Roșia Montană: le cyanure de la Roumanie

Depuis quelques semaines, les Roumains sont dans la rue pour protester contre le projet de réouverture du site de Roșia Montană. La mine qui été fermée en 2006 recèle peut-être encore 1.600 tonnes d’argent et 300 tonnes d’or dont le procédé d'extraction repose sur l'utilisation de cyanure. Si ses activités reprennent, elle deviendra la plus grande mine à ciel ouvert d’Europe.


Roșia MontanăLe site tient son nom de la rivière Roșia qui la traverse. Rouge, la terre de cette région du nord-ouest de la Roumanie l’est, ce qui n’avait pas échappé aux Romains qui, très tôt, ont exploité son fer et son or. La ville a été créée à cette fin par l’empereur Trajan. Un entrelacs de 140km de tunnels souterrains traverse la zone et, à la surface, les vestiges archéologiques le disputent aux maisons des 18e et 19e siècles et aux musées (musée des Mineurs, monument des Héros roumains de la Première Guerre mondiale…). La vallée compte seize villages, dont quatre sont aujourd’hui concernés par le projet de concession minière à ciel ouvert, sur plus de 8.000 hectares.

La saga Roșia Montană

En 1995, Frank Timiş, homme d’affaires australo-roumain installé à Londres (il se verra décerné en 2012 le titre de Roumain le plus riche) fondait Gabriel Resources (GR) Australia. Il signa peu après un partenariat avec la compagnie minière roumaine d'État pour l’exploitation de métaux précieux à Roșia Montană. Un an plus tard, en butte avec ses créditeurs, F.Timiş fonda une nouvelle société éponyme sise cette fois à Jersey et reprend le contrat minier, dans lequel il détenait cette fois 80% des actions. Malgré les protestations de l’Agence roumaine des ressources minérales qui y voyait une atteinte aux intérêts de l'État, le Parlement roumain vota en faveur de ce contrat et, en 1997, la société roumaine Roșia Montană Gold Corporation (RMGC) fut créée. Elle obtiet en 1999 la licence d’exploitation de minerais de la région précédemment détenue par une compagnie publique roumaine. C’est à l’occasion de l’expiration de cette licence, en 2004, que les choses se sont compliquées pour F.Timiş. La demande déposée par RMGC ne reçut pas de réponse et, après une période d’exploitation réduite, l’entreprise dut suspendre ses activités en 2006, tout en accusant les autorités d’abus.

GR affirme aujourd'hui avoir l’intention de construire une mine de pointe, dotée des meilleures technologies, respectueuse des normes environnementales et soucieuse de préserver l’héritage culturel local[1]. Le site minier devrait comprendre quatre carrières et une usine pour le travail de l’or et de l’argent et un lac de décantation des substances chimiques –cyanurées car issues du processus d'extraction de l'or du minerai par réaction chimique. En août 2013, un projet de loi a été adopté par le gouvernement, adressé depuis au Parlement qui devrait se prononcer en novembre 2013. Se voulant rassurante, la ministre de l’Environnement, Rovana Plumb, a précisé que les termes de l’accord avaient été renégociés. La limite admise de concentration de cyanure dans le lac de décantation de la mine, notamment, a été réduite d’un tiers.

L’utilisation de cyanure pour l'extraction de l'or fait débat dans un pays qui, en 2000, a connu un désastre environnemental sans précédent, après qu’une grande quantité de cette substance ait été déversée, polluant plusieurs rivières et le Danube. Depuis, une directive européenne a été adoptée, limitant et encadrant l’usage et le stockage de cyanure dans les exploitations minières tandis que certains pays, comme l’Allemagne, la République tchèque ou la Hongrie ont totalement interdit l'emploi de cette substance. Ce n’est pas le cas en Roumanie.

Le cyanure comme facteur de division de la société roumaine

Contrairement aux affirmations du Monde[2], le Président Traian Băsescu lui-même s’est prononcé en faveur du projet d’exploitation. En 2011, il déclarait: «Quel pays doté d’une telle richesse ne chercherait à en profiter?» Et c'est bien sa démission, ainsi que celle du Premier ministre et du président du Sénat, que les milliers de participants au mouvement anti-Roșia Montană demandent. Leurs slogans sont sans équivoque: «À bas Băsescu, Ponta et Antonescu», «Băsescu Traian, traître au peuple», «Nous ne voulons pas de cyanure, nous ne voulons pas de dictature». Ils ne s’en tiennent pas là et revendiquent aussi l’interruption des programmes de mise en exploitation de nouvelles mines et d’extraction de gaz de schiste, ainsi que le respect de l’indépendance de la justice. Ils demandent que Roșia Montană soit inscrit sur la liste des sites protégés par l'UNESCO afin que soient préservés la nature et les vestiges romains. À supposer que cette demande aboutisse, l’expérience montre qu’il ne s’agit que d’un pis-aller qui au mieux permettra de retarder la poursuite des travaux. L’UNESCO n’est pas en mesure, en effet, de prononcer d'autres sanctions que la simple exclusion du monument ou site considéré de la liste du patrimoine mondial.

Depuis que le gouvernement s’est prononcé, en août 2013, en faveur du projet d'exploitation, plusieurs actions de protestation ont été organisées dans les principales villes roumaines ainsi qu’à Paris et Londres. L'Académie roumaine, l’Académie d'Études économiques et des personnalités étrangères ont rejoint le mouvement. Ce mouvement, qui regroupe tout au plus vingt mille personnes a été décrit par l’une des participantes, Clara Boboc, comme «une explosion sociale» ou, du moins, comme ses prémices. Le silence de l'immense majorité de la population du pays peut être interprété de différentes manières: désintérêt pour une cause nationale, amertume face à la corruption et aux mensonges. Mais il faut également compter avec ceux qui, dans la population, soutiennent la mise en exploitation de la mine et laissent faire le gouvernement. Parmi ceux-là, on peut compter les chômeurs qui y voient une chance. D’après Cătălin, un habitant de Roșia Montană, «toutes les personnes de bon sens sont pour la mine».

Le 15 septembre 2013, jour des grandes manifestations, le Premier ministre a choisi de se rendre à Roșia Montană pour discuter avec les trente-trois mineurs qui, depuis quelques jours, s’étaient enfermés dans un souterrain. Certains commentateurs ont vu dans la démarche du chef du gouvernement le choix de se préoccuper de l’emploi et d’écouter ceux qui en manquent. En effet, il y a été accueilli par plus de deux milles personnes qui scandaient «Nous voulons des mineurs à la maison et du pain sur la table». Ainsi, ce que ses promoteurs qualifient de projet industriel le plus complexe jamais réalisé en Roumanie[3] devrait générer, selon les économistes britanniques d’Oxford Policy Management, la création de plus de 2.300 emplois durant la phase de construction, et plus de 3.600 emplois directs et indirects à terme, c’est-à-dire d’ici une vingtaine années.

D’autres études sont dissonantes, concluant à la création d’emplois sur une période bien plus limitée mais, surtout, à la destruction de plus de 20.000 autres emplois dans les domaines de l’agriculture, du tourisme et du bois[4]. Quelle que soit l’option retenue, elle ne peut obérer la question du chômage dans le secteur minier. Au niveau national, le nombre de mineurs a fortement chuté ces dernières années, jusqu'à seulement 21.000 en 2010. Le gouvernement applique sa décision, adoptée en 2004, de fermer 550 mines. La fermeture de celle de Roșia Montană, en 2006, avait porté le taux de chômage au niveau local à plus 75%.

La posture de la classe politique

Contrairement à celle de la population, la position des élites politiques roumaines est plus fluctuante. Comme Victor Ponta l’a décrit: «En tant que député, je ne peux être que contre, mais en tant que Premier ministre, je ne peux être que pour, car je me dois d’attirer de nouveaux investissements en Roumanie».

Le gouvernement est avant tout préoccupé par le budget, notamment depuis la crise financière de 2008, et compte désormais sur l’aide du FMI. Juste avant d’être nommé Premier ministre, V.Ponta s’est attaqué en avril 2012 au gouvernement en place, l’accusant d’avoir entamé un processus d’ «aliénation du patrimoine national énergétique»[5]. Une fois arrivé au pouvoir, il allait changer de camp. Pour la période 2006-2020, le budget aura besoin d’un apport de 2 milliards de dollars US pour mettre en œuvre sa stratégie dans le secteur minier[6]. Après avoir consacré 6 millions de dollars US à cette branche entre 1990 et 2005, générant malgré ce une perte d’exploitation de 1,5 milliard, l'État roumain recourt désormais aux privatisations.

En développant des programmes tels que Roșia Montană, l’exécutif met l’accent sur la création d'emplois et les prémices d’un développement économique durable. Comme le souligne Ion Popescu, président de la confédération syndicale Meridian, «Sans les minerais, nous ne pourrons construire une économie solide». Et de rappeler que les mines déclarées non rentables et fermées en application de la législation européenne recèlent en fait des réserves représentant environ sept milliards de dollars US[7]. Roșia Montană pourrait rapporter, selon les estimations, entre 19 et 24 milliards de dollars US de bénéfices et de contributions directes et indirectes. Pourtant, et malgré son engagement en faveur du projet, le gouvernement est hésitant. Les débats au Parlement s’annonçaient houleux, alors que l’un des partenaires de V.Ponta a d’emblée annoncé qu’il refuserait de soutenir le projet. Du coup, le gouvernement a entamé des procédures d’urgence pour arrêter tout débat parlementaire, avant même son lancement. GR n’a pas manqué de remarquer que cette démarche était en désaccord avec le vote du gouvernement mais également avec des sondages indiquant qu’une majorité de Roumains seraient en faveur de l’avancement du projet[8]. Il est évident, en outre, que pour F.Timiş, ce blocage est également contraire aux intérêts de l’entreprise: au soir du 9 septembre, l’annonce du Premier ministre a fait chuter les actions de GR à la bourse de Toronto de la moitié de leur valeur.

La députée socialiste Rovana Plumb, en outre ministre de l’Environnement, a adopté comme le Premier ministre une attitude ambiguë. En tant que membre du gouvernement, elle soutient le projet mais, en tant que députée, elle ne cache pas que sa décision dépendra du mandat que les citoyens de sa circonscription lui accorderont[9]. Dès lors, on peut espérer que les manifestations, d’opposition ou de soutien, des citoyens pourront jouer un rôle dans la décision finale.

Notes :
[1] «Rosia Montana - Special Committee of Parliament Established», agence de presse de GR, 18 septembre 2013.
[2] «Roumanie: report de la décision sur un projet contesté de mine d'or», Le Monde, 17 septembre 2013.
[3] http://www.rmgc.ro
[4] «Study: Romania’s Rosia Montana mining project could negatively impact more than 20,000 jobs in farming, tourism and wood processing», romania-insider.com, 9 octobre 2013.
[5] http://www.ziare.com
[6] http://www.minind.ro/strateg_miniera/
[7] Dinu Boboc, «Minele închise ale României ascund rezerve de 7 miliarde de dolari», evz.ro, 23 novembre 2011.
[8] «Rosia Montana: Reported Media Statements from Romanian Government», agence de presse de GR, 9 septembre 2013.
[9] I.R., «Rovana Plumb: Acordul ministerului mediului pentru Rosia Montana, in functie de decizia Parlamentului», HotNews.ro , 7 septembre 2013.

* Analyste politique et historien.