Regards tchèques sur l’ancien «grand frère» La fin de la « russophobie »?

A l’occasion d’un séminaire consacré aux prochaines échéances électorales en Russie, des hommes politiques et analystes tchèques ont livré leur vision de ce pays. Selon eux, la Russie n’est plus à craindre. La diplomatie tchèque et l’Union européenne doivent désormais la considérer comme un partenaire de premier plan.


Vladímir Špidla, Prague, 29 août 2011 © Lucile MarbeauVenant de Prague, l’appel à un partenariat fort entre l’Union européenne et la Russie a de quoi surprendre[1]. Depuis la chute de l’URSS, la République tchèque s’est positionnée du côté des pays méfiants à l’égard de l’ancien « grand frère » soviétique. Dans les années 1990, elle s’était résolument tournée vers les États-Unis et l’Union européenne. En 1999, elle faisait partie de la première vague d’adhésion de pays de l’ancien bloc soviétique à l’OTAN, avec la Hongrie et la Pologne.

Une diplomatie tchèque « schizophrène »

Lubomír Zaorálek, vice-président du Parlement tchèque (ČSSD - parti social-démocrate, opposition) rappelle que l’adhésion à l’OTAN ne visait pas uniquement à garantir la sécurité du pays contre un éventuel danger venant de Russie, mais également d’Allemagne. La République tchèque garde en effet la sinistre mémoire de son annexion par le régime nazi en 1939. La France, son alliée, et le Royaume-Uni avaient alors laissé faire Hitler. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la Tchécoslovaquie regardait donc avec méfiance cette Europe occidentale qui l’avait abandonnée aux Nazis. Son regard se tournait alors à la fois vers les États-Unis et vers l’URSS, jusqu’à ce que le Parti communiste tchécoslovaque prenne le pouvoir en 1948. L’écrasement du « Printemps de Prague »[2] par l’Armée rouge en 1968 a suscité un sentiment anti-russe très fort au sein de la population. Aujourd’hui, Lubomír Zaorálek appelle la diplomatie tchèque à se débarrasser de ses craintes : « Notre diplomatie est encore guidée par le sentiment qu’il faut garantir notre survie. Mais elle stagne dans des peurs obsolètes, car le monde a changé. Les risques d’hier ne sont plus ceux d’aujourd’hui ». Il invite à suivre l’exemple de la Pologne, qui développe depuis peu une politique étrangère qui lui permet de se rapprocher tant de la Russie que de l’Allemagne.

La position de ce député reflète celle de son parti. Le ČSSD soutient ainsi depuis longtemps l’abandon du projet d’installation de radars en République tchèque, liés au dispositif militaire de bouclier anti-missiles[3] promu par l’Administration Bush. D’autres organisations politiques tchèques, dont le parti au pouvoir ODS, voient au contraire dans ce projet la garantie d’une sécurité pérenne. La classe politique reste donc clivée dans sa position à l’égard d’une éventuelle menace russe. Au point d’avoir développé une « diplomatie schizophrène » selon Jàn Čarnogurský, ancien Premier ministre slovaque. « Si le Président Václav Klaus, très pro-américain dans les années 1990, a changé d’orientation et s’est décidé à ne plus promouvoir une politique anti-russe, le gouvernement, lui, continue de lancer des signaux contre le Kremlin », analyse-t-il. Un exemple édifiant: lors de la guerre éclair russo-géorgienne en 2008, le Président Václav Klaus soutenait la position russe et rejetait la responsabilité de la crise sur le président géorgien. Alors que son gouvernement appelait à l’organisation à Prague d’une conférence de donateurs pour aider la Géorgie ! La peur d’un expansionnisme russe continue donc à peser sur la gestion tchèque des dossiers internationaux et nationaux.

Élections russes : quels enjeux ?

Comment les Tchèques appréhendent-ils les échéances électorales russes à venir et un éventuel retour de l’ancien homme fort du Kremlin, Vladimir Poutine ?

La Russie entre en effet en campagne avec les élections législatives, prévues en décembre, suivies de la présidentielle, en mars. Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev maintiennent le suspense de leur candidature. Pour Vladímir Špidla, ancien Premier ministre tchèque (2002-2004), « les élections russes ne vont pas apporter de changement majeur. La domination de Russie Unie (le parti de Vladimir Poutine, ndlr) sera certainement confirmée à la Douma ». Selon lui, la candidature issue du tandem Poutine/Medvedev dépend de la seule décision de Vladimir Poutine.

Peter Pedrelli, économiste et conseiller sur les affaires internationales auprès du ČSSD, croit, lui, en une rivalité entre les deux hommes, « mais il est difficile de savoir jusqu’où elle s’étend. En tout cas, je ne pense pas qu’ils montreront de graves divergences devant l’opinion publique. Tout ça se décide en coulisses ». À l’Est, rien de nouveau ?


Salle du Parlement tchèque où se déroulait le séminaire Les élections en 2012 en Russie, en France et aux États-Unis et leurs conséquences, Prague, 29 août 2011. © Lucile Marbeau

Si les législatives semblent porter de faibles enjeux, il n’en va pas de même avec la présidentielle. Medvedev et Poutine représenteraient deux voies différentes. Selon Peter Pedrelli, l’électorat russe ne perçoit pas les deux hommes pareillement. « Si Medvedev parle à l’establishment libéral européen, son discours réformiste séduit moins les Russes », analyse-t-il. « Il y a chez les Russes la conviction que les changements sont pour le pire, comme l’a attestée l’ère Eltsine. La stabilité demeure leur principale préoccupation. Et pour eux, Poutine symbolise la stabilité ». L’économiste souligne également combien Poutine incarne la fierté recouvrée par les Russes après la difficile transition postsoviétique. L’actuel chef du gouvernement sait parler à cette fibre nationaliste. Jàn Čarnogurský, ancien vice-Premier ministre tchécoslovaque, traduit, lui, la différence entre les deux hommes en termes géopolitiques : « L’enjeu des élections est le suivant : la Russie va-t-elle rester dans une position d’« élève » à l’égard de l’Occident et continuer à adopter ses critères politiques et économiques ? Ou va-t-elle considérer l’Europe comme son premier partenaire, d’égal à égal ? ». Une haute personnalité politique russe lui a récemment confié : « Si, il y a une décennie, la Russie n’avait d’autre choix que de se tourner vers l’Europe, l’Asie représente aujourd’hui une autre alternative ». Selon Jàn Čarnogurský, si Medvedev est plus proche de l’alternative européenne, Poutine est ouvert aux deux voies.

Dmitri Medvedev ou Vladimir Poutine : le prochain Président pourrait donc symboliser un choix stratégique pour la Russie. Medvedev représenterait celui de l’Occident, tandis que Poutine serait, lui, enclin à profiter pleinement de la situation russe « d’État continent », un pied en Europe et l’autre en Asie.

La Russie, un partenaire économique et stratégique pour l’Europe ?

Dans ce contexte géopolitique, Lubomír Zaorálek appelle à un resserrement des liens entre l’Union européenne et la Russie aux niveaux économique et stratégique : « Nous avons besoin les uns des autres. Il est évident que l’Europe ne peut se passer d’inclure la Russie au niveau économique et sécuritaire. La Russie, elle, n’a pas d’avenir à long terme sans l’Union européenne. Son économie est trop dépendante de ses ressources naturelles et l’Europe peut l’aider à se moderniser ». Une dépendance que Vladímir Špidla, ancien Commissaire européen (2004-2009) qualifie même de faiblesse. « Nous faisons une erreur d’appréciation majeure à l’égard de la Russie: nous la regardons toujours comme une super-puissance potentielle alors que c’est un État relativement faible », affirme-t-il. Il souligne que le PIB russe n’est que deux fois supérieur à celui des Pays-Bas. Sa décroissance démographique la fera bientôt rejoindre la population de la Turquie. Les crises financières et économiques vont renforcer l’enjeu d’intégrer la Russie dans l’espace économique et stratégique européen.

« Les relations internationales se re-structurent. Les États-Unis et la Russie développent leurs relations. La France et l’Allemagne regardent désormais la Russie comme un acteur important de l’infrastructure économique et sécuritaire européenne », souligne Lubomír Zaorálek. Selon lui, la France a déjà mis fin au « tabou sécuritaire » avec la vente des navires de guerre de type Mistral à la Russie ou encore avec la collaboration de Thalès dans des projets militaires et aérospatiaux. Il relève également les rapprochements énergétiques avec l’Allemagne. RWE, la deuxième compagnie électrique allemande, a en effet ouvert en juillet dernier des négociations avec le géant énergétique russe Gazprom pour former des co-entreprises chargées de la gestion et de la construction de centrales électriques allemandes.

Mais les obstacles au développement d’un partenariat fort entre l’Union européenne et la Russie restent nombreux. Du côté russe, Lubomír Zaorálek critique « la stagnation en termes de multipartisme démocratique. C’est un véritable obstacle à son développement ». Côté européen, il note l’absence de position commune. « Les Européens sont divisés sur l’approche à avoir à l’égard de la Russie. Les relations bilatérales continuent à dominer. Mais il faut œuvrer à une position commune et la République tchèque pourrait y aider », estime-t-il.

En 1946 déjà, le président tchécoslovaque Edvard Beneš rêvait de voir son pays jouer le rôle de « pont entre l’Occident et la Russie ». La désillusion fut rapide, avec le « Coup de Prague »[4] en 1948, qui fit basculer le pays dans le camp soviétique. Après avoir cherché refuge auprès de l’Union européenne et des États-Unis, la République tchèque semble timidement rétablir des ponts avec la nouvelle Russie. Mais les craintes d’hier restent vivaces.

* Lucile MARBEAU est journaliste free-lance

Notes :
[1] Cet article est basé en partie sur les informations recueillies par l’auteure lors du séminaire Les élections en 2012 en Russie, en France et aux États-Unis et leurs conséquences, organisé par le think tank tchèque Fontes Rerum, le 29 août 2011, à Prague
[2] Le parti communiste tchécoslovaque avait lancé, en janvier 1968, son mouvement de réformes baptisé « socialisme à visage humain ». L’intervention des chars soviétiques, en août 1968, mit fin à cette expérience politique.
[3] Le projet américain de bouclier anti-missiles en Europe est une véritable saga. Promu par l’Administration Bush, il a déclenché la fureur de Moscou. En signe d’apaisement, Obama y renonce puis le relance en associant la Russie aux discussions. Selon des sondages, la majorité des Tchèques s’opposent à ce projet.
[4] Prise du pouvoir par la Parti communiste tchécoslovaque, en 1948, avec le soutien de l’URSS, mettant fin à la Troisième République tchécoslovaque.

Photo : Vladímir Špidla, Prague, 29 août 2011 © Lucile Marbeau