Rien de neuf au-delà du Terek?

Dans le discours russe ambiant, le tchétchène d'aujourd'hui ressemble beaucoup à celui d'hier : un sauvage sanguinaire. Ceux qui le tiennent se réfèrent volontiers à quelques passages de Pouchkine ou de Lermontov, faisant l'impasse sur l'envoûtement pour le Caucase qui traverse le reste de leur œuvre.


Automne 1999. Les Russes ont à nouveau franchi le Terek, cette rivière au cours "sauvage et haineux qui roule sur les rochers noirs en hurlant sa rage comme un fauve au désespoir"[1] et qui matérialise depuis Pouchkine, dans l'imaginaire russe, la frontière avec le territoire des bandits montagnards.

Mais si cette fois on enjambe le Terek, c'est comme au XIXème, pour "étouffer la canaille jusqu'à la racine"[2]. En effet, alors qu'ils s'étaient solidement établis dans les piémonts dès le début du XIXe siècle, les Russes ont dû batailler ferme pendant plus d'un demi-siècle pour s'assurer le contrôle de la montagne et "pacifier" les populations qui l'habitaient Pour Ermolov, sorte de proconsul au Caucase de 1816 à 1827, il fallait, au besoin, rivaliser en cruauté avec les montagnards: "je désire, écrivait-il, que mes paroles deviennent pour les peuples d'ici plus fatales que la mort [3]". Tsitianov, autre général russe devait, de son côté, dire un peu plus tard à un chef de guerre daghestanais : "sache que jusqu'à ce que tu deviennes le sujet loyal de mon tsar, je n'ai qu'un désir, celui de tremper mes bottes dans ton sang". De fait, Ermolov comme ses successeurs ont pratiqué une politique de répression totale par le fer et le feu.

La stratégie russe était d'étendre le réseau des forts et de plonger la région dans la famine : "il fallait imprimer à coup de baïonnettes l'impérialisme russe sur le front des montagnes du Caucase". Les moyens, dès lors, importaient peu. La littérature russe qui s'approprie le Caucase comme sujet à part entière au fur et à mesure des succès des armées du tsar fait, d'ailleurs, grand cas de la sauvagerie de ces peuplades encore insoumises. Pouchkine, lui-même, écrit dans ses impressions de voyage : "le poignard et le sabre font partie de leurs membres; l'enfant apprend à en faire usage avant de marcher. Le meurtre est pour eux un simple mouvement du corps. Il y a quelque temps on prit un de ces Tcherkesses [sens générique ici] qui sont en paix avec nous et qui avait tiré sur un soldat. Il s'excusa sur ce que son fusil avait besoin d'être déchargé.

Que voulez-vous faire avec un tel peuple [3] ?". Une pléiade de romans et de poèmes -aussi bien en Russie qu'en France- ont épuisé cette veine et cette esthétique du "Tcherkesse au couteau entre les dents et coupeur de têtes", sacrifiant ainsi à un orientalisme peu sophistiqué. Les histoires d'enlèvements de princesses ou de vendettas se succèdent les unes aux autres, un peu comme si tout devait fatalement finir au Caucase par un rapt ou dans le sang [4]. La fameuse berceuse cosaque de Lermontov : "[...]Vagues roulent, perles pleuvent,/Tout velu, tout noir /Un Tchétchène sort du fleuve/Tâte son poignard,/Mais ton père, ni Tchétchène/Ni démon ne craint/Dors mon bel enfant des plaines/Dors, ma fleur de lin [5]" est paradoxalement l'une des oeuvres 'caucasiennes' les plus emblématiques. Elle imprègne l'imaginaire russe et on la cite à tout-va en Russie pour définir le Tchétchène. Paradoxalement car, Lermontov est d'abord l'auteur de ces vers moins connus et lourds d'espoirs de fraternisation: "J'ai réfléchi -fauve être humain/Que veut-il donc ? Voici l'espace/Ici chacun a de la place/Mais sans arrêt toujours plus vain/Lui seul, il hait- Pourquoi ? Pour rien". Mais l'air de la berceuse est tenace et gageons que ceux qui martèlent jusqu'à plus soif la nécessité d'éradiquer les terroristes, les connaissent mais préfèrent pratiquer une lecture sélective de Pouchkine ou de Lermontov. Car s'ils ont tous deux contribué à enraciner le mythe du tchétchène assoiffé de sang, les mêmes ont aussi loué les traditions séculaires des montagnards, leur bravoure et leur amour de la liberté.

Le Parnasse caucasien

Il faut bien dire que l'assimilation laborieuse du Caucase eut un effet prodigieux sur l'imaginaire de toute la nouvelle génération d'écrivains et de poètes. Pour le grand critique Biélinsky, cette dernière allait découvrir sur les hauteurs inaccessibles du Caucase son Parnasse. "Notre guerre d'Alger, observait un Français à la fin du XIXe, si pareille pourtant à celle du Caucase n'a rien produit de semblable: il n'en est sorti que d'héroïques soldats [6]".

En Russie, il en va tout autrement. Grâce au "Prisonnier du Caucase" (1821) de Pouchkine, les yeux de la jeunesse se sont braqués sur le Kazbek. Vers 1830, on trouvait, ainsi, au Caucase parmi les officiers, beaucoup de jeunes aristocrates qui devaient soit faire oublier un duel (duels qui clairsemaient les rangs des armées du tsar presque aussi sûrement que les audacieuses embardées des Mourides de Chamyl) ; soit se faire pardonner leur comportement de carbonari. De nombreux décabristes furent ainsi exilés sur le front du Caucase, dans cette Sibérie tiède sur ordre du tsar. D'autres entendaient tout simplement, à l'image de Pétchorine, le héros de Lermontov, se divertir du mal du siècle, l'ennui qui suintait des soirées mondaines péterbourgeoises.

Pour certains, c'était un peu tout à la fois. Après tout, les danseuses lezghiennes de Chemakha valaient bien les midinettes effarouchées rencontrées lors des bals et les moeurs un peu frustes des Avars et des Tchétchènes venaient satisfaire des passions byroniennes. Le rituel était alors quasiment immuable. On regagnait son régiment sur la ligne, ce maillage de forteresses de redoutes construits le long du Terek ou de la Soundja en profitant de l'occasion (okazija), ce convoi d'infanterie auquel venaient s'adjoindre un canon et un parti considérable de cosaques et qui, deux fois par semaine, escortait voyageurs et dépêches gouvernementales sur la route militaire de Géorgie. Une fois arrivé, on prenait soin, si l'on venait à être pris sous un déluge de balles ennemies, d'affecter la plus stoïque indifférence et de ne pas courber la tête sous peine de passer immédiatement pour un pleutre.

Le temps passait le plus lentement du monde et insensiblement il arrivait que l'officier se rapproche du Tcherkesse; il devenait selon les critères de Lermontov un vrai Caucasien[7]. Autrement dit, il s'était épris de la vie simple et sauvage, "ignorant de l'histoire de la Russie, il s'est pris de passion pour les poétiques traditions de ce peuple guerrier ; il a pleinement compris les moeurs et les coutumes des montagnards, il baragouine le tatar, a adopté le sabre tcherkesse et la bourka est sa toge". Certes, la figure du Caucasien est plus romantique que réelle mais Griboïedov, Pouchkine et surtout Bestoujev-Marlinski et Lermontov furent un peu de ceux-là. Temporairement exilés au Caucase pour des histoires de duels ou pour leurs sympathies décabristes, ils ont secrètement envié le culte que les brigands des montagnes vouaient à la liberté.

Dans "Ammalat Bek" (1832), Marlinski décrit les atermoiements d'un jeune djighite qui hésite entre son amitié pour les Russes et son amour sans limite pour la liberté qui le pousse à rompre avec eux. Inutile de dire de quel côté se place Marlinski. Quelques années plus tard, Lermontov témoigne bien dans "Un héros de notre temps" des états d'âme de sa génération, celle d'après l'échec de décembre 1825, condamnée à l'inaction ou pire à un simulacre d'héroïsme et qui, dans une société étouffée par la surveillance constante de la police su tsar, découvre non seulement la sauvage beauté des à-pics du Caucase, du défilé du Daryal mais aussi la société rude et farouche des clans de montagnards qui jouissent d'une liberté quasi-anachronique. Les "deux seins glacés" de l'Elbrous, les "flancs topazes" du Kazbek symbolisent alors la liberté inaccessible et éternelle que ni la gloire des tsars ni leurs ambitions ne pourront jamais détruire.

Certes, il ne faut pas idéaliser la posture d'un Lermontov ou d'un Marlinski, tous deux ont continué à porter les armes contre les montagnards et à obéir comme n'importe quel soldat patriote. Lermontov était d'ailleurs d'avis que la Russie leur apportait la civilisation. Mais d'un autre côté, il ne pouvait s'empêcher de les respecter et d'éprouver de la sympathie pour leur cause. Aujourd'hui aux alentours du Terek, on est bien loin de cet état d'esprit. Comme l'observe Jean-Pierre Thibaudat, les jeunes soldats restent terrés dans leur block-post et l'armée russe de Poutine a perdu le sens du mot Caucasien, lequel est devenu plus que jamais péjoratif à Moscou [8].

Tolstoï et les atrocités de Tchétchénie

C'est finalement dans Hadji Mourat (1896-1904) de Tolstoï que l'on trouverait les mots les plus justes pour décrire la réalité contemporaine. Ce roman réécrit une dizaine de fois par un Tolstoï jamais satisfait constitue un bréviaire toujours valable des pratiques des soldats russes en Tchétchénie. Tolstoï raille, par exemple, les glorieux faits d'armes que se racontent entre eux les officiers et dans lesquels il est question de combats terminés à la pointe de la baïonnette: "Tout le monde savait et mieux que quiconque les officiers qui avaient pris part à la guerre du Caucase que nulle part et jamais n'avaient eu lieu ces mêlées homériques, de ces combats à la baïonnette (et si même une telle bataille arrive où l'on joue du sabre et de la baïonnette, c'est surtout aux fuyards que l'on taille des croupières) [9]". Les fuyards d'aujourd'hui n'ont guère meilleur sort. Tolstoï décrit aussi la cruauté de l'armée russe, les destructions inutiles, les aouls fumants et la réaction des Tchétchènes: "personne ne disait mot, n'extériorisait son mépris pour les Russes.

Le sentiment que tous les Tchétchènes éprouvaient du plus petit au plus grand, était du reste plus fort que du mépris. Ou plutôt ce n'était pas du mépris, c'était le refus de reconnaître à ces chiens de Russes la qualité d'êtres humains, c'était le dégoût qu'ils éprouvaient devant la folie avec laquelle cette expédition avait été conduite; et le désir d'exterminer ces maudits comme on extermine les rats devenait chez les Tchétchènes un sentiment aussi puissant que l'instinct de conservation [10]". Il n'est pas jusqu'à la désinformation qui ne soit pas de la vieille histoire.

Tolstoï raconte ainsi comment le commandant d'une redoute rend compte de la mort d'un soldat bêtement fauché par une balle d'un cavalier isolé avant même d'avoir pu charger son fusil: "le 23 novembre, deux compagnies du régiment de Koura sont sorties pour abattre des arbres. Vers midi, une importante formation de montagnards les attaqua à l'improviste. Le poste avancé céda mais la deuxième compagnie contre-attaqua à l'arme blanche et dispersa les montagnards. Cette rencontre nous coûta deux blessés légers et un tué. Les montagnards perdirent environ cent hommes [11]". Certains plis sont décidément têtus : il n'y a rien de bien nouveau au-delà du Terek.

 

Par Ertan KITAPCIYAN

[1] LERMONTOV, Mikhail, "Les dons du Terek".
[2] Rossiiskaja Gazeta, 17 septembre 1999, p. 1.
[3] KELLY, Laurence, "L'impérialisme russe au XIXème dans le Caucase et ses incidences sur l'œuvre et la personnalité de Griboïedov et de Lermontov" in Cahiers Léon Tolstoï, n°11, pp. 7-20.
[4] cf. notamment de MAISTRE, Xavier, Les prisonniers du Caucase, 1880 ou MERLIEUX, Edouard, Souvenirs d'une Française captive de Chamyl, Paris, E. Dentu, 1860.
[5] trad. Marina Tsvétaïeva, in LERMONTOV, Mikhail, Oeuvres poétiques, éd. de l'Age d'Homme, 1985, p. 45.
[6] DOUHAIRE, P, Les Russes au Caucase, 1859, 16 p.
[7] " Le Caucasien ", trad. Gustave Aucouturier in volume de la Pléiade, pp. 1127-1130.
[8] THIBAUDAT, Jean-Pierre, "Le Caucase, une fascination littéraire", in Libération, 29-30 janvier 2000.
[9] TOLSTOI, L., "Hadji Mourat" in Maître et Serviteur, Garnier-Flammarion, 1992, p. 329.
[10] ibidem, p. 402.
[11] ibidem, p. 342.