Russie : la corruption aux portes de l’université

L’université est, dit-on, le monde du savoir désintéressé. Mais aujourd’hui en Russie, certains enseignants et personnels administratifs des établissements d’enseignement supérieur ont su mettre à profit le prestige des diplômes d’université au grand damnes des étudiants méritants.


Le terme de corruption (korruptsia en russe) est très utilisé aujourd’hui en Russie pour décrire toutes sortes de trafics monétaires, aussi vaut-il mieux en donner une définition préalable. La corruption peut se définir comme l’achat d’un service à un fonctionnaire ou à un élu qui mettent à profit leur statut d’homme public pour en tirer des avantages personnels. Les actes de corruption, les pots-de-vin, doivent être appréhendés comme un détournement des règles légales qui régulent une société.

Ils illustrent un travestissement du système et donc un phénomène institutionnel qu’il faut comprendre non pas au travers de leur caractère anecdotique mais dans une dimension sociale, plus pertinente, pour mieux cerner leurs conséquences à long terme. A travers l’étude de la corruption dans l’enseignement supérieur est mis en lumière l’affrontement des projets publics (éducation des citoyens, transmission du savoir, formation des élites) et des intérêts privés (reconnaissance sociale, prestige) dans lequel les règles relatives à l’université sont instrumentalisées et les principes démocratiques les plus élémentaires, comme l’égalité des chances, bafoués.

L’entrée dans un établissement d’enseignement secondaire

L’article 43 de la Constitution de la Fédération de Russie garantit à chaque citoyen le droit à un enseignement supérieur gratuit et accessible sur concours dans des établissements fédéraux ou municipaux, que l’on définira comme le secteur public. La Constitution ne contient en revanche aucune restriction relative au secteur privé en plein essor. L’accès payant n’est dans ce cas l’objet d’aucune réglementation. Ces nouveaux établissements qui, peu à peu, s’ouvrent dans tout le pays permettent à tous ceux qui le souhaitent d’accéder et de recevoir une formation supérieure dans n’importe quelle spécialité sans être soumis à la traditionnelle sélection sur concours. Une division entre un secteur public et un secteur privé existe donc bien en Russie, chacun étant soumis en principe à des règles propres.

Mais la dégradation de la situation financière des établissements publics a conduit au développement de cursus payants même dans les établissements publics qui, pour trouver des fonds, proposent dans quasiment toutes leurs disciplines des filières payantes accessibles à ceux qui ont échoué au concours mais qui désirent tout de même étudier. Dans les prestigieuses universités moscovites, une année d’étude payante coûte entre 4.000 et 6.000 dollars, dans un établissement de réputation moyenne le coût est à diviser par deux. En province, les prix sont à diviser encore par quatre. Ces filières concurrencent aujourd’hui directement en effectif les cursus gratuits. Il en résulte que le concours ne sélectionne plus les étudiants admis à s’inscrire en première année mais seulement ceux ayant le droit d’étudier gratuitement ou plutôt, comme il est plus «politiquement correct» de dire, ceux qui étudient «sur les fonds budgétaires» et qui ont en principe obtenu les meilleures notes aux examens.

La légalité de ces cursus payants est incertaine, mais si le travestissement des règles s’arrêtait là, il serait toujours permis de parler d’enseignement gratuit. Or, l’accès même à ces places est aujourd’hui compromis. Et il est désormais difficile d’affirmer que l’Etat russe garantit à ses citoyens les plus méritants des études supérieures gratuites. En effet, les places à l’université sont source de prestige et les études supérieures à nouveau valorisantes sur le marché du travail. Alors que la situation globale du pays se stabilise, il faut pouvoir justifier de ses compétences par un diplôme. Les concours d’entrée à l’université sont toujours populaires et les places sont «chères», au sens propre. Pour échapper à la concurrence, les parents n’hésitent pas à acheter les résultats de leurs enfants en proposant de l’argent aux professeurs.

Qui paie et pour quel résultat?

La création en Russie d’établissements supérieurs privés ne s’est pas accompagnée d’une diminution des actes de corruption, puisque ces derniers restent pour le moment bien moins prestigieux que les grandes universités d’Etat. Ces nouveaux établissements ne peuvent d’ailleurs assurer certains cursus très spécialisés et très recherchés. Par conséquent, les familles aisées essaient de placer leurs enfants en priorité dans des établissements publics et ne se tournent vers les cursus privés que comme une bouée de secours en cas d’échec à l’université. Les familles les plus fortunées préfèrent encore envoyer leurs enfants à l’étranger notamment dans les célèbres universités de Grande-Bretagne, d’Allemagne, de France et des Etats-Unis. Cependant, étant donné le coût exorbitant de telles études, cette pratique reste encore exceptionnelle aujourd’hui en Russie (et elle n’a pas été prise en compte dans les résultats de l’étude menée par l’INDEM).

Les résultats de notre étude sur la corruption du concours de l’université sont les suivants : la majeure partie des personnes interrogées affirme que durant les dix dernières années aucun membre de la famille n’est entré dans un établissement d’enseignement supérieur (plus de 39%). Plus d’un quart (27,5%) ont affirmé que leurs enfants étaient entrés par eux-mêmes sans aucune aide extérieure. 7,9% sont entrés en donnant des pots-de-vin au personnel administratif de l’université et 17,9% ont intégré les bancs du supérieur grâce aux cours individuels dispensés par des répétiteurs pour environ cinquante dollars de l’heure (qui sont généralement des membres de la commission d’admission) ou à des cours préparatoires collectifs (environ 500 dollars la préparation). Enfin, 6,3% des personnes interrogées affirment avoir renoncé aux études supérieures faute de moyens financiers et 5,9% n’ont pas ou évasivement répondu à la question.

Si on met de coté les quelques 40% de personnes interrogées dont aucun membre de la famille n’est entré à l’université durant les dix dernières années et si l’on prend pour base les 60% restants, il en résulte que plus de 13% des personnes interrogées ont avoué avoir donné, lors de l’entrée à l’université, pour elles ou leurs enfants des pots-de-vin aux membres de la commission d’admission, ce qui signifie des milliers et des dizaines de milliers de cas de corruption chaque année sur le territoire de la Fédération de Russie. Cet indicateur de la corruptibilité du système de sélection à l’entrée du supérieur doit être considéré comme élevé, et plus encore si l’on admet que toutes les personnes interrogées n’ont pas voulu reconnaître qu’elles étaient contraintes de payer des pots-de-vin aux professeurs ou aux personnels des établissements supérieurs. Il faut penser que les cas de corruption sont certainement beaucoup plus élevés.

Comment qualifier les cours donnés par les répétiteurs et les cours préparatoires ?

Les élèves qui recourent à ce genre de service sont généralement ceux qui s’apprêtent à passer le concours et qui tentent ainsi d’obtenir une place dans le cursus gratuit. Ces cours sont donc à l’évi-dence une forme voilée de pots de vin qui se développe et s’institutionnalise. Les répétiteurs donnent des cours de façon informelle aux lycéens qui viennent les voir. Ces personnes connaissent, bien sûr, les sujets du concours et peuvent ainsi mieux préparer leurs élèves que n’importe quel enseignant. Les cours préparatoires, collectifs, sont généralement donnés par des professeurs tout aussi avertis ! D’ailleurs, les lycéens ne prennent des cours de soutien qu’avec les professeurs des établissements qu’ils espèrent intégrer.

Ainsi, c’est non seulement les moyens financiers mais aussi les relations avec les bons professeurs qui avant tout conditionnent l’entrée dans les établissements supérieurs et qui semblent être la cause première de l’échec d’un élève. Il est quasiment impossible d’intégrer les universités et les établissements les plus prestigieux, sans l’appui de professeurs ou de répétiteurs. Cette corruption qui gangrène le concours d’entrée brouille les pistes. Aujourd’hui, en dépit du prestige des diplômes, la réussite à un concours ne témoigne plus des capacités intellectuelles de l’étudiant. Le nombre de places étant limitatif, les professeurs sont d’ailleurs obligés de sous-noter les étudiants qui ne paient pas et excluent ainsi totalement de leurs critères de sélection la connaissance.

Un tel système doit être qualifié de corrompu. L’éducation gratuite est un bien public dont disposent les fonctionnaires dans leur intérêt personnel en vendant les places par un système de pots-de-vin aux plus offrants. Si le plus souvent ces actes de corruption sont maquillés en cours individuel, les cas où une somme est directement versée à un membre de la commission contre la garantie d’inscription dans l’établissement concerné sont légion. D’ailleurs, le versement de pots de vin est une garantie de réussite et si la personne n’a pas suffisamment d’argent pour payer la somme exigée, elle peut toujours acheter sa réussite aux épreuves les plus difficiles.

Cette pratique conduit au résultat suivant: ceux admis au concours étudieront gratuitement, ceux refusés se verront proposer une place en cursus payant. Ironie du sort : plus les notes sont basses, plus les frais d’inscription seront élevés!

Un concours devenu discriminatoire

Cette situation conduit dans de nombreux cas à fermer l’accès à l’enseignement supérieur aux individus ayant peu de ressources, créant de nombreuses discriminations notamment entre la ville et la campagne. Il ressort de l’enquête menée par l’INDEM que les enfants des personnes interrogées habitant dans les villes de moins de 300.000 habitants rentrent plus facilement à l’université que ceux des villes de moins de 100.000 habitants et des zones rurales. En effet, les habitants des grandes villes peuvent plus facilement préparer leurs enfants aux concours, ont bénéficié d’une meilleure connaissance des circuits de l’ombre environnant les établissements supérieurs ; information dont sont presque complètement privés les habitants des campagnes et des petites villes.

Ainsi, les étudiants des villes ont un avantage certain aux concours d’entrée notamment aux moins prestigieux. Et cet argument est un des plus importants pour les familles. Cette discrimination à l’encontre des gens des campagnes n’est toutefois pas récente et existait déjà au temps de l’URSS. Puisqu’à cette époque ces populations passaient des concours «séparés» tandis qu’un quota de places leur était réservé dans certains établissements. Quelques universités offrent encore des avantages à ces étudiants mais les cas sont rares et globalement la question de la discrimination géographique reste non résolue.

Par ailleurs, selon les résultats de l’enquête de l’INDEM, les enfants qui entrent à l’université sont avant tout ceux dont les parents ont eux-mêmes reçu une formation supérieure. Aujourd’hui, un diplôme reste socialement très valorisant et afin de garantir à leurs enfants un statut social en-viable, les parents sont prêts à tout, même à donner un pot-de- vin.

Corps professoral?

L’enquête menée par l’INDEM montre que le développement de ces pratiques est inversement proportionnel à la taille de la ville, où se trouve l’établissement. Il semblerait que, pour l’instant, à Moscou ou à Saint Pétersbourg, elles ne se soient pas autant généralisées.

Par ailleurs, il semble que la diffusion des pots-de-vin ne soit pas aussi rapide dans les établissements, où le corps professoral est plus âgé. Les vieux professeurs semblent plus réticents à accepter des pots-de-vin que la jeune génération, plus décomplexée face à ce genre de «transaction». Ceci conduit à penser que le renouvellement prochain du corps professoral pourrait s’accompagner d’une plus forte moneyabilité des concours d’entrée, ce qui aurait des conséquences éminemment néfastes pour l’avenir de l’université.

La réforme du concours unique

Actuellement l’idée d’une réforme de l’enseignement supérieur fait son chemin et avec elle, celle de la réforme des conditions d’accès à l’université. On évoque la possibilité d’instaurer un examen national unique à la fin des études secondaires (équivalent du baccalauréat en France). L’esprit de cette réforme serait d’évaluer les connaissances des futurs étudiants par un système d’exa-men uniformisé dans les matières principales. Les résultats seraient ensuite joints aux dossiers lors des demandes d’inscription à l’université. Au jour d’aujourd’hui, cet examen à été mis en place dans certaines régions, ce qui lui donne un impact réduit. D’aucuns prétendent que cette réforme contribuerait à réduire la corruption au concours d’entrée à l’université. En réalité, rien n’est moins sûr.

Tout d’abord, cet examen unique n’est pas un remède contre la corruption car la spécialisation de certains établissements nécessite de maintenir des épreuves spécifiques à l’enseignement qu’ils délivrent (ex : écoles d’art, de cinéma, mais aussi de physique, etc.). Un bon recrutement nécessite en effet de sélectionner les étudiants sur des qualités et des aptitudes particulières qui ne peuvent être évaluées lors de l’examen général. Or, la moindre épreuve offre une opportunité.

Par ailleurs, la réforme, visant à rétablir la supériorité hiérarchique du ministère, imposerait que tout examen d’entrée soit au préalable autorisé par le ministère de l’Education. Les établissements désireux de sélectionner leurs candidats devraient donc demander l’aval du ministère, ce qui aurait pour effet de faire remonter les actes de corruption des établissements directement au ministère, certains parents n’hésitant pas à s’adresser directement aux fonctionnaires des pouvoirs centraux.

Finalement, un examen unique permettant aux lauréats de présenter librement leur candidature dans tous les établissements du pays risque de voir les établissements prestigieux pris d’assaut par un surplus de demandes. Or face à une inflation brutale du nombre de candidats, la seule solution sera bien la sélection, et par conséquent une corruption potentielle des règles du jeu! Autrement dit, la corruption ne disparaîtra pas avec la prochaine réforme, sa cause est bien autre qu’un simple disfonctionnement des institutions!

 

Pour consulter l’enquête réalisée par l’INDEM : www. indem.ru

Par Vladimir Lvovitch RIMSKY traduit par Aurore CHAIGNEAU