Coup de théâtre sur la scène pétersbourgeoise à la veille des élections

À l’origine, ils devaient être 28 candidats au poste de gouverneur de la deuxième ville de Russie, lors des élections prévues le 8 septembre 2019. Il y a quelques jours, ils étaient quatre (23 n’avaient pas réussi à faire enregistrer leur candidature, et un avait abandonné la course). Depuis le 30 août et le retrait spectaculaire du candidat communiste, ils ne sont plus que trois.


Affiche en la faveur de la candidature de Vladimir Bortko, Saint-Pétersbourg, août 2019Les élections du 8 septembre 2019 en Russie font parler d’elles depuis quelques mois, notamment en raison des manifestations organisées à Moscou en protestation contre le refus d’enregistrer nombre de candidats potentiels. À Saint-Pétersbourg, les rassemblements ont été plus rares et la population apparemment lassée semble ne pas attendre grand-chose de cette consultation qui devrait reconduire à son poste de gouverneur Alexandre Beglov, cette fois en l’élisant puisque qu’il assure cette fonction depuis octobre 2018 à la suite du changement de fonction de son prédécesseur Gueorgui Poltavtchenko. Le favori devait se confronter sans grand suspens à son outsider Vladimir Bortko, envisagé comme immanquable second. Mais ce dernier vient de jeter l’éponge avec éclat.

Ne pas être le crétin attendu…

Vladimir Bortko est un réalisateur, scénariste et producteur bien connu en Russie, notamment pour avoir adapté de grands classiques de la littérature russe. Il est ainsi le réalisateur de la série Le Maître et Marguerite, diffusée à la télévision en 2005 et qui avait rencontré un succès inattendu compte tenu de la difficulté de l’exercice. Membre du Parti communiste russe (KPRF), il est député à la Douma d’État depuis 2011. Il devait se présenter au poste de gouverneur de la ville le 8 septembre sous le slogan « La ville a le choix ». Mais, le vendredi 30 août au cours du débat télévisé organisé par la chaîne Saint-Pétersbourg, il a théâtralement annoncé son retrait de ce « jeu [politique] aux cartes truquées » auquel il a dit ne plus vouloir se prêter.

Sous le regard médusé des trois autres candidats et du présentateur de l’émission, Vladimir Bortko a en particulier dénoncé la décision de la Commission électorale municipale d’ouvrir 77 bureaux de vote dans les oblasts voisins de Pskov et de Leningrad. La Commission électorale locale justifie cette extra-territorialité par la probabilité que de nombreux Pétersbourgeois se trouvent dans ces oblasts le jour du scrutin, pour profiter des beaux jours que peut réserver le mois de septembre. Pour V. Bortko, cette décision arbitraire est surtout liée au fait que l’un des personnages clés de l’équipe du gouverneur en exercice est lui-même résidant de l’oblast de Pskov : sinon, pourquoi ne pas décider d’installer des bureaux également dans l’oblast de Novgorod ou en Carélie, voire à Antalya puisque de nombreux Russes y passent leurs vacances ?

V. Bortko a dit avoir informé de cette anomalie les autres challengers et leur avoir proposé de retirer collectivement leurs candidatures. En vain. Ils ont toutefois décidé de profiter du mandat de député de V. Bortko pour s’adresser à la responsable de la Commission électorale de la Douma d’État Ella Pamfilova. Celle-ci, tout en abondant dans leur sens, leur a opposé une fin de non-recevoir : elle n’a aucun pouvoir d’action sur une Commission électorale locale. Dès lors, à quoi sert-elle, a demandé le candidat ?

« Je ne veux pas jouer à ce jeu. Il y a cinq as dans ce jeu, je suis venu disputer un match de football et on me dit, non, il faut jouer au dourak [jeu de cartes bien connu en Russie, qui s’apparente à une sorte de pouilleux. En russe, le mot dourak signifie idiot, crétin]. Je ne veux pas être ce crétin, je me retire des élections », a-t-il ajouté, les larmes aux yeux, avant de quitter le plateau de télévision.

Selon le récit de V. Bortko, des proches qu’il n’a pas souhaité citer lui avaient assuré qu’il obtiendrait la deuxième place lors du scrutin, avec environ 17 %, « comme d’habitude ». Ce qui ouvrirait peut-être la possibilité d’un second tour, a priori non envisagé. Dès lors, « tout va bien ! » auraient estimé ces mêmes experts : « Vous vouliez gagner ? Vous êtes si naïf ? C’est impossible parce que le Parti communiste a gagné en Khakassie mais, là, il s’agit de Pétersbourg, la deuxième ville du pays, la troisième d’Europe. Cela pourrait avoir un effet sur Moscou. Alors cela n’arrivera jamais. » V. Bortko assume sa démarche : s’il se présente, c’est pour tenter de gagner, pas pour être figurant.

V. Bortko a précisé qu’il n’avait préalablement averti personne de sa décision et ne s’en était pas entretenu, en particulier, avec le chef de file du KPRF Guennadi Ziouganov, de peur que ce dernier le dissuade.

… et devenir l’idiot utile ?

Visiblement étonnés, les trois autres candidats sont restés cois pendant l’esclandre : le gouverneur désigné Alexandre Beglov (indépendant mais proche de Russie unie), la députée à l’Assemblée législative pétersbourgeoise Nadejda Tikhonova (Russie juste) et son collègue Mikhail Amossov (Plateforme civique) ont exprimé leur regret de perdre un combattant dans la bataille électorale.

A. Beglov, dont la popularité n’est pas excellente dans une ville qui lui reproche de porter plus d’attention, comme son prédécesseur, aux affaires de morale et de religion qu’aux conditions de vie des Pétersbourgeois, a estimé que V. Bortko avait manqué de résistance au stress. N. Tikhonova a reconnu avoir ressenti un vrai choc lors de ce débat et estime que V. Bortko fait une grosse erreur en se retirant : d’abord parce qu’il a une responsabilité devant son parti. Mais aussi parce qu’en quittant l’arène, il contribue à faire chuter le taux de participation (les communistes risquent de ne pas se déplacer), ce qui ne peut que profiter à la candidature du gouverneur en exercice. M. Amossov, lui, critique l’argument principal de son ex-opposant : le fait que des bureaux de vote soient ouverts dans les oblasts voisins ne change pas grand-chose. Le vote n’y sera pas un facteur décisif dans cette campagne. En revanche, plus le taux de participation sera élevé et plus les choses seront difficiles pour Alexandre Beglov. Sans le dire ouvertement, les deux candidats semblent insinuer que, par cette désicion, V. Bortko agit précisément à l’inverse de ce qu’il prétend dénoncer : en se retirant, il ferait le jeu d’A. Beglov.

Quant au Parti communiste, il accuse le coup. Selon les propres mots du réfractaire, la Secrétaire du Comité municipal du KPRF Olga Khodounova aurait fait un malaise pendant l’émission de télévision. La direction du Parti, elle, a officiellement jugé que ce retrait était une erreur, prise sans consultation préalable : le KPRF avait soutenu la candidature de V. Bortko en mars 2019 et, en juin, avait été en mesure de déposer les 161 signatures de députés municipaux nécessaires à son enregistrement.

L’opposition pétersbourgeoise, en revanche, a suggéré à N. Tikhonova et M. Amossov de suivre l’exemple de Bortko et de se retirer également, de façon à pouvoir annuler ce scrutin dénoncé par le candidat communiste comme un « cirque ». Mais les deux candidats ont exprimé leur ferme intention de maintenir leurs candidatures. Pour Boris Vichnevski, chef de file de la section du parti Iabloko à l’Assemblée législative locale (sa propre candidature au scrutin n’a pas passé le filtre de la Commission électorale locale), cette affaire prouve surtout que les pronostics établis à Moscou concernant la candidature d’A. Beglov ont pu conduire à ce que certains « expliquent » à V. Bortko qu’il ne devait pas venir « gâter » la candidature du gouverneur en exercice. La position de Iabloko, en l’occurrence, est de ne soutenir aucun candidat lors de ce scrutin et d’appeler à ne déposer que des bulletins nuls.

L’hypothèse de pressions exercées sur V. Bortko a commencé à se répandre : le politiste Alexandre Konfissakhov, professeur à la faculté de psychologie politique de l’université de Saint-Pétersbourg n’exclut pas que les autorités aient pu inviter avec insistance le candidat Bortko à se retirer parce qu’il était en passe de devenir un concurrent sérieux pour Beglov. D’autres analystes politiques abondent en ce sens mais notent un paradoxe : le retrait de V. Bortko contribue à délégitimer un peu plus un scrutin déjà largement mis en question. Et de rappeler que la popularité du KPRF ne peut être niée.

Pour certains (plutôt proches du pouvoir actuel), après s’être laissé entraîner pour une raison incompréhensible par le Parti communiste dans un jeu de dupes, V. Bortko se serait vengé. Charismatique, à l’aise dans les débats politiques, l’ex-candidat aurait été malmené lors des dernières semaines. Certains soulignent en particulier une campagne d’affichage peu réussie organisée par le Parti et peu à l’avantage du candidat dont elle paraissait vouloir souligner l’âge.

Affiche en faveur des élections du gouverneur de Saint-Pétersbourg

Un cadavre politique

Samedi 31 août dès potron-minet, Vladimir Bortko a tenu sa promesse et a retiré officiellement sa candidature. Le responsable de la Commission électorale lui aurait fait remarquer que le document était historique.

Puis V. Bortko a convoqué une conférence de presse au cours de laquelle il a expliqué que cet épisode venait de mettre un terme à sa carrière politique. Son appartenance au Parti n’est pas plus assurée que son maintien à la Douma d’État. Il a dit ne pas avoir échangé avec G. Ziouganov et ne pas s’attendre à ce que ce dernier souhaite lui parler avant longtemps : « C’est probablement très difficile pour lui de supporter mon escapade maintenant ! »

L’ex-candidat a précisé être prêt à accepter n’importe quelle sentence de la part du KPRF et s’attendre à ce qu’elle soit sévère : s’il doit quitter la Douma, il le fera, mais il aimerait connaître l’opinion des membres du Parti : « S’ils comprennent mes motivations, je resterai. » Tout en se qualifiant lui-même de « cadavre politique », il a répété qu’il estimait avoir agi pour le bien des autres candidats communistes à la députation municipale : ces derniers pourront désormais agir en connaissance de cause.

V. Bortko dit ne pas regretter son geste : il sait que, comme on le lui avait clairement expliqué, il n’avait aucune chance de gagner. Et s’il s’est retiré de la course in extremis, c’est pour que les choses soient claires : le Parti communiste existe.

 

Sources principales : Kommersant, Delovoï Peterburg, Meduza, Vedomosti, Ekho Moskvy, TASS. Extrait du débat télévisé du 30 août

Vignette : Affiche en faveur de la candidature de Vladimir Bortko, Saint-Pétersbourg, août 2019 (© Céline Bayou).

 

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