Roumanie et Moldavie: quelles relations après le 1er janvier 2007?

Chercheurs comme acteurs politiques d’Europe occidentale, des Etats-Unis, de Russie ou de Chine observent de plus en plus régulièrement les relations "endémiques" entre les deux Etats de l’Europe du Sud-Est. Ce regain d’intérêt s’explique non seulement par les adhésions de la Roumanie à l’OTAN, par l’internationalisation du problème de la Transnistrie, mais aussi par la relation de la Roumanie et de la Moldavie avec l’Europe élargie.


Si l'UE se focalise autant sur les relations entre la Roumanie et la Moldavie, c'est bien parce que cette "dernière" frontière de l’Europe élargie à 27 se superposera à la frontière moldavo-roumaine. Et celle-ci causera des inconvénients ignorés jusqu’à présents.
D'une part, il faut avoir à l’esprit que cette séparation pourrait entraîner le dépérissement de la Moldavie. En effet, de moins en moins de personnes croient au devenir de la Moldavie et en particulier ses propres citoyens. Cette mise à l'écart sera mal vécue par la population locale.
D'autre part, l’UE devrait compter comme nouveau voisin un pays, la Moldavie, qui du point de vue territorial est situé à l’extérieur de ses frontières, mais dont les citoyens feraient partie de l’Union européenne...[1]

Retour sur les relations entre la Moldavie et la Roumanie

Les relations roumano-moldaves sont particulières de par l’histoire, la langue et une culture matérielle et spirituelle commune aux habitants des deux pays. Faut-il rappeler que la Roumanie a été le premier pays ayant reconnu l’indépendance de la Moldavie, quelques heures seulement après la déclaration d’indépendance du 27 Août 1991 ?

Deux jours plus tard, le 29 Août 1991, la Roumanie et la Moldavie avaient déjà établi des relations diplomatiques par le biais des ambassades. Toutefois, "la période rose" des relations roumano-moldaves s'est avérée extrêmement courte. "Les deux Etats roumains" comme les appelait le Président roumain Ion Iliescu, sont rapidement passés de "relations de fraternité" à des "relations privilégiées", pour arriver sept ans plus tard à de simples "relations d’amitié et de bon voisinage". Finalement, après l’arrivée au pouvoir des communistes moldaves, la Roumanie sera perçue comme un simple "Etat voisin", pas nécessairement "Etat ami".

Les relations entre la Roumanie et la Moldavie se sont toujours développées sur deux plans parallèles. Le premier correspond aux relations étatiques, alors que le second concerne la relation entre l’Etat roumain et la population moldave. Même lorsque les relations officielles entre Bucarest et Chisinau ont été extrêmement tendues, les relations entre les Roumains des deux rivages du Prut sont restées chaleureuses et étroites. La Roumanie n’a jamais réellement traité les Roumains de "Bessarabiens" qu'au travers le prisme de l’administration de Chisinau. Par ailleurs, en cas de réelle nécessité, Chisinau a toujours pu compter sur le soutien économique ou diplomatique de l’Etat roumain. Car malgré les relations tendues avec l’administration communiste de Chisinau, Bucarest a continué à faire figurer la Moldavie dans tous ses programmes stratégiques, en tenant compte de l’existence d’un Etat majoritairement roumain, pendant les négociations avec l’OTAN ou avec l‘UE, ou encore dans le cadre des travaux de l’OSCE, du Conseil d’Europe et des autres structures internationales et européennes.

A cette courte "période romantique" des relations roumano-moldaves, qui a duré jusqu’au début de l’année 1994, succédent quatre années d’administration agrarienne-démocrate au cours desquelles les relations entre Bucarest et Chisinau connaissent une dégradation substantielle. Ce n’est qu’en 1998, à l’instauration de l’administration de l'ADR, que les rapports officiels s'améliorent. Mais à la différence de 1991-94, lorsque Bucarest traitait avec Chisinau en des termes peut-être trop «sentimentaux», cette fois-ci lesdits rapports sont marqués par plus de pragmatisme.
Mais cette "renaissance" des relations roumano-moldaves est de courte durée. La victoire écrasante des communistes aux élections parlementaires de 2001 et la formation du gouvernement communiste Tarlev mettent fin aux espoirs d’un nouveau rapprochement entre les deux rives du Prut.
Une déception en somme car il faut reconnaître que nous avons espéré que les relations roumano-moldaves retrouveraient la chaleur des années les plus fastes. La consolidation des relations économiques entre les deux pays aurait pu servir de solide plate-forme pour le maintien d’un dialogue normal entre la Roumanie et la Moldavie, ce dialogue étant bénéfique pour la population des deux rives du Prut. Un cadre juridique suffisant avait été mis en place et des centaines d’accords, de conventions et de traités bilatéraux couvraient les domaines les plus divers. La Roumanie était le troisième partenaire commercial de la Moldavie. L’intensité des relations économiques roumano-moldaves, avant l’arrivée au pouvoir des communistes moldaves, se manifestait au travers des 1100 entreprises mixtes existantes. Nonobstant les difficultés de la Roumanie elle-même, Bucarest continuait à aider la Moldavie grâce à un fonds spécial. Dès 1990, chaque année, des milliers de bourses d’études et de recherche ont été mises à la disposition d’étudiants moldaves. Mais toutes ces mesures n’ont pas empêché les tensions émergeantes entre les deux pays. A l'automne 2001, les relations avaient atteint un niveau critique avec une "roumanophobie" devenue quasiment doctrine d’Etat.

Guerre politique autour de deux concepts

Dès 1988, avec le déclenchement du mouvement de libération nationale en Moldavie, deux tendances politiques apparaîssent : l’une philorusse et roumanophobe et l’autre philoroumaine et anti-russe. Ces deux courants marqueront profondément le futur de la lutte politique dans ce pays. Leur confrontation sera quelque peu atténuée pendant l’administration de l'ADR. C’est pourquoi, en 2001 plusieurs ne croyaient pas dans l’existence de cet antagonisme. Mais les illusions se sont rapidement envolées quand l’administration communiste, confrontée à de graves problèmes socio-économiques, a jugé nécessaire d’annoncer certaines nécessités d'ordre philosophique.

En conséquence, quelques "réformes" concernant la "déroumanisation" du pays ont été esquissées dès l’automne de 2001, comme la substitution de "L’Histoire des Roumains" par "L’Histoire de la Moldavie" dans l’enseignement, la préparation d’une contre-réforme administrative-territoriale qui envisageait un retour au système soviétique, l’interdiction de l’usage de "la langue roumaine" dans les milieux officiels et l’introduction obligatoire du russe dans les écoles roumaines. Peu après, à celles-ci, s’ajoutait la suspension des programmes de la Télévision Roumaine sur le territoire de la Moldavie. Ces "réformes" ont déclenché les tensions les plus sérieuses depuis 1992. Implicitement, pour la première fois, la situation intérieure de la Moldavie et ses relations avec la Roumanie ont fait l’objet d’une attention exceptionnelle de la part de la communauté internationale.

Les divergences diplomatiques entre la Roumanie et la Moldavie ont obtenu une résonance européenne après le discours du Ministre de la Justice moldave, Ion Morei, pendant les auditions menées devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme concernant l’Eglise Métropolitaine Orthodoxe de la Bessarabie. Le ministre Ion Morei a accusé la Roumanie d'avoir des tendances expansionnistes en direction de la Moldavie, de promouvoir un travail de sape contre la souveraineté du pays et d’y exercer directement une ingérence. Selon lui, la légalisation de l’Eglise Orthodoxe roumaine en Moldavie facilitait l’expansionnisme roumain. Il faut préciser que cette opinion a par ailleurs été partagée, officieusement, par les administrations antérieures et même lorsque les relations roumano-moldaves étaient au plus haut.

Vague de tentatives de destabilisation

En réponse aux accusations formulées par Ion Morei à Strasbourg, le Premier Ministre roumain Adrian Nastase a annulé sa visite officielle à Chisinau, annonçant que le dialogue entre les deux gouvernements sera impossible aussi longtemps que les officiels moldaves ne donneront pas d’explications claires au sujet du discours du Ministre de la Justice moldave. Alors que Bucarest attendait des excuses ou du moins des explications de Chisinau, les esprits se sont échauffés. Ainsi, le 22 Décembre 2001, soit dix ans après la dissolution de l’Union soviétique, des manifestations anticommunistes organisées par le parti social-libéral ont eu lieu dans quelques villes de Moldavie.

En janvier 2002, Chisinau sera ébranlé par une série d’actions organisées par l’opposition anticommuniste et par divers organismes non gouvernementaux. Des milliers de citoyens, parmi lesquels élèves et étudiants étaient majoritaires, ont protesté contre l’étude obligatoire du russe dans les écoles roumaines, contre son statut de langue officielle et contre la décision de remplacer le cours de "L’Histoire des Roumains" par le cours "L’Histoire de la Moldavie".

Irrités par ces protestations, qui attiraient de plus en plus l’attention des forums européens et internationaux, les dirigeants communistes ont affirmé que le gouvernement roumain se trouvait derrière ces actions. Dans ce contexte, le Président Vladimir Voronine a accusé la Roumanie d’avoir financé le parti populaire chrétien démocrate, moteur de ces manifestations. A son tour, Bucarest a déclaré que les actions et les attitudes des autorités de Chisinau vis-à-vis de la Roumanie avaient été conçues pour nuire à la Roumanie, en essayant d’empêcher ainsi l’adhésion de la Roumanie à l’OTAN. La presse d’opposition de Chisinau soutenait ces affirmations affirmant que la Moldavie était un "agent" au service de la Russie qui, dans une tentative désespérée de bloquer une nouvelle vague d’élargissement de l’OTAN, cherchait à tacher l’image des nouveaux membres potentiels de l’Alliance atlantique.

Alors que les autorités communistes de Chisinau formulaient de nouvelles accusations contre la Roumanie, Bucarest, à l’initiative du Ministre des Affaires Etrangères, Mircea Geoana, élaborait une stratégie destinée à mettre fin aux tensions entre les deux pays. Les mots-clef de cette stratégie étaient pragmatisme, consolidation des relations économiques roumano-moldaves et contribution aux efforts d’intégration européenne de la Moldavie. Mais ce geste a été totalement ignoré par les autorités moldaves. Dans le même temps, l’UE et les Etats-Unis ont commencé à exprimer leur inquiétude concernant la situation politique en Moldavie et ses relations de plus en plus dures avec les deux pays voisins – la Roumanie et l’Ukraine. Même Colin Powell, le Secrétaire d’Etat américain, a défini la situation dans la Moldavie comme dangereuse pour la démocratie et le respect des droits de l’homme, tant en termes de stabilité interne et que de sécurité régionale.

Au printemps 2002, les leaders communistes de Chisinau dont le Président Voronine et le Premier Ministre Tarlev, ont accusé Bucarest d’ingérence dans les affaires internes de la Moldavie, de promotion de politique de revanche territoriale et de financement du "mouvement unioniste" en Bessarabie. Ces accusations ont atteint un point culminant lorsque l’attaché militaire roumain a été accusé de contribuer aux manifestations de l’opposition de Chisinau et, par conséquent, a été déclaré persona non grata. En représailles, le ministère des Affaires étrangères roumain a demandé la révocation du ministre conseiller de l’ambassade de Roumanie en Moldavie. Cette «guerre psychologique» a connu des moments absolument ridicules, comme, par exemple, la parution à Chisinau d’un dictionnaire roumano-moldave, dont l’édition était dirigée par le pouvoir communiste et destinée à démontrer l’existence de deux langues différentes. Ce qui a provoqué le mécontentement de la communauté académique de Moldavie et de Roumanie, mais aussi de linguistes de l’étranger, de sorte que le Président Voronine a été obligé de nier publiquement la nécessité d’un tel dictionnaire sans renoncer néanmoins à l’emploi de l’expression "langue moldave".

Malheureusement, le durcissement des relations roumano-moldaves a eu des conséquences négatives sur les échanges entre les deux pays. La Roumanie a interdit l’importation des œufs, de viande et de tabac provenant de Moldavie, en expliquant que ces produits ne correspondaient pas aux standards européens, même si aucun de ces deux pays ne faisait partie de l’UE. Evidement, ces mesures n’ont pas convenu au gouvernement de Chisinau, car les produits animaliers constituaient 15% de la totalité de ses exportations vers la Roumanie et les pertes annuelles causées par cette décision de Bucarest étaient estimées à 10 millions de dollars américains. Au cours du seul premier semestre 2002, les exportations des marchandises et des services de la Moldavie vers la Roumanie ont baissé de 29,1% et les importations de 37,4% par rapport à la même période de l’année précédente. En conséquence, Chisinau a accusé la Roumanie de l’application d’un embargo économique pour motifs politiques.

La complexité des relations bilatérales roumano-moldaves est aussi liée aux intérêts géopolitiques des certains grandes puissances dans la région et aux différentes orientations géopolitiques de Chisinau et de Bucarest. Ceci détermine la qualité de leurs rapports et pourrait être même décisif après l’accession de la Roumanie à l’UE. Les mauvaises relations roumano-moldaves de la période agrarienne-démocrate devraient être analysées dans le contexte plus large des relations de la Russie avec les puissances occidentales et notamment en considérant l’opposition de la Russie aux projets d’élargissement de l’OTAN et à une possible accession de la Roumanie à l’Alliance atlantique. De la même façon, la politique de la Roumanie à l’égard de la Moldavie de ces dernières années doit être appréhendée en tenant compte de la politique de l’UE à l’égard de la CEI et, particulièrement vis-à-vis de la Biélorussie, de l’Ukraine et de la Moldavie.

Finalement, l’adhésion de la Roumanie à l’OTAN a donné, incontestablement, une nouvelle dimension géostratégique aux relations roumano-moldaves. Dorénavant, le bon voisinage entre la Moldavie et la Roumanie, aussi bien que leur bon voisinage avec l’Ukraine deviennent un élément de stabilité régionale et de stabilité européenne. Une bonne évolution des relations entre les deux pays est dans l’intérêt des Roumains des deux rives du Prut et aussi de celui des citoyens de Moldavie. Ce que vient confirmer Bodo Hombach, ex-coordinateur spécial du Pacte de Stabilité pour l’Europe de Sud-Est, qui a déclaré, en décembre 2001 à Chisinau que les relations avec la Roumanie sont essentielles pour la Moldavie. Il avait également laissé entendre que Bucarest faisait en sorte que Bruxelles prenne davantage en compte la Moldavie dans son "rayon d’action".

Quant à la Roumanie, pays membre de l’OTAN et très prochain membre de l’UE, les relations stables avec ses voisins ont une grande importance. Quelques indices montrent que ces dernières années, la Roumanie, engagée dans le processus d’adhésion à l’OTAN, et puis à l’UE, est moins soucieuse de ses relations avec la Moldavie. Ainsi, fatigué par ces relations compliquées avec Chisinau, Bucarest risque de renoncer à sa "politique orientale" qui se préfigurait au début des années 1980. Certains intellectuels roumains bessarabéens, déboussolés par le lamentable échec des forces démocrates et pro-roumaines, ont affirmé que la Roumanie elle-même est en partie responsable de cet échec, en abandonnant une deuxième fois la Bessarabie. Mais le seul coupable est Chisinau. L’unique chance de sortir de cette impasse serait un changement d’attitudes de la part de Bruxelles mais aussi de Bucarest vis-à-vis de la Moldavie après l’adhésion de la Roumanie a l’UE.

 

* Oleg SEREBRIAN est Président du groupe social-libéral à l'Assemblée parlementaire de la République de Moldavie

Photo : © Oleg Serebrian

 

[1] Consulter l'article "Les Moldaves, le passeport roumain et l’Europe: incompréhensions sur fond de misère" tiré de ce dossier #44