Russie: La forêt, nouvel espace d’interactions entre société civile et pouvoir

« La forêt est notre richesse » est un leitmotiv abondamment repris en Russie. Cette richesse est certes économique, mais aussi identitaire et même spirituelle. Chargée autant émotionnellement qu’économiquement, la forêt est donc un observatoire particulier des nouveaux modes d'interaction entre la société et le pouvoir.


On ne s’étonne pas de voir, sur le site de l'Agence fédérale des forêts[1], se dérouler un ruban de citations associant écrivains et dirigeants actuels, tous exaltant la valeur fondamentale de la forêt. À Moscou, les salles du musée de la Forêt[2] articulent, sous des appellations imagées, les diverses facettes de ce « monde » : dimension universelle et rôle dans la biosphère (« la cathédrale forêt »), centralité dans la culture nationale (« la Russie de bois »), ressource collective à gérer (« l'œil de l'État »).

« Une puissance forestière à l'abandon »[3]

En 2010, la Russie comptait 882 millions d'hectares de forêts, soit les surfaces forestières des États-Unis, du Canada et du Brésil réunies. Elles couvrent 45 % du territoire russe, avec un volume sur pied estimé à 81,6 milliards de m3, dont 48 milliards de m3 de bois exploitables[4]. Mais, si la Russie détient un quart des ressources forestières de la planète, sa part dans le commerce mondial des produits forestiers est inférieure à 4 %. Défaut de gouvernance, équipements désuets et sous-financement sont parmi les principaux facteurs qui entravent le développement du secteur dans ce pays, selon un rapport de la FAO[5]. Il serait ainsi possible de produire 4,5 fois plus de bois sans nuire au patrimoine forestier.

La réforme de la gestion de cette richesse est problématique, comme l'atteste la longue navette législative autour de l'adoption d'un nouveau Code de la forêt, rédigé en 2003 et qui n'est entré en vigueur qu'en janvier 2007. Les voies de la décentralisation (transfert des compétences aux régions, sans financement ad hoc) et de la privatisation choisies par le pouvoir suscitent de nombreuses critiques de la part des experts comme des citoyens. Alors que German Gref, alors à la tête du ministère du Développement économique chargé de rédiger le nouveau code, justifiait son projet en affirmant qu'en 2020, la Russie ferait un « usage civilisé » de la forêt grâce à l'apparition de vrais propriétaires, le sentiment le plus répandu est que le désengagement de l'État, en l'absence de réglementation établissant clairement les responsabilités dans la protection de la forêt, est criminel.

Les incendies qui ont ravagé la Russie au cours de l'été 2010 ont donné corps à ces critiques et le journal Novaia gazeta put alors titrer « La Douma a mis le feu à la forêt »[6]. La calamiteuse gestion du fléau a en effet révélé la carence des autorités. La politique de communication du pouvoir montrant un Vladimir Poutine, alors Premier ministre, volant tardivement au secours de la forêt aux commandes d'un avion bombardier d'eau n’a guère calmé la colère d'une population qui, abandonnée, a dû combattre le feu avec des moyens dérisoires. Cet été 2010 a sans doute joué un rôle dans la cristallisation d'un nouveau civisme : il a été l'occasion d'une mobilisation solidaire qui a d’ailleurs incité la revue Expert à désigner le citoyen russe comme « Homme de l'année ».

De façon générale, on observe actuellement un regain d'activisme au service de la forêt. Alors que bien des écologistes mobilisés pendant la perestroïka regrettent désormais l'époque soviétique, où ils pouvaient obtenir des autorités communistes locales l'organisation de «samedis rouges» dédiés au nettoyage de tel ou tel site, c'est aujourd’hui une autre génération qui, avec d'autres ressources, organise des actions de sensibilisation. Et les slogans qui accompagnent les opérations de nettoyage collectif attestent que l'imaginaire sollicité est bien loin d'une foi dans les effets vertueux de la privatisation : « La forêt est notre maison, n'y jette pas d'ordure », par exemple.

Des mobilisations ambigües

Ce sont désormais les menaces que représentent la poussée urbaine et l’extension des réseaux routiers qui suscitent les mobilisations les plus visibles, sinon les plus fortes.

La matrice de ces mouvements qui se multiplient –notamment à la périphérie de Moscou– est le conflit qui a éclaté en 2008 à propos du tracé d'une autoroute qui, pour relier Moscou à Saint-Pétersbourg, doit traverser la forêt de Khimki, aux abords de laquelle s'est implantée une classe moyenne moscovite à la recherche d’une autre qualité de vie. La mobilisation a connu un point culminant à l'été 2010, amenant le président Dmitri Medvedev à annoncer la suspension du chantier[7].

La trentenaire Evguénia Tchirikova, ancien chef de projet dans une entreprise emblématiquement nommée Business innovation, met depuis quelques années son savoir-faire en matière de marketing et d'organisation au service de cette cause. Elle est aujourd’hui une figure très présente dans l'espace public, tenant une permanence hebdomadaire dans les locaux de Greenpeace où elle reçoit et conseille d'autres citoyens touchés par l'abattage des bois à la périphérie de Moscou, que ce soit pour construire des immeubles, une station de métro ou une usine d'incinération.

Ces mouvements protestataires, en articulant leurs argumentaires autour d’un avenir perçu comme incertain – souci de préserver un patrimoine naturel pour les générations futures – et d’un présent implicitement présenté comme problématique – nécessité de sauver les lieux qui ont servi de refuge aux Moscovites étouffés lors des incendies de 2010 –, s'appliquent à mettre en avant un souci du bien commun, adossé à une perception de la forêt comme propriété collective. C’est ainsi, par exemple, que les manifestants arborent fréquemment des ballons verts sur lesquels figure l'inscription « La forêt est à nous ». Mais ces mobilisations n'en apparaissent pas moins, aux yeux de beaucoup, comme des initiatives de défense d'intérêts locaux et de situations particulières de confort (la qualité de l'environnement proche), formes de résistance à des projets qui, eux, visent d'autres intérêts communs (le désengorgement des axes routiers, l’extension du parc immobilier dans des villes en extension, etc.). La page d'accueil du site de l'association de défense de la forêt de Khimki en prend d’ailleurs note: on y voit, à gauche, un écureuil au creux d'une main et, à droite, la silhouette d'immeubles, le tout agrémenté de la maxime « La croissance des villes ne doit pas se faire au détriment de l'écologie et des droits des citoyens »[8].

Un nouveau répertoire d'actions

Cet accent mis sur le droit est un indice important de la dynamique des interactions entre dirigés et dirigeants: la défense de la forêt est en effet l'occasion de s'emparer d'un nouveau répertoire d'actions protestataires. Pour désigner la lutte en faveur de la sauvegarde de Khimki, au terme standard servant à parler de la « défense de la nature » (okhrana) est préféré celui qui dit la « défense » dans un contexte de guerre (oborona).

Dans un premier temps a été mobilisé un code ancien: l'appel aux instances suprêmes. C'est ainsi qu’à Khimki les activistes ont créé une « Allée du président Medvedev », symboliquement plantée de jeunes arbres pour compenser la perte de ceux qui ont été abattus et plaçant de fait la forêt sous la protection du chef de l'État. Mais la reprise du chantier, à peine quelques mois après l'annonce de la décision présidentielle de le suspendre, a largement contribué à dévaloriser ce mode d'intervention.

À travers ces contestations, on assiste désormais à une mise à l'épreuve des institutions de la « démocratie à la russe ». Les divers projets d'aménagements doivent en effet faire l'objet d'« auditions publiques », que les autorités locales semblent généralement s'appliquer à neutraliser[9] tandis que les protestataires en demandent vigoureusement la mise en œuvre. Dans le cas du conflit autour de la forêt de Tsagovski, près de la ville de Joukovksi[10], on a pu voir, en juin 2012, celui qui était alors le gouverneur de la région de Moscou, Sergueï Choïgou (il est aujourd’hui ministre de la Défense), critiquer la municipalité et la sommer d'établir un dialogue avec les défenseurs de la forêt. Son déplacement sur les lieux du conflit montre comment la défense de la forêt peut devenir une «ressource» pour un homme politique[11].
L'Agence fédérale des forêts a pris acte de cette demande de débat public et a ouvert sur son site un « forum sur la politique forestière » où les internautes peuvent commenter les réglementations du code de la forêt.

Les protestataires convoquent également le droit. Expliquant que les citoyens « se mettent entre les engins qui opèrent illégalement et leur terre » lors d’une action de blocage d’engins de chantier, le commentaire d’une vidéo associe à la fois un droit formel –la cession d'espaces boisés, à l'encontre de certaines dispositions des codes foncier et forestier– et un droit informel –l'idée que la forêt appartient à tous. Pour constater les infractions identifiées par eux, les citoyens mobilisés convoquent la police afin qu'elle vérifie les papiers des conducteurs de machines intervenant sur les chantiers[12] : ils s'inscrivent dans le champ légal. C'est également au nom du droit que les défenseurs de la forêt de Khimki ont cherché, en juin 2012, un soutien auprès du Parlement européen contre l’entreprise française Vinci, en charge de la construction de l'autoroute dont ils contestent le tracé.

Les autorités ne manquent pas, elles aussi, d'occuper ce même terrain de la loi. En février 2013, Tatiana Pavlova, leader du mouvement de défense de la forêt de Seliatino, qui a fait obstacle aux engins de terrassement, a été poursuivie pour insoumission aux autorités[13]. L'intimidation « judiciaire » s'adjoint dorénavant à l'intimidation physique utilisée jusqu’alors[14].

La lutte pour la défense de la forêt passe par l'apprentissage de nouveaux modes d'interaction avec les autorités. Est-elle pour autant un chemin vers la politisation ? Evguénia Tchirikova est devenue une figure de l'opposition à V. Poutine et les élections municipales auxquelles elle a participé en octobre 2012, suite à la démission du maire sortant, ont été placées sous les feux de la rampe. L'écart important (30 points) entre son score et celui du membre du parti du pouvoir Russie unie finalement élu (Oleg Chakhov, qui a eu un parcours professionnel dans la construction routière, à la fois comme fonctionnaire et comme acteur économique) suggère que les fraudes ne sont pas les seules cause de l’échec de la pasionaria de Khimki. Quel que soit l'attachement des Russes à la forêt, tous ne sont pas prêts à se mobiliser pour elle.

Notes :
[1] http://www.rosleshoz.gov.ru/
[2] http://roslesmuseum.ru/
[3] Titre de l'article de M. H. Mandrillon, Le Monde diplomatique, octobre 2010.
[4] « L'industrie forestière de la Fédération de Russie pendant la période de transition », http://www.fao.org/docrep/t4620f/t4620f05.htm
[5] « Étude sur les perspectives du secteur forestier russe d'ici à 2030 », rédigé en 2012, http://www.fao.org/news/story/fr/item/158127/icode/
[6] « Les podojgli v Gosdoume », Novaia gazeta, 13 août 2010.
[7] Pour une chronique de ce mouvement, voir Myriam Désert, « Les ‘nouveaux citoyens’ inventent le ‘printemps russe’ », P@ges Europe, 05 mars 2012 – La Documentation française © DILA, http://www.ladocumentationfrancaise.fr/pages-europe/d000466-comment-les-nouveaux-citoyens-russes-ont-invente-leur-printemps-par-myriam-desert
[8] http://www.ecmo.ru/.
[9] En général, les dates de ces réunions sont l’objet d’une grande discrétion et les personnes qui y sont conviées sont acquises aux projets. Cela permet de faire état à la fois du respect de la réglementation et du soutien de la population.
[10] Vidéos sur cette action : http://publicpost.ru/theme/id/1361/bitva_za_cagovskiy_les/ et journal de la lutte, en anglais : http://zhukles-en.livejournal.com/
[11] Pour une couverture de l'événement par la télévision non gouvernementale Dojd : http://www.youtube.com/watch?v=F2b4KiJgfyM
[12] Vidéo montrant ce type d'action : http://www.youtube.com/watch?v=kx-hJkKUKqs
[13] Interview faite à la sortie de l'audience : http://www.svoboda.org/media/video/24894034.html?z=959&zp=1
[14] Rappelons le cas de Mikhail Beketov, rédacteur en chef du journal local de Khimki, qui dénonçait les agissements illégaux des autorités locales et est resté invalide après avoir été roué de coups en novembre 2008. Il est décédé le 8 avril 2013.

* Chercheur associé au Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre-européen (CERCEC) et Professeur à l’université Paris-Sorbonne (Paris IV)

Vignette : Exposition organisée à Moscou par l’Agence fédérale des forêts en février 2013. © http://www.rosleshoz.gov.ru/