Roumanie : La tuica, victime collatérale de l’élargissement ?

La distillation artisanale et la consommation de tuica sont des incontournables de la vie rurale en Roumanie. Cependant, le respect des normes sanitaires et l’harmonisation de la fiscalité sur les spiritueux imposés par la reprise de l’acquis communautaire mettent partiellement en cause ces traditions.


La tuica (prononcer «tsuika» en français) est un alcool fort traditionnel roumain tirant entre 30 et 40°, obtenu par la fermentation puis la distillation de fruits. Sa production s’étale généralement de début octobre à fin décembre. Les fruits sont mis à fermenter entre six et huit semaines dans de grandes cuves (butoaie ou caldari) avant d’être distillés dans un alambic en laiton nommé cazan, chauffé au feu de bois. La tuica peut ensuite être vieillie en fûts de chêne entre six mois et dix ans. Les fruits utilisés sont le plus souvent des prunes mais les cerises, griottes, abricots, pêches et mirabelles peuvent aussi être utilisés, au gré des recettes et des régions. Ce type d’alcool possède également d’autres appellations, que l’on retrouve dans les pays voisins: rachiu comme la rakiabulgare et la rakija serbe, palinca en Transylvanie où la distillation est double, tout comme en Slovaquie et en Hongrie, et enfin horinka dans le Maramures tout comme en Ukraine.

Une boisson symbole 

La tuica se sert généralement en apéritif pour souhaiter la bienvenue ou porter un toast. Elle est alors souvent accompagnée de fromage ou de tomates. En hiver, elle peut être bue chaude, relevée d’épices. On la retrouve à l’occasion de tous les événements heureux ou malheureux (mariages, baptêmes, fêtes agropastorales, enterrements), ce qui contribue à son statut de «boisson nationale»

. Si l’on peut trouver dans les boutiques et supermarchés de la tuicaembouteillée et étiquetée dans les règles de l’art et de la loi, la grande majorité des Roumains se la procure en fait auprès de connaissances ou amis la produisant eux-mêmes, plus ou moins légalement. On peut ainsi en acheter sur les marchés ou le bord des routes, conditionnée en bouteilles de plastique récupérées non-étiquetées.

Dans un pays où près de la moitié des 20 millions d’habitants sont ruraux et où l’essentiel des exploitations agricoles sont des fermes familiales pratiquant peu ou prou une agriculture d’autosuffisance, chaque prunier pourrait presque cacher un alambic artisanal. On estime qu’en 2003, plus de 140.000 exploitations possédaient au moins un prunier et que 75% des prunes ont, cette année-là, fini en tuica! Les mêmes sources indiquent qu’on dénombrait alors 10.000 alambics communaux et 40.000 alambics individuels de petite capacité (moins de 25 litres).

La période 1990-2006 fait d’ailleurs figure d’âge d’or pour les distillateurs du dimanche puisque les contrôles ont alors quasiment disparu. Jusqu’en 1989, le régime communiste interdisait la distillation privée et la réprimait sévèrement au nom de la lutte contre l’alcoolisme, ce qui, durant cette période, a encouragé les délations et provoqué de nombreux drames dans les campagnes roumaines. L’adhésion à l’Union européenne (UE) au 1er janvier 2007 marque un retour de balancier vers plus de contrôles et moins de liberté… de distiller.

Nouvelles normes et nouvelles taxes

Dès 2003, alors que la perspective de l’adhésion se précise dans le cadre des négociations de reprise de l’acquis communautaire, la production artisanale de tuica commence à être l’objet de toutes les craintes. Au point de devenir un «euromit» que le ministère roumain de l’Intégration européenne s’est senti obligé de dénoncer sur son site Internet[1]: les autorités s’efforçaient d’y rassurer les Roumains qui craignaient de ne plus pouvoir boire de la tuicamaison. Les règles du marché unique imposent en effet le respect d’un minimum de normes sanitaires pour qu’un produit puisse être vendu au sein de l’Union européenne; et ceci bien que la tuica, à la différence du vin, ne soit guère une boisson d’exportation jusqu’à ce jour. Par ailleurs, plusieurs directives et règlements[2] ont harmonisé au niveau communautaire la définition et la classification des boissons spiritueuses et le taux d’accises qu’elles supportent.

De fait, depuis 2007, le code fiscal roumain fixe un droit d’accise de 750 euros par hectolitre d’alcool pur produit. Bien que moindre de moitié à ce qu’elle est en France (1.450 euros), cette fiscalité est très mal perçue en Roumanie, où elle s’avère très lourde. Pour un prix de revient d’environ 10 lei (soit 2,8 euros) par litre, la taxe est de l3 lei (3,7 euros)! Les propriétaires d’alambic souhaitant continuer à distiller doivent se déclarer aux autorités pour se voir délivrer une autorisation préalable. Ils doivent ensuite mettre leur installation aux normes: alambic en inox ou en cuivre alimentaire et compteur homologué par le Bureau de Métrologie. Ce compteur devra être scellé/descellé à chaque distillation en présence d’un représentant du fisc! Inutile de dire que la législation peine à être respectée et appliquée. Les professionnels du secteur évaluent la part grise du marché à plus de 50%.

Consciente de l’enjeu symbolique et politique, l’administration roumaine s’est toutefois efforcée dans les négociations avec la Commission d’obtenir certaines dérogations ou périodes transitoires. Ainsi, une distinction a pu être obtenue entre la production à des fins d’autoconsommation et celle à but commercial. La première reste permise pour les personnes physiques, sous réserve d’autorisation préalable, ce qui constitue une dérogation capitale. Dans bon nombre de pays de l’UE, cette pratique est interdite, à l’exemple de la France (exception faite des bouilleurs de cru, en voie de disparition progressive). En Roumanie, cette production dite d’autoconsommation est limitée à 50 litres par an et, autre dérogation, ceux-ci ne sont taxés qu’à 50% du droit d’accises normal. Enfin, treize spiritueux renommés ont été reconnus et ainsi protégés par le Traité d’adhésion à l’Union européenne[3]: six tuica, cinq horinca et deux turt (sorte de palinca).

Quels recours?

L’alternative pour les petits producteurs du dimanche est donc simple: ils ont le choix entre mettre un terme à leur activité -ce que font les plus âgés- et continuer comme à l’habitude, c’est-à-dire dans l’illégalité. Car, en réalité, les droits d’accises même réduits de moitié restent prohibitifs. <br<
En revanche, les producteurs ou industriels qui visent la commercialisation sont, eux, contraints de se conformer à la loi. Ils cherchent donc à se regrouper en associations de producteurs afin de mutualiser les coûts de mise aux normes. Ce qui permet, par la même occasion, de structurer toute la filière des spiritueux. Cette structuration offre aussi plus de visibilité et permet un lobbying plus efficace auprès de l’administration et du gouvernement. Les élus locaux sont particulièrement visés, eux qui prisent les festivals gastronomiques mettant de plus en plus souvent spécialités culinaires et boissons locales à l’honneur. Les producteurs tentent aussi de mobiliser les députés européens roumains nouvellement élus. Bruxelles a en effet parfois autorisé des droits d’accises réduits sur certaines boissons traditionnelles, comme ce fut le cas en Grèce ou au Portugal. Et pourquoi, même, ne pas imaginer des coalitions de circonstance, par exemple avec les eurodéputés de Bulgarie? A la fin d’avril 2008, les producteurs et amateurs de rakia y ont également manifesté leur mécontentement quant à la nouvelle fiscalité en déversant des centaines de litres d’alcool dans les rues de Sofia.

De son côté, l’administration roumaine tente de venir au secours des producteurs. Le Sénat roumain a ainsi approuvé le 20 mai dernier la création d’un Office national des produits traditionnels et écologiques. Il aura pour mission de protéger et valoriser les produits régionaux roumains dans le pays et à l’étranger, ainsi que de prévenir la concurrence, jugée déloyale, de produits similaires. Cet office, subordonné au ministère de l’Agriculture, appuiera par une expertise et des financements les démarches de protection (type AOC -Appellation d’Origine Contrôlée- ou IGP -Indication Géographique Protégée-) et de promotion des productions traditionnelles roumaines. Cette démarche fait suite à celles, similaires, initiées en 2004 par la Slovaquie et la Hongrie et qui donnèrent lieu à des polémiques, les produits ainsi protégés portant bien souvent le même nom d’un pays à l’autre: palinca par exemple ou fromage de type bryndza/branza. Grâce à trente-cinq petits producteurs motivés, la palinca de Salaj (Transylvanie) a ainsi été reconnue par le ministère de l’Agriculture en mai dernier comme produit traditionnel roumain; elle devrait bientôt être protégée au niveau communautaire. Premier pas positif d’un groupe qui a choisi de s’associer pour défendre un intérêt commun au sein de l’Union.

Formulons le vœu que, malgré la fiscalité communautaire, la tuica continuera d’être produite artisanalement et d’animer fêtes traditionnelles et festivals hauts en couleurs au cours desquels les degrés d’alcool se voient décerner des médailles d’or! En revanche, la vigilance doit rester de mise pour lutter contre le fléau de l’alcoolisme qui mine bon nombre de villages roumains. La tuicareste en effet pour beaucoup parée à la fois de pseudo-vertus médicamenteuses et de stéréotypes machistes. Anecdote révélatrice, la tuicade Pitesti est surnommée «les yeux de Dobrin», du nom d’un grand footballeur roumain des années 1970: ses yeux tristes rappelaient certes la forme des prunes mais, surtout, il abusait plus que de raison de la célèbre boisson …

 

Par Thibaut LESPAGNOL et Adriana OBREJA

[1] Voir le site de la Représentation de la Commission européenne en Roumanie: http://www.infoeuropa.ro/jsp/page.jsp?lid=1&cid=386
[2] Directives 2003/96/CE et 92/84/CE et règlement CEE 1576/89.
[3] Article 16 et Annexe III du Protocole relatif aux conditions et modalités d’admission de la République de Bulgarie et de la Roumanie à l’Union européenne.

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