Russie : le Kremlin et les investissements étrangers dans les entreprises stratégiques

Fin 2014, la Fédération de Russie a actualisé sa loi sur les investissements étrangers dans les entités stratégiques. Une mise à jour qui semblait la bienvenue mais dont la mise en œuvre demeure problématique.


Dans le climat économique équivoque qui règne depuis 2014, le Kremlin a récemment annoncé que la Russie étudiait très sérieusement les propositions d’investisseurs chinois souhaitant acquérir une participation majoritaire dans des projets stratégiques pétroliers et gaziers en Russie. Ces propos ne seront pas passés inaperçus à Pékin. «S’il y a une demande [de la Chine], nous allons la considérer sérieusement», a affirmé le vice-Premier ministre Arkadi Dvorkovitch lors du Forum économique de Krasnoïarsk, en février 2015, «et je ne vois pas d’obstacles politiques à l’heure actuelle». Cette déclaration s’est confirmée dans les faits par la visite à Moscou du président chinois Xi Jinping en mai 2015, et par celle programmée en juillet à Oufa au sommet du BRICS et de l’Organisation de Coopération de Shanghai.

Pourtant, s’il ne semble donc pas y avoir d’écueil politique, des obstacles juridiques demeurent qui pourraient tempérer cet enthousiasme. La Russie a en effet récemment mis à jour sa législation sur les investissements directs étrangers dans les secteurs stratégiques. Le cadre juridique qui prévaut aujourd’hui n’est pas tout à fait nouveau, ni unique sur le plan mondial, mais sa mise en pratique reste problématique.

Évolution du cadre juridique

Dans son message annuel à la nation d’avril 2005, le président Vladimir Poutine avait exprimé la volonté du gouvernement de mettre au point un texte juridique clarifiant les conditions dans lesquelles les investisseurs étrangers pourraient dorénavant prendre des participations dans les secteurs stratégiques russes. L’urgence d’adopter un tel texte aurait été ressentie lorsque le groupe allemand Siemens avait tenté, au début de 2005, d’acquérir une participation importante dans la société russe Power Machines. Après moult projets et discussions, la loi fédérale n°57-FZ «Sur les procédures liées à l’investissement étranger dans les entreprises commerciales revêtant une importance stratégique pour la défense nationale et la sécurité de l’État» a finalement été promulguée en mai 2008.

Cette loi fixe les restrictions posées d’une part à l’investissement de capitaux étrangers dans le capital social des entités commerciales russes ayant une importance stratégique, et d’autre part à tout type de contrôle sur ces entités. Le contrôle est défini comme la possession d’au moins 50% des actions de l’entreprise, assortie d’un droit de vote et donnant la possibilité à l’entreprise étrangère détentrice de désigner la moitié ou plus des membres de l’organe de direction de l’entité cible.

Couvrant 42 secteurs différents qualifiés de «stratégiques» (allant des activités météorologiques aux activités spatiales, en passant par l’exploration géologique, la radiodiffusion ou les activités d’édition et de publication), la loi stipule que les investisseurs étrangers ayant acquis au moins 5 % des actions d’entreprises commerciales stratégiques avant l’entrée en vigueur de la loi fédérale doivent toutefois fournir certains renseignements à l’organisme public compétent. Désormais, le contrôle étranger d’entreprises russes engagées dans l’un de ces 42 secteurs définis comme stratégiques doit faire l’objet d’une autorisation préalable, obtenue en plusieurs étapes. Jusqu’alors, les autorisations étaient octroyées au cas par cas sur des critères peu transparents.

La Commission gouvernementale sur les investissements étrangers est l’organisme habilité à examiner et à approuver les investissements étrangers dans les entités stratégiques russes. Au terme d’un délai d’examen maximum de 30 jours, elle doit prononcer sa décision quant à la demande d'un investisseur étranger:
- elle peut donner son approbation préalable à la transaction. Dans ce cas, la Commission fixe un délai dans lequel l’opération doit être finalisée. Si l'investisseur ne parvient toutefois pas à clôturer la transaction dans le délai prescrit, il doit solliciter une nouvelle approbation, en fournissant une deuxième fois l’ensemble des documents requis;
- elle peut imposer une liste de conditions que l'investisseur doit remplir dans un délai imparti, au terme duquel l’approbation est définitive;
- elle peut, enfin, refuser d'approuver la transaction. Cette décision est susceptible de contestation devant la Cour suprême d’arbitrage de la Fédération de Russie.

Cette loi a donc permis d’établir un cadre juridique clair, améliorant la transparence et la prévisibilité de l’action publique. Toutefois, le très grand nombre de secteurs visés par la loi a suscité de fortes préoccupations, certains domaines étant difficilement rattachables à des objectifs de protection des intérêts essentiels en matière de sécurité. S’y sont ajoutés l’absence de procédures transparentes, la propension à la corruption, et l’absence d’un système juridique juste et équilibré où les décisions administratives ne sont pas prises de manière arbitraire. Par conséquent, malgré cet effort, la confiance des investisseurs étrangers s’est amoindrie. En témoignent, par exemple, les positions controversées dans le domaine pharmaceutique.

Le cas pharmaceutique

En 2009, le gouvernement russe lançait son programme Pharma 2020 dont l’objectif visait à régler les problèmes systémiques dans l'industrie pharmaceutique russe: il s’agissait de contribuer à produire davantage de médicaments innovants sur le sol national, afin de réduire la dépendance vis-à-vis des importations. Le programme a stimulé la pénétration de certaines sociétés multinationales dans le marché russe par la localisation de leur propre production en Russie et grâce à une collaboration avec des entreprises pharmaceutiques russes. Il s’agissait également de collaborer avec des universités locales afin de stimuler la recherche et le développement, les multinationales étant alors récompensées par des avantages fiscaux.

Profitant de ce programme, l’entreprise pharmaceutique américaine Abbott souhaitait entrer sur le marché russe en acquérant Petrovaks Pharm, un fabricant de vaccins. Un premier accord entre les deux sociétés avait été conclu à la mi-2012 pour un montant d’environ 280 millions de dollars. À l’instar de nombreuses autres sociétés pharmaceutiques, Abbott prévoyait d'utiliser cette acquisition comme un moyen de localiser sa production en Russie où elle ne disposait alors d’aucune usine. Mais, en avril 2013, la Commission gouvernementale russe a refusé l’autorisation de l’opération sur la base de la loi n°57-FZ, expliquant que ce projet menaçait la sécurité nationale. Pourtant, les vaccins ne faisaient pas partie de la liste des secteurs concernés par cette loi. Troublante coïncidence, le rejet de la demande d'Abbott a ouvert la porte à une société russe, Pharmstandard, qui cherchait également à acquérir Petrovaks.

La mise à jour du cadre juridique

Pour calmer certaines de ces craintes, la récente loi fédérale n°343-FZ adoptée en novembre 2014 a amendé la loi n°57-FZ. Rédigée par le Service fédéral anti-monopole, elle entend atteindre deux objectifs principaux.

Il s’agit, d’une part, de procéder à la libéralisation partielle du cadre réglementaire régissant les investissements étrangers dans les entreprises stratégiques, en supprimant certaines transactions de son champ d'application et en simplifiant la procédure d’autorisation. Ont en particulier été retirées du champ d'application de la loi, (i) les opérations dans lesquelles l’acquéreur est une organisation sous le contrôle d'une entité étrangère et d'une entité constitutive de la Fédération de Russie (cette exception était auparavant applicable uniquement aux sociétés contrôlées par la Fédération de Russie), et (ii) les opérations dans lesquelles l'investisseur étranger et l’entité stratégique russe sont sous le contrôle d'une seule personne. À l’inverse, la loi ajoute des opérations qui nécessitent une approbation préalable: sont notamment visées celles dont l’objet est l'acquisition des actifs d’une entité stratégique dont la valeur représente au moins 25% de la valeur des actifs au bilan de cette société.

Il s’agit, d’autre part, de clarifier certains articles de la loi n°57-FZ dont l’interprétation et la mise en œuvre ont déconcerté les investisseurs étrangers. Par exemple, la période de validité d'une décision d’approbation préalable d'une opération est dorénavant déterminée par la Commission gouvernementale sur la base d’une proposition de l’investisseur étranger requérant. La loi prévoit que, si une prolongation de cette période de validité est sollicitée, le demandeur doit s’adresser à la Commission pour en expliquer les raisons et préciser la durée de prolongation nécessaire. Il n’est ainsi plus exigé de fournir à nouveau l’ensemble des documents.

L'industrie pharmaceutique russe atteste ces attentes de changement. Mais les investisseurs étrangers restent perplexes. Une étude publiée par le cabinet d’audit Ernst & Young fin 2014 met en exergue plusieurs inquiétudes. Il existerait ainsi un déséquilibre profond entre les exigences réglementaires requises de la part des investisseurs étrangers comparées à celles demandées aux investisseurs nationaux. En outre, les premiers manquent cruellement d’informations sur l’interprétation de la législation par rapport à leurs homologues russes. Dans l'ensemble, l'environnement réglementaire en la matière est un défi important pour les investisseurs étrangers.

Les conséquences immédiates de cette mise à jour législative se sont peu fait ressentir dans les premiers six mois de 2015, l’attention s’étant essentiellement portée sur les relations politiques avec la Russie. Il est cependant à espérer que les prochains mois permettront de tirer des enseignements clairs sur cette réponse législative apportée aux critiques faites sur l’opacité de l’administration russe et sur la complexité de ses règles commerciales. Il conviendra également de vérifier si sa mise en œuvre est accueillie favorablement par les investisseurs étrangers. Il en va de l’intérêt de la Russie, notamment si elle entend mener à bien son programme Pharma 2020 en continuant à attirer les capitaux étrangers alors que le climat politique international ne cesse de se détériorer.

Vignette : Logo du programme Pharma 2020 (http://pharma2020.info/).

* Docteur en droit privé, auteur de l’ouvrage Les golden shares en droit de l’Union européenne, spécialiste des aspects juridiques, politiques et économiques en matière d’investissements internationaux.