Russie: L’opposition en résistance Entretien avec Vladimir Milov, co-fondateur du parti de la Liberté du peuple

Co-fondateur, en 2010, et coleader du parti de la Liberté du peuple[1], Vladimir Milov ne surprend pas seulement par ses 39 ans, sa belle allure ou ses talents d’orateur. Son projet de mener son parti aux élections législatives de décembre 2011, voire de se présenter à la prochaine élection présidentielle de mars 2012 étonne aussi.


Conférence de presse organisée par les co-présidents du parti de la Liberté du peuple B.Nemtsov, M.Kassianov, V.Milov et V.Ryjkov, le 23 juin 2011, suite au refus opposé par le ministère de la Justice à la demande d’enregistrement de la formation.Depuis qu’il a démissionné, en 2002, de son poste de vice-ministre de l’Énergie du gouvernement Kassianov (son plan de restructuration de Gazprom avait été écarté par V. Poutine), V. Milov se trouve souvent en première ligne de l’opposition. Dans le sillon des élections locales et régionales de mars 2011 et dans la tourmente des spéculations au sujet d’une potentielle bataille entre V. Poutine et son « dauphin » D. Medvedev, il œuvre à l’union de l’opposition et tente de rompre avec l’approche jusqu’alors adoptée par les autorités, obsédées par l’idée de restaurer la « grandeur du pays ». V. Milov nous présente ici une Russie alternative, dont le progrès et la prospérité doivent prendre pour socle le peuple, et non les hydrocarbures.

Comment pensez-vous pouvoir unir l’opposition ? De quelle opposition s’agit-il dès lors que vous appelez à un nationalisme libéral ? Peut-on dire qu’on assiste à la montée d’une mode libérale dans le pays[2] ?

Il y a un an encore, l’opposition russe était très éclatée et se déchirait sur la question des élections à venir. Beaucoup estimaient que la participation aux législatives et à la présidentielle n’avait pas de sens puisque les scrutins seraient, de toute façon, falsifiés, réduisant à néant tout espoir d’une alternative viable. Je crois que c’est à mon mouvement, le Choix démocratique, que revient le mérite d’avoir fait bouger les lignes. Nous avons organisé une conférence à Moscou, le 15 juin 2010, qui a permis de lancer les premières négociations sur la formation d’une coalition, avec Vladimir Ryjkov, Sergueï Aleksachenko et Irina Iassina[3]. Plus tard, Boris Nemtsov et Mikhail Kassianov[4] ont rejoint ce qui est ultérieurement devenu la nouvelle coalition « Pour la Russie sans tyrannie et corruption ». C’est sur ces bases qu’est né le parti de la Liberté du peuple, avec l’espoir d’être éligible aux législatives de décembre prochain.

Surmontant le scepticisme initial et répondant à l’espoir des électeurs russes qui souhaitent voir un parti démocratique indépendant représenté à la Douma, nous avons réalisé une belle progression en une année. Les quelques milliers d’adhérents qui nous ont rejoints ont confirmé mon sentiment initial, qui était que la création d’une nouvelle formation démocrate libérale répondrait à une demande.

Quant au « nationalisme libéral », ce n’est que le titre qui a été donné par le site Gazeta.ru à l’un de mes articles, sans que j’y sois impliqué. Dans ce papier, j’expliquais d’une part que l’opposition libérale russe ne devrait pas fermer les yeux sur les problèmes sérieux qui se posent dans le pays en matière de migrations et de relations interethniques, et d’autre part que la Russie a manqué une occasion, en ne parvenant pas à utiliser l’aspect positif du nationalisme pour promouvoir les réformes démocratiques. Dans les années 1980 et au début des années 1990, les États baltes et les pays d’Europe orientale ont su rappeler leur identité européenne, et les mouvements nationalistes sont parvenus à constituer des forces mobilisatrices majeures pour les changements démocratiques. Je suis convaincu que ces deux points sont extrêmement importants.

Je ne sais pas si on peut parler d’une « mode libérale », mais je pense que ce qui est en effet sur l’agenda de la Russie, c’est un besoin désespéré de retour au bon sens –politique, sociétal, dans la gouvernance-. Nous dépendons trop de certains mantras et chimères qui se réfèrent à la « grande Russie » et oublient d’apporter des solutions à nos problèmes croissants –population en déclin, détérioration de l’armée, mauvaises infrastructures, inefficience des services publics-. Le bon sens nous dicte de trouver ces solutions, ou alors la Russie connaîtra de très graves troubles. L’agenda démocrate libéral offre des solutions crédibles à tous ces problèmes, soutenues par l’expérience des nations occidentales civilisées.

Quelle alternative pratique et viable pouvez-vous offrir aux acteurs politiques actuels déjà au pouvoir, hormis une « réforme politique profonde, la démocratie, la lutte contre le crime, et l’établissement de standards de vie européens »[5] ? Quelle serait votre approche pour créer une égalité sociale et garantir les libertés individuelles ?

Nous avons une grande expérience pratique relative à la direction du pays. Le parti de la Liberté du peuple est sans doute l’équipe politique la plus professionnelle pour ce qui est de la gouvernance. La croissance économique et la stabilité se sont développées au début des années 2000 alors que M. Kassianov était Premier ministre. Les taxes et les taux d’inflation étaient alors en baisse, le budget fédéral en hausse et le prix du pétrole était d’environ 30 dollars le baril. Actuellement, nous subissons la plus forte hausse des taxes non-pétrolières en 20 ans (les cotisations sociales ont fortement augmenté depuis le 1er janvier 2011, et contribuent désormais à plus de 2 % du PIB), ce qui nuit à la relance de l’économie; l’augmentation des salaires et des retraites est faible et l’inflation est repartie. Or, nous savons comment gérer ces problèmes.

Nous avons publié la liste des douze actes législatifs prioritaires que nous introduirions si notre faction entrait à la Douma d’Etat. Cette liste inclut un budget fédéral alternatif, une réforme globale des retraites et le transfert des actions Gazprom de l’État au fonds russe de retraites, une réforme de l’armée... Bien sûr, nous lèverions immédiatement les restrictions sur les libertés civiles et politiques et mettrions fin au système actuel, dans lequel le peuple n’est autorisé qu’à envisager combien il est redevable à Poutine et à Russie unie.

Compte tenu de l’actuelle censure exercée par les autorités, il est difficile de faire passer nos idées, mais nous trouvons des moyens pour atteindre directement le peuple et lui dire la vérité sur ce qui se passe en Russie.

Certains affirment que vos deux postulats principaux sont, d’une part, qu’il ne faut pas jouer dans les deux camps et, d’autre part, que l’électorat devrait être éduqué avant une révolution. Est-ce correct ?

Jouer dans les deux camps –à savoir essayer d’être dans l’opposition et de maintenir en même temps un dialogue discret avec les autorités– est une tactique qui a ruiné nombre de partis qui se qualifiaient de « démocrates », y compris SPS et Iabloko[6]. Éduquer la population signifie, d’après nous, renforcer la conscience qu’ont les Russes de la situation réelle du pays, des échecs des dirigeants actuels et de l’alternative que l’opposition doit offrir. Le crâne bourré par la propagande et avec un accès à des médias dont les représentants de l’opposition sont bannis, une large majorité de la population ignore la réalité du pays. Surmonter ce blocus des médias et la propagande est une épreuve difficile. Mais nous y parviendrons. Par exemple, nous distribuons massivement une brochure gratuite intitulée Poutine. Les résultats[7]. Selon les sondages d’opinion, des millions de Russes se sont déjà familiarisés avec cette brochure, laquelle contribue selon nous au déclin constaté de la cote de popularité de Poutine et de Russie unie.

Nous ne souhaitons pas appeler à une révolution! Au contraire, nous sommes contre un scénario révolutionnaire. Nous plaidons constamment pour une transition pacifique, civilisée et parlementaire vers une société normale et libre. Néanmoins, cette transition pacifique ne sera pas possible si les autorités continuent de maintenir un contrôle ferme sur la société civile et les libertés politiques et si elles ne cessent pas d’utiliser des mesures inconstitutionnelles pour conserver leur monopole politique. Si le pouvoir continue sur cette voie et empêche la transition démocratique pacifique de devenir réalité, alors le scénario révolutionnaire, aussi indésirable soit-il, sera de plus en plus envisageable.

Qu’est-ce que les trois derniers mois vous ont appris en matière de stratégie ? Les dernières élections ont-elles changé quelque chose ?

Je crains que la leçon la plus sérieuse consiste à devoir repenser rapidement l’idée d’un parti libéral démocrate qui soit dominé par d’anciennes personnalités. Je pense qu’une telle organisation pousse ceux qui pourraient nous soutenir à aller voir ailleurs et affaiblit fondamentalement notre projet. Mes idées ont été confirmées au cours des derniers mois : je parle en particulier de l’enthousiasme suscité par la création même d’un nouveau parti démocrate et par ses ambitions de présenter des candidats lors des prochains scrutins. Les élections régionales et municipales du 13 mars 2011 ont révélé l’affaiblissement du soutien pour le parti au pouvoir, Russie Unie, ce qui nous offre plus d’opportunités. Mais nous devrons travailler beaucoup et prouver que nous sommes prêts pour un renouveau sérieux de notre équipe au pouvoir afin de répondre aux attentes des électeurs.

Pouvez-vous justifier le choix de votre personne comme candidat à la présidentielle de 2012 ?

Je crois que ma candidature aurait pu être un bon choix. Nous avons besoin de nouveaux visages pour s’opposer au monopole politique actuel constitué, depuis des années, des mêmes leaders. Je pense que la course présidentielle, si elle se fait avec des prétendants qui sont là depuis longtemps, selon les mêmes schémas de luttes interpersonnelles, risque de décevoir les électeurs. Ma candidature, en revanche, est une bonne combinaison entre un âge adéquat –je ne suis ni top vieux, ni trop jeune–, une personnalité douée pour les débats publics et un candidat doté d’une expérience professionnelle dans la gouvernance étatique et les affaires énergétiques, ce qui fait une différence nette entre moi et des « candidats de rue » proposés par certains membres de l’opposition. S’ils peuvent attirer les sympathies des groupes civils et politiques d’opposition, ces prétendants n’ont en revanche aucune idée de la façon dont on dirige un pays.

Interview réalisée le 3 mai 2011
Suite à une décision du ministère de la Justice, prise le 22 juin 2011, le parti de la Liberté du peuple s’est vu refuser sa demande d’enregistrement, sentence infondée selon V. Ryjkov[8]. Même si ce blocage a été critiqué par l’Union européenne et les États-Unis[9], la participation de V. Milov et de sa formation aux élections est pour le moment difficilement concevable. En attendant que la donne change, « nous devrions essayer de travailler directement avec la population russe pour nous assurer de son soutien », car il serait possible de « recevoir plus de 7 % des suffrages exprimés pour gagner des sièges à la Douma »[10].

Notes :
[1] http://svobodanaroda.org/.
[2] On considère généralement que le Président Medvedev et son vice-Premier ministre Igor Setchine sont les tenants d’une approche libérale.
[3] V. Ryjkov, homme politique indépendant, a été affilié à partir de 2006 au groupe d’opposition L’Autre Russie. S. Aleksachenko a été vice-Président de la Banque centrale de Russie de 1995 à 1998. Irina Iassina est analyste à l’Institut de l’économie de transition, journaliste à RIA-Novosti et représentante de la fondation Russie ouverte.
[4] B. Nemtsov est un libéral, dans l’opposition depuis des années. M. Kassianov a dirigé le gouvernement russe de 2000 à 2004, pendant le premier mandat de V. Poutine.
[5] M. Kasyanov, « Russian opposition establishes People's Freedom Party »,http://eng.kasyanov.ru/index.html?layer_id=90&nav_id=15&id=2155, 14 décembre 2010.
[6] L’Union des forces de droite (SPS) est un ancien parti conservateur. Iabloko est un parti libéral dirigé par Sergueï Mitrokhine (il a été créé en 1993 par Grigori Iavlinski, Iouri Boldyrev et Vladimir Loukine).
[7] Considérés comme n’ayant pas respecté les termes d’une décision de justice qui les obligeait à diffuser un démenti des allégations avancées dans cette brochure à l’égard de Guennadi Timtchenko, homme d’affaires proche du pouvoir, B. Nemtsov et V. Milov se sont vus opposer, le 23 juin 2011, une interdiction de sortie du territoire pour une durée de six mois. Cette interdiction a néanmoins été levée le 7 juillet 2011, à la suite d’une résolution critique adoptée par le Parlement européen.
[8] Vladimir Ryzkov, « Why my Party wasn’t Registered », The Moscow Times, 27 juin 2011, http://www.themoscowtimes.com/opinion/article/why-my-party-wasnt-registered/439509.html.
[9] http://www.freedomhouse.org/template.cfm?page=1.
[10] Fred Weir, « New liberal parties aim to crack Russia's political monopoly », The Christian Science Monitor, 28 juin 2011, http://www.csmonitor.com/World/Europe/2011/0628/New-liberal-parties-aim-to-crack-Russia-s-political-monopoly.

* Horia-Victor LEFTER prépare un Master de Science politique. Journaliste indépendant et chercheur.

Photo vignette : Conférence de presse organisée par les co-présidents du parti de la Liberté du peuple B. Nemtsov, M. Kassianov, V. Milov et V. Ryjkov, le 23 juin 2011, suite au refus opposé par le ministère de la Justice à la demande d’enregistrement de la formation. © Radio Svoboda.