Roumanie : Une identité collective en danger…

Les Roumains se sentent victimes d’une image qui leur colle littéralement à la peau : misère, corruption, enfants des rues, Tsiganes … Sorin Antohi, historien roumain des idées, note que le stigmatisé roumain d’aujourd’hui apprécierait un message un peu moins radical à l’encontre de son identité individuelle et collective. Il souhaiterait un message qui, ne le diabolisant ni le victimisant plus, lui enseignerait qu’il est aussi un homme, comme tous les autres hommes.


S. Antohi affirme également que, s’il cessait d’être «l’unique grand mutilé de l’Histoire ou le dernier des malades chroniques», le «pauvre» Roumain serait alors peut-être plus attentif aux appels de la démocratie. Cette remarque est fort pertinente pour tenter d’analyser l’identité roumaine. S’il est, évidemment, difficile de parler d’identité roumaine sans tomber dans les travers de la généralisation, il est toutefois possible de parler en Roumanie de tendances identitaires réelles.

Une identité collective sur le plan national bousculée par le rapport aux minorités

A la différence de ce qui a pu être observé ailleurs, les luttes sociales en Roumanie n’ont pas permis la constitution d’une identité collective. La confrontation entre groupes sociaux ne se base donc pas sur des normes telles que le travail, mais sur d'autres valeurs, essentiellement liées à l'ethnicité. Depuis l'effondrement du régime Ceausescu, l’identité roumaine est en phase de réaffirmation de ses traits de caractère, de ses contours. La période de transition a fait surgir des questionnements profonds, qui dépassent les aspects économiques et politiques traditionnels. Cela rend saillants certains réflexes et certaines manières de penser, d'agir ou d'être. La géographie humaine en Roumanie, dans sa configuration récente, montre une très nette distinction entre «nous» (les Roumains) et les autres (dont les ethnies tsigane et allemande délimitent les marges), en procédant par comparaison et jugement de valeur. Des entretiens avec différents acteurs roumains ont révélé des failles identitaires dont il faut bien tenir compte. Si une bonne partie des Roumains emploient tant de proverbes-images, s'ils stigmatisent, jugent et rejettent l'autre avec tant de véhémence, c'est évidemment lié au mal-être d'une société qui, dans un contexte d'instabilité, lutte à contre-courant pour maintenir son identité. Les images qu'ils donnent de l'autre signalent une vision trouble d’eux-mêmes. Ce processus de banalisation de l'emploi des ethnonymes, devenus synonymes d'insulte, notamment pour le Tsigane mais aussi pour le Juif ou le Turc, ne laisse pas d’inquiéter. De même, l’incapacité dans laquelle se trouve le pays à fournir des données chiffrées précises concernant ces présences ethniques n’est pas anodine ; la négation de l'autre semble bel et bien commencer par cette absence.

Il y a donc une double extériorité en Roumanie, l’une au-delà des frontières et l’autre à l'intérieur même du pays, où ce sont des frontières a priori invisibles qui dominent. Il est possible de parler, comme l’historien Lucian Boia, d’«étrangers de l'intérieur» : l'élément minoritaire serait d'abord ressenti comme étranger, plutôt que considéré comme membre à part entière de la nation roumaine et comme citoyen roumain. Cette confrontation s'est accrue, selon L. Boia, pendant l'entre-deux guerres, lorsque la Roumanie, en doublant son territoire, a acquis une palette presque infinie de minorités. Aujourd'hui encore, alors que l'importance (en termes de quantité, de diversité et de visibilité) des minorités est reconnue et que le processus d'intégration est amorcé, les personnes issues des groupes minoritaires ne sont toujours pas considérées comme réellement roumaines. De nombreux Roumains se sentent littéralement «assiégés» par les étrangers de l'intérieur, dont les Tsiganes sont les représentants les plus fréquemment évoqués.

Une identité collective négative

L'ensemble des entretiens réalisés en Roumanie traduit une identité collective ou nationale fortement négative. Il semble que le «complexe d’infériorité» ressenti par de nombreux Roumains a de multiples conséquences sur la construction identitaire elle-même. Le régime communiste a accentué l'opposition entre Roumain et étranger. Du coup, l’«étranger», surtout occidental, a pris des contours mythiques idéalisés, synonyme d'abondance et de liberté. Après la chute du communisme, les contacts avec l'Occident, plus directs et plus fréquents, n'ont rien perdu de leur intensité dramatique : les Roumains se sont sentis écartés pour cause de pauvreté, développant une frustration qui peut expliquer que l'Occident continue d'attirer et de repousser à la fois.

L’anthropologue roumain Vintila Mihailescu affirme qu'il y a une ambivalence identitaire en Roumanie : «A certains moments on est les meilleurs, et à d'autres on est les pires. Il n'y a pas de stabilité, ni de demi-mesure. Il y a une mobilité identitaire très importante.» Ioan Panzaru, professeur de lettres, pense lui aussi que l'identité roumaine collective est fluctuante : «La Roumanie souffre, parce que nous n'avons pas une orientation saine au niveau économique. Nous ne récoltons pas le fruit de nos efforts. L'identité est dynamique, il y a des poussées négatives, puis positives. On est à la fois fiers de nous et honteux face à l'économie, à la culture... Tout ça créé un complexe, un chaudron qui bout. Nous avons une identité très conflictuelle qui est vécue dramatiquement sur le mode de la souffrance, avec des périodes d'éclaircie.» Pour beaucoup d’intellectuels roumains, ce sont les bouleversements institutionnels importants à venir et le développement économique (avec, par exemple, l'augmentation des salaires) qui provoqueront des changements.

Il faut également préciser que le rejet des minorités, et particulièrement des Tsiganes, va de pair avec une forme de culpabilité collective. Les acteurs roumains interrogés reconnaissent également que rien n’est fait pour cette population tsigane, ce dont ils ne sont évidemment pas fiers. Ce sentiment de culpabilité, inhérent à toute forme de rejet ou de racisme, contribue à la construction identitaire négative. Il en va de même du problème de la corruption, puisque les Roumains y participent quotidiennement, tout en étant bien conscients de leur part de responsabilité dans la continuité du système.

Enfin, l’élément le plus important dans cette identité négative reste le regard de l’extérieur, et tout particulièrement, celui de l’Occident, Etats-Unis ou Union européenne (UE). Le processus d’adhésion à l’UE en est un exemple patent, et le fait de relever de la seconde vague des pays de l’Est devant adhérer est vécu comme une expérience douloureuse. Il suffit de se pencher sur la réaction des Roumains, le 1er mai 2004, lors de l’élargissement à dix nouveaux membres. Le quotidien Evenimentul Zilei soulignait alors «combien ce 1er mai [était] triste pour la Roumanie… Un jour où les citoyens roumains ressentent pleinement l’humiliation d’êtres tenus en quarantaine, alors que les voisins hongrois sont invités au grand bal du monde civilisé. Eux chantent l’Ode à la joie, remplissent le ciel de feux d’artifices… Nous, nous fredonnons des manele (airs moyen-orientaux populaires à la mode) et pédéséions tout (allusion au Parti social-démocrate, PSD)». Les Roumains ont le sentiment perpétuel de ne pas être à la hauteur et les recours aux boucs émissaires sont nombreux : en première ligne, se trouvent les minorités ethniques et les élites politiques. Si ces dernières sont montrées du doigt dans ce retard, la population se sent, elle aussi, responsable et c’est en cela qu’il est possible de parler de construction identitaire négative. Pour être plus précis, on peut sans doute évoquer une identité dépendante, globalement négative mais qui peut s’avérer positive, fonction des retours qu’elle reçoit de l’étranger et, notamment à l’heure actuelle, de l’UE.

Une identité individuelle très forte

En contrepartie, la population roumaine semble posséder une identité personnelle très forte et positive. Ervin Goffman(1) explique que l’individu doit compter sur les autres pour compléter un portrait de lui-même qu’il n’a le droit de peindre qu’en partie et que, quand on recherche les lieux de l’action, on en vient à une division romantique du monde : d’un côté, les lieux sûrs et silencieux, le foyer, la profession régulière ; de l’autre, toutes les activités qui permettent de s’exprimer et obligent l’individu à monter en ligne et à s’exposer passagèrement. En Roumanie, la sphère familiale ou privée permet effectivement à la population de se reposer, de se construire et de se percevoir de façon plus positive. Si la population roumaine rejette la sphère publique et collective, en revanche elle met en avant la sphère privée comme un élément fortement positif de son identité.

La scission entre identité individuelle et collective est donc très nette. Malgré de longues années de communisme, où l’identité individuelle était noyée dans l’identité collective, la population roumaine semble avoir développé sans trop de difficultés la notion d’identité individuelle. Elle suit en cela une tendance historique beaucoup plus générale, celle de l’affirmation de l’individu qui accompagnerait l’entrée dans la modernité. Toutefois, le fait que ce soit aujourd’hui au sujet lui-même de se construire soulève de nombreux problèmes, comme le pointe le sociologue Alain Ehrenberg(2), soulignant à quel point cette quête de l’identité est éprouvante. La liberté a cette contrepartie de laisser l’individu seul, à se questionner sur tout, à douter de tout et à demeurer dans l’incertitude. Ce qu’il gagne en liberté, il le perd en solidité et en certitude ; sa responsabilité dans la construction de sa vie le rend fragile, inquiet.

Cette dimension revêt un sens particulier en Roumanie, où la population s’est retrouvée beaucoup plus rapidement et précocement exposée à cette «fatigue d’être soi», puisqu’elle est entrée dans l’ère de la modernité beaucoup plus tard que la plupart des pays de l’Ouest. La porte de sortie semble être, pour une bonne part des Roumains, le repli sur la sphère privée, seule à pouvoir apporter un peu de réconfort dans un quotidien difficile.

Par Evelyne BARTHOU
* photo : www.bourlingueurs.com/roumanie/

 

(1) Ervin Goffman, Les rites de l’interaction, Editions de Minuit, Paris, 1974.
(2) Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi, Poches Odile Jacob, Paris, 1998.