur de la posture roumaine, qui dépasse le simple cadre discursif. L’intransigeance européenne place la Roumanie devant ses responsabilités en imposant ses conditions. Cela peut évidemment parfois provoquer des rébellions, comme celle d’un adolescent face aux mesures éducatives de ses parents, mais cela finira par passer. Le Portugal, l’Espagne, la Grèce… sont passés par les mêmes étapes.
V. Henry : La société roumaine est complexe, composée de strates sociales nombreuses. La principale faiblesse de ce pays est son administration défaillante et le manque de moyens mais le dynamisme européen est là. Une classe moyenne émerge, les gens voyagent davantage. La crise de 2008 a porté un coup d’arrêt à nombre de processus mais l’adhésion de 2007 continue de porter le développement économique. Le virus européen est solidement ancré en Roumanie, même si l’héritage reste difficile à porter.
I. Costelian : En outre, il faut souligner que le roumain, seule langue latine de l’Europe de l’Est, a joué un rôle important dans cette affirmation de l’européanité du pays.

Question : La notion d’identité européen a forcément changé avec le passage de 15 à 27 membres. Dans quelle mesure l’Europe de l’Ouest a-t-elle pris la mesure dette modification et l’identité européenne ne reste-t-elle pas une notion qui s’applique à l’UE-15 ?

V. Henry : Pour les pays d’Europe centrale et orientale, la notion d’identité européenne est importante. C’est même un aspect essentiel de l’appartenance à l’UE pour eux. L’entrée de la Roumanie dans l’UE a été une fête, de même que la suppression des visas pour les citoyens d’Albanie par exemple. Le risque serait d’arriver à une posture anti-UE (pour le moment, ils n’ont pas de sentiment anti-UE, même si on y entend parfois l’expression de ce sentiment). Ces pays perçoivent tous leurs dysfonctionnements comme autant de manifestations d’aspects considérés comme non européens.
I. Costelian : La Russie, pour ces pays, marque la frontière, le rejet. Mais il est vrai que le sentiment anti-occidental (plus qu’anti-européen) existe. Les Roms aussi se sentent Européens. On le trouve dans des expressions telles que « Vous, en Occident ! ». Mais, vu de Roumanie, l’identité européenne, on l’a déjà, elle est là !
S. Tournon : C’est une question d’Européens intégrés ! Les Européens non intégrés réfléchissent différemment et se positionnent par rapport à la Russie.
C. Bayou : La notion d’identité européenne paraît tout à fait opératoire dans les nouveaux Etats membres. Si on prend, par exemple, le cas des Etats baltes, lors de l’adhésion en 2004 ils ont posé la question de ce qu’ils allaient apporter à l’UE. Vaira Vike-Freiberga, alors Présidente de la Lettonie, a formulé une réponse très claire à cette interrogation, estimant que l’adhésion de son pays allait permettre à l’Union de retrouver en quelque sorte son identité véritable. Il y avait là l’idée que les Baltes allaient «réveiller» l’UE, lui apporter un nouveau dynamisme. Aujourd’hui, ces pays connaissent une certaine désilussion quant aux acquis communautaires et leurs critiques se concentrent sur la bureaucratie mais l’idée, historique et philosophique, d’identité européenne, est toujours très vivace.

Question : Les replis identitaires actuellement constatés dans nombre de pays européens, dans lesquels on observe une montée du nationalisme (Autriche, Pays-Bas, France, Finlande…) traduisent-ils une fracture entre les peuples de l’UE à 6 ou à 15 et Bruxelles ? Les citoyens semblent avoir quelques difficultés à entendre le discours de Bruxelles. Est-on sûr que ces citoyens souhaitaient ces élargissements à tout-va ? N’aurait-il pas fallu approfondir d’abord ?
I. Costelian : La création des identités nationales n’a qu’un siècle. Appartenir à l’UE revient à déléguer une partie de sa souveraineté. On s’interroge souvent sur le lien entre les citoyens et l’UE mais il ne faut pas oublier que, depuis le traité de Lisbonne, les citoyens peuvent impulser des démarches européennes. Il nous revient donc, à nous citoyens, de nous engager et de décider de ce que nous voulons faire de l’UE. En devenant actifs, on devient également acteurs participants à une UE à notre image.
V. Henry : Le grand drame de l’UE est peut-être, paradoxalement, qu’elle est un projet de paix ! L’UE n’a pas été pensée pour être un monstre technocratique !
S. Tournon : Certains pays d’Europe centrale et orientale non membres de l’UE craignent un désintérêt de celle-ci à l’égard des candidats, au profit de la rive sud de la Méditerranée. C’est un risque à prendre en compte.

 

Par Céline BAYOU

Photo vignette : © ESSCA