Roumanie : une mémoire sous les eaux, les fantômes d’Ada Kaleh

Le barrage hydroélectrique des Portes de fer fut une des grandes réalisations vantées par le régime socialiste roumain. Véritable démonstration de puissance technologique et industrielle, on lui sacrifia un lieu unique, l'île d'Ada Kaleh qui, engloutie sous les eaux du lac d'accumulation, emporta avec elle une partie de l'histoire de la région.


En Roumanie, peut-être plus qu'ailleurs en Europe, la modernité est souvent brutale. Volonté forcenée d'effacer l'aspect oriental du pays dans la première moitié du 20ème siècle, grands travaux du socialisme dans la seconde moitié, puis frénésie immobilière des grandes villes aujourd'hui, les changements sont imposés à la population par les puissants du moment, sans concertation, sans respect pour l'histoire des lieux, irréversibles. Bucarest et son urbanisme tourmenté est l'exemple le plus connu de ces phases de modernisation violente[1]. Toutefois, même victime de transformations brutales, la capitale est toujours là. Ada Kaleh, elle, n'est plus.

Au milieu des eaux, entre deux mondes

Ada Kaleh fut une île de 2 kilomètres de long, au milieu du Danube, à la sortie du défilé des Portes de fer, entre Bulgarie, Serbie et Roumanie. Elle se trouva pendant plusieurs siècles à la frontière entre deux mondes (chrétien et musulman) et entre deux empires (celui des Habsbourg et celui des Ottomans).

Connue depuis l'antiquité, l'île va en effet se retrouver prise entre deux empires antagonistes. À la fin du 14ème siècle, le sultan Bayazid y fait édifier une première forteresse au début de l'invasion turque dans les Balkans. L'île prendra son nom d’Ada Kaleh, l'île forteresse. Au début du 18ème siècle, elle passe sous contrôle des Autrichiens qui y font bâtir une massive citadelle de type Vauban; l'île est alors rebaptisée Neu-Orschowa, du nom de la ville située sur la rive qui lui fait face. La citadelle a alors une importance stratégique particulière. En effet, elle garde cette partie sud de la frontière de l'empire autrichien et permet de contrôler le défilé du Danube, soit tout le trafic fluvial entre le Banat, l'Olténie et la Bulgarie. L'île y gagne un surnom, celui de « Gibraltar du Danube ». Au cours de ce siècle, qui voit le début du reflux des Ottomans hors d'Europe, elle passera de mains en mains. En 1739, les Autrichiens la perdent avant de la reprendre en 1789 puis de la rendre aux Turcs suite au traité de paix de Svichtov (qui met fin aux guerres entre Autriche et Turquie).

Au 19ème siècle, Ada Kaleh va perdre sa dimension stratégique. Peu à peu l'île se transforme, des familles s'y installent. Les baraquements sont démontés et le matériel réutilisé pour la construction de petites maisons à la mode ottomane dans l'enceinte de la forteresse puis sur les murailles de celle-ci. Une mosquée est édifiée, à partir des bâtiments de l'ancienne chapelle franciscaine. Les habitants venus de Turquie ou des Balkans y recréent un monde oriental en miniature, l'ancienne citadelle se couvre de jardins, on y fait pousser une flore insolite pour cette région : roses, cyprès, figuiers, oliviers. Entre eaux et empires, isolée et hors du temps, Ada Kaleh gagne cette image d'exotisme idyllique qui fera sa réputation jusqu'à sa disparition.

L'année 1878 marque un recul majeur de l'empire ottoman en Europe, le traité de San Stefano puis celui de Berlin apportent un étrange statu-quo pour la « Gibraltar du Danube ». Placée sous contrôle autrichien, elle reste néanmoins propriété du Sultan. Grands bénéficiaires de cet étrange équilibre, les quelques centaines d'habitants d'Ada Kaleh sont dispensés de conscription et exemptés d'impôts. L'île obtient le statut de port-franc, elle profite des échanges commerciaux danubiens en plein essor entre l'Europe centrale, l'empire ottoman et les pays nouvellement indépendants dont les ports voient le développement d'une bourgeoisie nouvelle[2]. En 1904, pour saluer le succès de son enclave, le Sultan offre aux habitants de l'île un précieux tapis d'une demi-tonne, qui trouve place dans la mosquée de l’île[3], la plus imposante de la région.

Îlot exotique sur la route des passagers, Ada Kaleh devient en outre une attraction touristique dès la fin du 19ème siècle. On s'y arrête pour ses cafés, son ambiance, ses confiseries et pour ses légendes, notamment celle de Miskin Baba, prince de Boukhara venu au 16ème siècle soutenir les musulmans les plus isolés de l'Empire et considéré comme un faiseur de miracles. L'île bénéficie d'une image idyllique. C'est ainsi qu'elle apparaît en 1872 sous la plume du Hongrois Mor Jokai[4] dans son roman L'homme d’or. Appelée « l'île de personne », Ada Kaleh y est un symbole de paix, de beauté et de sérénité loin des fracas du monde.

Retour à une histoire mouvementée

La fin de la Première Guerre mondiale et la disparition des grands empires sont de nouveaux bouleversements pour Ada Kaleh. La population inquiète de son devenir œuvre alors pour l'intégration de l'île à la Roumanie. Le sort d'Ada Kaleh est réglé par le traité de Trianon puis par celui de Lausanne. En 1923, l'île est officiellement attachée à la Grande Roumanie.

Les années 1920 sont cependant marquées par l'insatisfaction de la population, en dépit des droits importants concédés aux minorités du pays. La situation économique se complique. Le commerce avec la Turquie, qui avait fait la prospérité d'Ada Kaleh, est freiné par les bouleversements que traverse ce pays, les privilèges douaniers dont bénéficiait la communauté ont également disparu. Appauvrie, une partie de la population quitte l'île. La situation est redressée par Ali Kadrih, gouverneur et propriétaire des cafés de l’île. Contrebandier autant que commerçant, ce personnage controversé ayant fait fortune avant la guerre souffre lui aussi des liens rompus avec le nouveau pouvoir turc. Pour rétablir la situation, il met tout en œuvre pour que le roi de Roumanie vienne à Ada Kaleh.

Ce sera chose faite en 1931. Lors d'un voyage officiel à Belgrade, Carol II et son Premier ministre Nicolae Iorga s'y arrêtent. Séduits, les deux hommes vont favoriser la création d'une « société musulmane », acceptent de supprimer les taxes douanières pour les négociants et soutiennent l'économie de l'île en y faisant implanter une manufacture de tabac qui va produire cigares et cigarettes pour la maison royale de Roumanie et d'autres cours européennes. Redynamisée et remise en vogue par la visite royale, Ada Kaleh redevient un lieu de villégiature couru, visité dans les années 1930 par plus de 15 000 personnes par an.

Les décennies tragiques

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, A. Kadrih sent une nouvelle fois le vent tourner, vend tout ce qu'il possède sur l'île et part en Turquie. Bien lui en prend car, dans les années 1950, de nombreux habitants sont déportés. Le pouvoir de Gheorghiu Dej se méfie de cette population traditionaliste, en relation avec un pays non communiste et habitant une île à quelques encablures de la Yougoslavie « déviationniste » de Tito. Il suffit de bien peu de richesses pour être considéré comme potentiellement dangereux et, à ce titre, déplacé. Les plus malchanceux sont même envoyés aux côtés de représentants d'autres minorités jugées peu fiables sur le redoutable chantier du canal Danube–mer Noire.

Pour ceux qui restent, vient l'épreuve de la collectivisation. L'île voit s'installer une fabrique de confection, on continue à y produire tabac et confiserie de qualité moindre. L'utilisation des bateaux est limitée car la frontière est étroitement surveillée. La vie communautaire s'y maintient néanmoins tant bien que mal. Dans les années 1960, l'île redevient même un lieu de villégiature qui joue sur un exotisme désormais un peu surfait. On y tourne un film[5], une chanson lui est dédiée[6].

Malgré ce calme apparent, une rumeur inquiète néanmoins les habitants depuis la fin des années 1950 : Dej et Tito auraient l'ambition de construire une grande centrale hydroélectrique en amont du fleuve. Des ingénieurs apparaissent en effet sur l'île pour faire de mystérieux relevés.
En 1964, les inquiétudes se confirment : l'île devra être évacuée, la construction de la centrale hydro-électrique des Portes de fer, une des plus grandes au monde, entraînera une hausse de niveau du fleuve de 40 mètres. Ada Kaleh sera engloutie, comme la ville d'Orșova et comme les localités voisines –roumaines et serbes– de Berchorova, Eșelnița, Jupalnic, Dubova, Tufari, Opradena situées sur les rives du fleuve. Bien sûr, on a trouvé une solution pour tous, puisque les villages seront déplacés et qu’Orșova sera entièrement reconstruite pour devenir la ville la plus moderne de Roumanie. Au bord du nouveau lac d'accumulation, elle deviendra, selon le slogan de l'époque, « la Côte d'Azur du Banat ». Ada Kaleh, elle, verra ses constructions les plus importantes, sa végétation caractéristique et sa population transférées sur une île en aval du fleuve, Șimian.

À partir de 1964, la citadelle est démontée pierre par pierre et rebâtie à Șimian, puis c'est le tour des maisons les plus remarquables, tandis que les autres sont détruites souvent par les habitants eux-mêmes, contraints d'aider aux travaux. En 1968 a lieu le transfert le plus douloureux, celui du cimetière. Les témoins racontent des scènes dantesques, les pierres tombales sont déposées à la va-vite sur Șimian, les os débordant des tombes éventrées jetés dans une fosse. La sépulture de Miskin Baba disparaît.

Entretemps, le projet de reloger tous les habitants à Șimian est abandonné. Finalement la population pourra aller où elle veut, en Roumanie ou en Turquie, qu'importe. Pressés par les autorités dès 1967, les habitants doivent partir. Les derniers quitteront l'île en 1969, alors que l'on en détruit les derniers vestiges. La moitié d'entre eux opte pour l'exil en Turquie qui les accueille, les autres se dispersent et s'installent dans les localités proches, à Bucarest et à Constanța où vit une communauté turque importante. En Roumanie, on leur promet un logement et l'électricité gratuite à vie. Il n'en sera rien. La communauté se disloque pour toujours, jetée aux quatre vents, chacun apportant avec lui le souvenir de son île perdue.

Un monde au fond des eaux

En 1969, des détachements de pionniers dynamitent ce qui reste de la citadelle, les chars d'assaut s'exercent à aplanir les maisons de briques, la mosquée est détruite. L'île commence à être submergée en 1970. Deux ans plus tard, le grand projet roumano-yougoslave est réalisé, le barrage est mis en fonction ainsi que deux immenses centrales hydro-électriques. 17 000 personnes au total sont déplacées lors de la construction du barrage, dont les quelque 800 habitants de l'île. Engloutie sous les 2 200 millions de mètres cube d'eau du lac d’accumulation, Ada Kaleh n'est plus aujourd'hui qu'un souvenir vivace dans la mémoire de ses anciens habitants, la plupart âgés. Les objets qui ont pu être sauvés sont exposés au musée des Portes de fer, à Drobeta Turnu-Severin. En face de la ville, Șimian. La citadelle y a été reconstruite assez minutieusement, les tombes gisent derrière, quelques traces de la végétation amenée dans les années 1960 subsistent. Faute d'argent, faute de volonté, le tout a été laissé à l’abandon.

Depuis quelques années, le conseil départemental de Mehedinți[7] envisage d’installer à Șimian un parc touristique pour remettre en valeur les vestiges de la citadelle. Bien que soutenu par l’ambassade de Turquie en Roumanie[8], le projet reste confus. On cherche des investisseurs, les volontés s'embourbent dans une longue controverse concernant les droits de propriété sur les terrains de Șimian. Si le projet voit le jour, il n'aura de toute façon plus grand chose à voir avec l'île engloutie qui a depuis reçu un autre surnom : « l’Atlantide du Danube ».

Notes :
[1] Voir notamment, Vincent Henry, « Sauver Bucarest: Des citoyens au secours de leur ville »Regard sur l’Est, 1er juillet 2012.
[2] Roussé, Brăila, Galați, Sulina.
[3] Le célèbre tapis est aujourd'hui exposé à la mosquée de Constanța.
[4] Un des plus grands romanciers hongrois (1825-1904).
[5] Balul de sâmbătă seara de Geo Saizescu.
[6] Ada Kaleh de Gigi Marga.
[7] Nom du département roumain dont le chef-lieu est Drobeta Turnu-Severin.
[8] Asa a fost Ada Kaleh, Jurnalul Național, 7 novembre 2005, consulté le 26 octobre 2014.

Vignette : Vue de l'île d'Ada Kaleh dans les années 1930.

* Vincent HENRY est chargé de mission de coopération à l’Institut français de Roumanie. Doctorant à l’université Paris-Est.