Roumanie: le vote de l’exaspération

Dans un contexte d'importante crise économique, les ex-communistes reviennent au pouvoir avec à leur tête le nouveau président Ion Iliescu. Son parti, minoritaire au parlement, se retrouve en position difficile. Ces élections générales font état de l'émiettement des forces politiques et de la croissance des extrémistes.


C'est un vote de sanction qui décide, une fois de plus, de l'avenir de la Roumanie. Le retour au pouvoir d'Ion Iliescu et de son Parti de la Démocratie Sociale de Roumanie (PDSR), formation issue de l'ancien parti communiste, n'a pas réellement surpris. En revanche, peu s'attendaient à la fulgurante progression de l'ultra-nationaliste Parti de la Grande Roumanie (PRM)[1], devenu la deuxième force politique du pays.

Emiettés par es querelles de personnes, les partis de la droite classique, grands perdants de ces élections, ont été durement ramenés à la réalité. La Convention Démocratique de l'ex-président Constantinescu n'a même pas franchi la barre des 5% permettant d'être représenté au parlement. Arrivée au pouvoir en 1996, après six ans de présidence Iliescu, cette coalition n'a pas su répondre aux énormes attentes qu'elle avait suscitées alors que l'on pensait que la Roumanie allait s'acheminer sur la voie des réformes. Son impuissance à redresser l'économie a miné sa crédibilité tandis que des affaires de corruption en éclaboussaient les principaux dirigeants; ses adversaires ont largement exploité ces thèmes pendant la campagne électorale.

La sanction ne vient pas seulement des catégories qui ont le plus souffert d'une reconversion économique mal menée: ouvriers de l'industrie lourde durement frappés par le chômage, paysans que la redistribution mal gérée des terres a laissés dépourvus, retraités enfin dont la situation a empiré pendant les dernières années. Cette fois, une très large partie de la population roumaine qui n'a pas pu rejoindre la classe, très voyante, des nantis de la nouvelle économie, s'est désolidarisée des partis qui avaient fait de la réforme leur cheval de bataille. Il n'est pas étonnant qu'un grand nombre se soient tournés vers des partis qui fustigent les nouveaux "affairistes" et leurs liens avec le pouvoir. La faillite de plusieurs banques et tout récemment d'un grand fonds d'investissements sont aussi des causes directes de ce vote de la colère.

Un revirement difficile

Le PDSR d'Iliescu retrouve ainsi le pouvoir après quatre ans. Le parti, ayant en son sein de nombreux anciens apparatchiks, est aujourd'hui gêné par cet héritage. A l'image d'autres partis ex-communistes d'Europe de l'Est, il voudrait, lui aussi, redorer son blason. Il se présente comme le parti des valeurs sociales contre la conversion économique brutale qui a plongé le pays dans la misère, comme le défenseur des retraités et des ouvriers qui représentent son électorat traditionnel. Difficile pourtant, dans le contexte économique actuel, de satisfaire de telles promesses. Sa reconversion à la social-démocratie peine à convaincre lorsqu'on songe aux méthodes notoires dont il a fait usage par le passé pour réduire au silence ses adversaires: l'on se souvient des "minériades" de 1990, lorsque le pouvoir menacé d'Iliescu fit venir les mineurs de la vallée du Jiu pour briser à coups de massue l'opposition estudiantine qui menaçait de le renverser.

Le retour des ex-communistes au pouvoir à la faveur de l'impopularité des réformes économiques n'est pas un phénomène nouveau en Europe de l'Est, qui avait connu une vague de votes de protestation dans les années 1994-1996. Ceci n'a pourtant pas empêché les pays d'Europe centrale de poursuivre sur la voie qu'ils avaient choisi après 89. Mais en Roumanie, le PDSR n'avait pas fait preuve d'un telle volonté pendant son précédent mandat qui s'est caractérisé par des atermoiements et des demi-mesures économiques.

Pendant la dernière campagne électorale, le débat sur l'avenir du pays a été occulté à la faveur de querelles de personnes, d'accusations de coruption ou de collaboration avec le régime de Ceausescu, les différents partis se rejetant la responsabilité du désastre économique. L'héritage du pays permet aussi de comprendre cette situation, lorsqu'on considère que jusqu'en 1989, la dictature de Ceausescu avait étouffé toute opposition et que le pays n'avait pas connu l'ouverture économique visible ailleurs. La classe politique en a été d'autant plus désorientée après 89 et le véritable débat sur les réformes n'a pas été préparé. Dix ans plus tard, ce manque de tradition démocratique se fait encore ressentir.

Plébiscite du populisme xénophobe

Un mécontentement qui s'est également exprimé par le vote massif en faveur du PRM de Vadim Tudor, personnage souvent comparé à Haider ou à Le Pen dont il est l'émule rhétorique. Mais le leader nationaliste est difficilement classable à l'extrême-droite. Ancien poète de cour de Ceausescu dont il se proclame le fils spirituel, prophète de la "destinée messianique" du peuple roumain, son discours est un pêle-mêle de nostalgie à l'égard de l'ancien dictateur et de nationalisme forcené. Il se présente comme le sauveur du peuple contre les politiques menées jusqu'alors: "Femmes de ce pays, qui avez porté la croix de l'histoire et perpétué notre peuple de martyres, et la douce langue roumaine, et notre foi chrétienne, et nos coutumes, - aujourd'hui vous voilà torturées, épuisées, vous vous arrachez les cheveux de désespoir. Mais le temps viendra où le monde reconnaîtra que la femme roumaine est la plus belle et la plus noble du monde". Il a su exploiter le climat de méfiance à l'égard du pouvoir qu'il a nourri de provocations et d'injures à l'adresse des rivaux politiques de tous bords, l'accusation permanente étant celle d'être "étranger" (juif, tzigane ou magyar).

La stratégie du bouc émissaire s'est révélée une fois de plus comme la technique de ralliement la plus efficace auprès d'une population lasse et déçue par le monde politique, Vadim Tudor multipliant les mises en garde paranoïaques contre ceux qui comploteraient pour "vendre notre pays pour une poignée de dollars aux puissances étrangères". Si la gratuité de sa violence verbale et ses saillies grandguignolesques font la risée de la presse roumaine qui en présente régulièrement des florilèges, il ne faut pas sous-estimer ce parti qui en quatre ans est passé de 4% à 28% des votes et dont les déclarations pré-électorales annonçaient qu'il gouvernerait le pays "à la mitrailleuse". L'inconstitutionalité de ses projets n'inquiète pas Vadim Tudor qui se déclare à même de "changer la constitution" si celle-ci s'avère ne pas convenir.

Un avenir fragile

Dans ces conditions le PDSR d'Ion Iliescu va devoir trouver une politique viable. Le parti, minoritaire au Parlement (avec 37% des sièges), a refusé d'établir une coalition avec les partis du centre-droit qui sont ses ennemis de toujours. Il a conclu un accord avec ces partis pour pouvoir faire voter ses lois au Parlement. Il risque donc de se retrouver isolé entre la droite classique et le PRM de Vadim Tudor. Une scène politique fragmentée, peu cohérente, qui menace de bloquer toute réforme et qui n'est pas de nature à rassurer l'Union Européenne avec laquelle la Roumanie vient d'entamer des négociations laborieuses.

Cette position fragile pourrait forcer le PDSR à effectuer ce travail de démocratisation auquel il s'est dérobé jusqu'à présent et à jouer le jeu démocratique afin de se créer une image plus respectable à l'étranger et de faire oublier son autoritarisme brutal du passé. Pourtant, l'on peut être sceptique quant à l'émergence de nouveaux dirigeants capables de ce faire.

L'autre alternative pour le PDSR serait un rapprochement avec la PRM de Vadim Tudor. Le président sortant Iliescu a déclaré bannir toute alliance entre son parti et la formation ultranationaliste. Pourtant, c'est bien à un tel pacte qu'avait abouti la crise parlementaire de 1992-1994, lorsque le parti d'Iliescu alors au gouvernement, minoritaire au Parlement, l'avait conduit à une alliance avec les partis nationalistes les plus extrémistes. Les différends entre les deux partis n'ont d'ailleurs pas été idéologiques, le PDSR étant lui-même à l'aise dans la surenchère populiste.

Aujourd'hui, le parti semble avoir compris sur le tard qu'un commerce trop étroit avec le parti xénophobe le compromettrait sur la scène internationale et rendrait impossibles les négociations avec l'OTAN ou l'Union Européenne. Il a adopté un langage plus modéré dont on ne sait s'il sera confirmé par les faits.

Plutôt qu'à un véritable choix d'alliances, on assistera sans doute à des ententes de conjoncture entre les différentes formations politiques, jeu instable qui ne peut qu'aggraver les incohérences des politiques précédemment menées.

Autrement inquiétante, la composition du nouveau Parlement risque de remettre en cause un autre équilibre. Les dernières années avaient vu une certaine détente des relations entre Roumains et Magyars (la minorité hongroise, concentrée en Transylvanie, région au nord-ouest de la Roumanie, compte plus de deux millions de personnes). Ceci risque d'être compromis par la nouvelle donne. La Transylvanie est aussi la région qui a fourni le plus de parlementaires au parti xénophobe, ouvertement anti-magyar, de Vadim Tudor. Celui-ci a été soutenu non seulement par son électorat traditionnel mais aussi, de manière plus surprenante, par les jeunes actifs de cette région dont les voix allaient, dans le passé, aux partis du centre-droit.

Un retournement inquiétant qui investit d'un réel pouvoir un parti irrespectueux des droits des minorités et qui n'a pas cessé d'exploiter à ses fins les conflits locaux. Ses projets incluent la mise hors-la-loi du parti de la minorité magyare de Roumanie, cible de prédilection de ses invectives.

Le PRM ne détient pas le monopole des thèmes nationalistes et de leur manipulation: ils ont toujours eu une place de choix dans la propagande et dans les méthodes du PDSR d'Iliescu aujourd'hui en tête du Parlement. Seul l'avenir dira si la conversion de ce parti a été suffisamment profonde pour lui faire abandonner d'anciennes pratiques peu démocratiques qui risquent de remettre en cause la stabilité du pays.

Quant à la population, elle ne se fait guère d'illusions sur l'avenir. Beaucoup approuvent cette sanction des incompétences du précédent gouvernement, sans s'exalter du nouveau pouvoir en place. Prédomine le fatalisme, le sentiment qu'il n'existe pas d'alternative, que les Roumains ont fait le tour des possibilités politiques. Ce vote du mécontentement risque cependant de leur coûter cher, et de pérenniser la situation à laquelle ils ont espéré mettre fin.

Par Alexandre NACU

 

 

[1] Le nom fait référence aux frontières de la Roumanie de l'entre-deux guerres, comprenant des partis de l'actuelle Ukraine et la République de Moldavie. La perte de ces territoires a toujours été un leitmotiv du parti nationaliste.