Russie juste, naissance d’un second «parti du pouvoir»

Depuis la chute de l’URSS, les partis n’ont pas réussi à s’affirmer véritablement en Russie. De la myriade de formations présentes lors des premières élections pluralistes, bien peu se sont maintenues, car elles manquaient d’une véritable structure et, en particulier, d’une présence affirmée dans les régions, condition sine qua non pour exister dans le cadre d’une Fédération. Le seul parti pouvant disposer d’une organisation authentique demeurait le Parti communiste, héritier du PCFR (Parti communiste de la Fédération de Russie).


Aujourd’hui, après avoir réformé le code électoral, le président Poutine, qui concentre avec son administration la quasi totalité du pouvoir (le Parlement n’étant plus guère qu’une chambre d’enregistrement), s’est mis en tête de créer aux côtés du parti présidentiel Russie unie une autre formation: celle-ci doit pouvoir tailler des croupières à un Parti communiste qui a conservé la capacité de rassembler les citoyens mécontents de la politique ou plutôt de l’absence de politique sociale du gouvernement. C’est ainsi qu’est né le parti Russie juste, formé de Rodina, du Parti de la Vie et du Parti des retraités.

En décembre 2007 auront lieu des élections à la Douma d’État (chambre basse du Parlement de Russie) lors desquelles seront appliquées pour la première fois les modifications apportées à la législation électorale qui généralisent le scrutin de liste et portent de 5 % à 7 % des suffrages la barre à atteindre par les partis pour constituer un groupe parlementaire. Les formations politiques devaient en outre être enregistrées avant la fin 2006 auprès du ministère de la Justice, en justifiant d’au moins 50 000 adhérents et de représentations dans 50 régions de Russie. Il n’est pas étonnant, dès lors, que l’on ait assisté à la fin de l’année passée et au début de celle-ci à toute une série de manœuvres visant à la fusion de plusieurs partis, tout bloc électoral étant en outre désormais interdit.

La naissance de Russie juste

C’est ainsi qu’a été créé, le 28 octobre 2006, le parti Russie juste (son sigle russe, S.R. -Spravedlivaïa Rossia- évoquant le souvenir du Parti socialiste-révolutionnaire du début du XXe siècle…) qui regroupe trois formations: le Parti nationaliste Rodina (la Patrie), le Parti de la vie et le Parti des retraités, auxquels allait se joindre un peu plus tard, le 16 février, le Parti du peuple de Guennadi Goudkov. La présidence en était confiée à Sergueï Mironov, président du Conseil de la Fédération (chambre haute du Parlement). Dans son salut adressé le 1er février au nouveau parti, le président Poutine déclarait que le pays disposait désormais, à côté d’une formation libérale de centre droit, Russie Unie, majoritaire à la Douma, d’un parti de centre gauche. On assiste ainsi à la conclusion de manœuvres du pouvoir visant à réduire encore l’influence du Parti communiste, grâce à la création d’une force dite « sociale-démocrate », dont la plateforme proclame haut et fort la défense des intérêts des travailleurs. Le congrès constitutif du nouveau parti a eu lieu le 26 février 2007 et, lors des élections aux assemblées régionales du 11 mars, il a déjà réussi à devancer le Parti communiste pour le nombre de sièges. Dans la pratique russe, un tel score semble impossible sans l’utilisation des « ressources administratives », c’est-à-dire l’appui des autorités locales. Il s’agit là d’une mise en scène impensable ailleurs qu’en Russie : la création organisée d’en haut d’un parti « d’opposition » qui, en réalité, n’est rien d’autre qu’un second parti du pouvoir.

Le programme du nouveau parti

Celui-ci comprend essentiellement des propositions à caractère social, comme l’instauration d’un SMIC et l’amélioration de la protection des citoyens, financée par le Fonds de stabilité (qui est lui-même alimenté par les revenus pétroliers), une fiscalité plus juste, le renforcement de la lutte contre la corruption… Il n’y a rien là que ne puisse soutenir le parti présidentiel Russie unie! On y chercherait en vain une remise en cause de la mainmise du clan au pouvoir sur l’économie russe, non plus que la moindre condamnation de la politique de celui-ci en Tchétchénie, ou même une allusion à la situation de déliquescence que connaît l’armée russe, même si Russie juste propose une réduction de la durée du service militaire. La politique étrangère est de même totalement absente, le rôle proclamé de la Russie dans le monde étant d’en devenir un leader intellectuel…

Les doutes quant au rôle d’opposition que pourrait jouer Russie juste dans la Douma qui sortira des urnes en décembre 2007 sont encore renforcés par la personnalité de son président, Sergueï Mironov, leader d’une des trois composantes du nouveau parti, le Parti de la Vie. Celui-ci, un élu de Saint-Pétersbourg, est en effet un proche de Vladimir Poutine, qu’il a connu du temps où celui-ci était le premier adjoint du maire de la capitale du Nord, Anatoli Sobtchak. Lorsqu’il s’est présenté en 2004 à l’élection présidentielle, il a d’ailleurs déclaré de façon originale que s’il posait sa candidature, c’était pour mieux soutenir le Président candidat, ce qui lui a d’ailleurs valu le score peu convaincant de 0,8 %…

Des appels du pied à l’Internationale socialiste

Le leader de Russie juste n’en laisse pas moins entendre que son parti pourrait bien remplacer en tant que représentant de la Russie à l’Internationale socialiste le Parti social-démocrate de Russie, qui y figure au titre de membre consultatif. Il est vrai que celui-ci n’a pas réussi à se faire réenregistrer auprès du ministère russe de la Justice en 2006, décision dont il a fait appel, et qu’il se trouve dans une situation difficile. Ses liens avec l’organisation socialiste internationale datent de l’époque où Mikhaïl Gorbatchev en était le président, et l’aura de celui-ci ne peut certes en rien se comparer à l’image que présente celui que Le Nouvel Observateur[1] a baptisé «le social-démocrate de Poutine».

Le choix qui se présente désormais aux électeurs russes est plus que réduit, et les partis représentés à la prochaine Douma devraient se réduire à quatre: Russie unie, Russie juste, le Parti communiste et le Parti d’extrême droite LDPR (Parti libéral démocrate de Russie) de Vladimir Jirinovski. Les petits partis démocratiques historiques comme Iabloko et le Parti des forces de droite (SPS) qui disposaient dans la présente législature de quelques députés élus au scrutin majoritaire, ne devraient pas franchir la barre et n’ont pas réussi à fusionner en dépit de multiples tentatives. La possibilité de voter «contre tous», qui représentait une sorte de vote blanc, a été elle aussi supprimée. On ne saurait s’étonner désormais que la société russe se désintéresse de plus en plus de la politique.

 

Par Michèle KAHN
Source photo : www.spravedlivo.ru.jpg

 

[1] Le Nouvel Observateur, 22 février 2007.