Russie: Le réfrigérateur et la démocratie

Dans cet article au ton ironique, la journaliste de Novaya gazetacherche à provoquer le lecteur, afin de dénoncer la «doctrine Sourkov» actuellement en cours au Kremlin.


Suivant cette idéologie de la «démocratie souveraine», élaborée par le proche conseiller éponyme de Vladimir Poutine, la Russie doit se développer conformément à ses caractéristiques culturelles et historiques afin d’atteindre une démocratie qui lui serait propre.

Le réfrigérateur et la démocratie
Youlia Latynina, Novaya Gazeta, 2 novembre 2009

L’Espagne est-elle disposée à être un pays démocratique? Et la Russie? Et la Papouasie Nouvelle Guinée? La bonne question est de savoir qui parle et comment…

Je me suis rendue la semaine dernière en Espagne, pour une raison tout à fait agréable: j’y présentais mon dernier livre, Niyazbek[1], traduit en espagnol. Il est agréable pour un Russe de se rendre en Espagne, car ce pays, répétons-le, n’a pas vocation à être une démocratie.

Non seulement les Espagnols, je vous le rappelle, ont chassé les Juifs et les Maures, brûlé ceux qui restaient, mais ils ont mis tout le pays à genoux grâce à leur bureaucratie et se sont même brillamment ridiculisés au début du XXe siècle.

Car, dès que le gouvernement républicain a pris le pouvoir, les anarchistes de l’Espagne entière, mais surtout de Catalogne et d’Andalousie, se sont mis à tuer les propriétaires terriens et à éventrer les prêtres. Ce chaos a tant lassé les Espagnols qu’ils ont accueilli Franco avec enthousiasme.

Puis, lorsque les Républicains ont entamé la lutte contre Franco, les anarchistes, pourtant parfaits zigouilleurs de prêtres, se sont avérés de piètres combattants. A tel point que c’est la minorité communiste qui est devenue le chantre de l’opposition, suivant le principe honorable de leur dépendance à Staline. En un mot, les citoyens républicains n’avaient rien contre le fait d’être les marionnettes d’un despote étranger faisant de leur pays une place forte contre Hitler et l’Occident.

Autant dire qu’on a ici affaire à de vulgaires merdocrates et libérastes...

Et alors? Rien: l’Espagne est aujourd’hui une vraie démocratie. Celui qui s’aviserait de gloser sur les merdocrates qui se sont ridiculisés et d’affirmer que l’Espagne ne deviendra jamais une démocratie digne de ce nom, serait immédiatement pris pour un idiot.

D’accord, ils se sont ridiculisés. Comme les Français en 1792. Ce sont des choses qui arrivent.

L’idée selon laquelle la Russie n’est pas vouée à devenir une démocratie, qu’elle trace sa propre voie vers la démocratie, est très populaire chez nous, avec la bénédiction de nos autorités. La Papouasie Nouvelle Guinée le peut, mais pas la Russie. Mais pourquoi donc tant de haine envers la Russie, au point de penser que les Russes valent moins que les Papous? Je l’ignore, mais j’en ai une vague idée.

Aussi surprenant que cela puisse paraître, la thèse d’une «voie particulière vers la démocratie» doit être perçue comme un mensonge ou une vérité, en fonction du sujet abordé, mais surtout de la personne qui tient ce type de discours.

Si c’est Barack Obama qui avance cette thèse, il dit vrai. Si, autre exemple, c’est l’ancien et indéboulonnable Premier ministre autoritaire de Singapour Lee Kuan Yew qui parle, ce politicien de tout premier ordre du XXe siècle qui a fait de son pays en guenilles l’un des Etats les plus florissants en l’espace d’une seule (!) génération, alors il s’agit ici encore de la vérité. Mais si c’est un certain Sourkov[2] qui le dit, alors là, excusez-moi, c’est une pure ineptie.

La démocratie, c’est comme l’électricité. Si vous avez importé un réfrigérateur en Russie et qu’il ne marche pas, ne croyez pas l’électricien qui vous dit que la loi d’Ohm n’a pas cours en Russie. Votre frigo est cassé et l’électricien ne veut pas le réparer, c’est tout.

Mieux vaut se demander pourquoi ce réfrigérateur tombe en panne en Russie.

La réponse est malheureusement connue depuis l’Antiquité et le Moyen-âge, depuis Aristote et Machiavel. Mais pour une raison étrange, à l’ère de l’ONU, de l’UE et des droits de l’Homme, on n’aime pas trop la rappeler.

La réponse est simple: la démocratie n’est pas assez stable pour gouverner les pays pauvres. Si la majorité des électeurs sont pauvres, la démocratie devient inévitablement une dictature.

En Bolivie, la plupart des électeurs sont des miséreux et ils ont voté avec empressement pour Evo Morales qui verse mensuellement à presque toute la société 200 bolivianos (soit 30 dollars). En Iran, les électeurs pauvres et la majeure partie des régions rurales ont élu en grande pompe Ahmadinejad, qui a relevé le pays et l’a hissé dans les hautes sphères de la nanotechnologie de pointe, c’est du moins ce que la télévision iranienne affirme.

Et pourquoi pensez-vous que Mao l’a emporté en Chine en 1949? Mao n’était qu’un colonel sans talent, il a perdu toutes les batailles dans lesquelles il s’était engagé. Dans le comté du Yangyang qu’il s’est approprié, la terreur était plus terrible encore que lors des pires purges de Staline. Mais quelle importance cela pouvait bien avoir, puisqu’il était soutenu par des millions de paysans chinois? Pourvu que la démocratie n’advienne pas demain en Chine: 700 millions de paysans chinois éliront un nouveau Mao.

Je le répète: la démocratie des misérables est instable et finit toujours en dictature. Dans une société constituée de pauvres, les droits à la propriété sont garantis par un régime non pas démocratique mais autoritaire. L’absolutisme éclairé des XVII-XVIIIe siècles, au cours desquels l’Europe a connu un fort développement technique, était un régime bien plus autoritaire que celui de la Chine actuelle. C’est d’ailleurs dans ce type de régime que réside la clé du miracle de ce progrès qui a mécaniquement permis à ces pays d’augmenter le nombre de leurs électeurs.

Car telle est la différence entre un bon et un mauvais régime autoritaire. Le mauvais autocrate utilise le pouvoir pour se remplir les poches. Le bon autocrate, tel Lee Kuan Yew, utilise le pouvoir comme moyen de garantir le droit à la propriété.

Après le départ d’un mauvais dictateur, le pays sombre dans le chaos ou une nouvelle dictature naît. Une bonne dictature, au contraire, se consume et devient démocratie.

Le général Augusto Pinochet a été à l’origine de l’économie florissante du Chili, puis il a annoncé des élections, espérant les remporter. Il fut vaincu et dut partir face au choix qui s’imposait à lui: abandonner le pouvoir ou trahir ce pour quoi il avait pris la tête de l’Etat.

Le général Franco était cruel mais particulièrement tolérant envers ses amis voleurs. Mais grâce à l’interdiction de fonder des syndicats sous son règne, l’Espagne est devenue le pays le moins cher d’Europe en termes de main-d’œuvre. Une fois le peso stabilisé dans les années 1960, des investisseurs étrangers se sont rués dans le pays. Pour l’Europe de l’époque, l’Espagne était l’équivalent de la Chine pour le monde d’aujourd’hui. La demande de cadres était telle, qu’un grand nombre d’Espagnols développèrent un comportement étonnant, sans pareil en Europe: ils travaillaient dans deux ou trois entreprises à la fois.

Avec l’afflux d’investissements, les salaires ont augmenté, puis, pour un meilleur rendement des usines, il a été question de lever les barrières commerciales et d’adhérer à l’Union européenne. Ce qui signifiait se démocratiser.

Tout réfrigérateur peut être branché, d’une manière ou d’une autre, au réseau électrique. Certains passent par un transformateur, d’autres par une rallonge. Ne croyez pas ceux qui vous disent que si votre réfrigérateur ne marche pas, c’est parce que l’électricité circule différemment. Encore moins, malheureusement, ceux qui affirment qu’il suffit de placer le réfrigérateur dans la maison pour qu’il se mette à marcher.

[1] Youlia Latynina est journaliste indépendante, spécialiste de la corruption en Russie. Elle est aussi l’auteure de romans, dont un seul a été traduit en français.
[2] Vladislav Yourévitch Sourkov est l’idéologue du Kremlin à l’origine du concept de «démocratie souveraine», devenu la doctrine du parti au pouvoir, Russie Unie. Suivant cette doctrine, la Russie n’a à recevoir de conseil d’aucune démocratie occidentale, car son histoire particulière ne peut accepter de greffe extérieure: il existerait ainsi une démocratie typiquement russe. Homme discret, sorte d’éminence grise, il a aussi à son actif la création du mouvement Nachi, aussi surnommé mouvement de la jeunesse poutinienne, et a participé à la réhabilitation de Staline dans les cours d’histoire.

Par Youlia LATYNINA (Novaya Gazeta)

Traduction: Sophie TOURNON

Texte original: http://www.novayagazeta.ru/data/2009/122/01.html

Illustration: © Sophie Tournon