Russie-Scandinavie : coopération pour le partage de l’Arctique

Alors que la ruée vers la région polaire semble imminente, Russes et Scandinaves peuvent se prévaloir d’un système de coopération économique, énergétique et environnementale très sophistiqué développé dans la région dès le début des années 1990.



On a pu constater, au cours de l’été 2007, un regain d’intérêt notable manifesté à l’égard de la région arctique. Les autorités russes, en envoyant une expédition dans la zone polaire, entendaient signaler au reste du monde que leur pays demeure une grande puissance. Depuis, les revendications territoriales dans cet espace réputé hostile se sont multipliées, faisant craindre une course effrénée entre Russie, Norvège, Danemark, États-Unis et Canada. La médiatisation des événements dans cette région méconnue dévoile pourtant un système de coopération avancé entre la Russie et les États scandinaves.

Les liens profonds qui se sont tissés entre Scandinaves et Russes par le truchement d’un processus décisionnel intergouvernemental ont probablement contribué à déjouer les pronostics d’une escalade périlleuse dans la zone polaire. La coopération entre les autorités russes et scandinaves, avec l’instauration de mesures de confiance, freine en effet les risques d’un retour de la menace militaire. Le Conseil Otan-Russie évoque également la sécurité de cet espace dans son agenda politique.

Un système de coopération à multiples facettes

Depuis la disparition de l’URSS, les pays scandinaves ont souhaité créer un réseau institutionnel puissant liant leurs pays entre eux et à la Fédération de Russie. De nombreuses organisations intergouvernementales ont ainsi vu le jour: le Conseil euro-arctique de Barents (créé en 1993), le Conseil Nordique (1996), le Conseil des États de la mer Baltique (1992), le Conseil arctique (1996), toutes organisations qui promeuvent un renforcement de la coopération entre les pays de l’espace concerné.

Si le Conseil de la mer Baltique fait de la sécurité collective un de ses objectifs primordiaux, le Conseil arctique, lui, unit les États scandinaves, la Russie, le Canada, les Etats-Unis et l’Islande, focalisant l’attention de ses membres sur la protection de l’environnement et visant à améliorer les aspects sociaux, sanitaires et éducatifs d’une région qui couvre au total 1,5 million de km².

Quant au Conseil euro-arctique de Barents, initiative norvégienne, il témoigne d’un intérêt majeur pour la spécificité des relations créées entre Scandinaves et Russes. Son but est de favoriser les contacts entre individus, de contribuer au développement économique et de créer des conditions favorables aux échanges interrégionaux. En cela, il se rapproche des ambitions de la Dimension septentrionale, lancée en 1997, et qui regroupe l’Union européenne, la Russie, l’Islande et la Norvège, dans le but de promouvoir des projets communs et l’amélioration des conditions de vie des populations installées dans les zones frontalières. Avec sa diversité humaine et culturelle, la région de Barents offre un éventail varié de possibilités, parmi lesquelles les opportunités nées de la présence de ressources naturelles inestimables pour les chercheurs, les entrepreneurs, les explorateurs…

Ainsi des instituts scientifiques russes et scandinaves mènent, par exemple, un projet de collaboration sur l’étude de la vie marine en mer de Barents. Les missions océanographiques, nombreuses, visent à estimer la diversité de la faune aquatique afin de créer une base de données. Elles ont pour but d’étudier des déplacements des populations halieutiques entre la mer de Barents et l’océan Atlantique.

Le rôle spécifique de la Norvège

Les Scandinaves ont l’intime conviction que l’intégration régionale de la Russie constitue la meilleure garantie de sa stabilité au sein de la sphère occidentale. Cette démarche s’inscrit dans la tradition politique scandinave, telle qu’adoptée par la Suède et la Finlande, qui consiste à maintenir des relations privilégiées avec l’ensemble des partenaires régionaux. Les Scandinaves estiment avoir pâti de la Guerre froide qui les a amenés à jouer la stratégie de l’équilibre, afin d’éviter de froisser les intérêts américains comme soviétiques.

Prise entre deux feux, signataire de la charte de l’Otan dès 1949 mais frontalière de l’URSS, la Norvège avait alors refusé le stationnement de troupes américaines sur son territoire, de peur d’une riposte soviétique. L’émergence de la coopération développée dans la région depuis le début des années 1990 résulte notamment de la volonté du gouvernement norvégien, qui a souhaité établir des liens de confiance avec le grand voisin russe. Oslo, qui mène une politique active sur le plan international (processus de paix israélo-palestinien, règlement de conflits au Sri Lanka, au Guatemala), continue à vouloir entretenir des relations de bon voisinage avec la Russie. Naturellement, avec la disparition de l’affrontement Est-Ouest, de nombreux axes de coopération bilatérale ont pu être développés. Les Norvégiens concentrent leurs efforts sur la coopération environnementale, économique et énergétique, stratégie qui vise notamment à désamorcer les possibles sources de tensions.

Ainsi, de nombreux accords ont été paraphés entre les deux parties, comme la délimitation du plateau continental et des zones de pêche, mais aussi la dépollution nucléaire. C’est autour du port de Mourmansk que se situe la plus forte concentration de stocks de déchets radioactifs de la région. La présence de plus de 200 réacteurs nucléaires et de plus d’une centaine de sous-marins nucléaires constitue une menace réelle, du fait de délabrement.

Le soutien financier de l’Occident a certes permis la destruction de quelques dizaines de sous-marins mais l’absence d’accord sur le démantèlement des brise-glaces russes à propulsion nucléaire révèle l’ampleur des blocages. Des études révèlent que ces navires sont aujourd’hui de puissants émetteurs de radioactivité. Alors que l’ensemble des pays scandinaves souhaitent trouver un accord avec la Russie sur cette question, les autorités norvégiennes, à l’écoute de leur population inquiète, tiennent tout particulièrement à œuvrer au renforcement de la coopération régionale sur cette question. Si, pour le moment, ces stocks radioactifs ne constituent pas une menace directe pour les populations locales et l’environnement, ils sont une «épée de Damoclès» pour la région. Le gouvernement norvégien, en développant la coopérant en matière de sécurité nucléaire, vise deux objectifs concomitants: protéger la santé, l’environnement et l’activité économique; empêcher les vols de matières radioactive et fissile.

L’intérêt croissant des milieux économiques

La réduction de la menace militaire dans cette partie du globe suscite l’intérêt de nombreuses entreprises dans une région riche en ressources énergétiques, sorte de nouvel Eldorado. La partie russe de l’Arctique abriterait 30% des réserves énergétiques mondiales. Son plateau continental concentre à lui seul la plus grande partie des richesses gazières, situés dans des gisements peu profonds et regroupés en une vingtaine de bassins facilement exploitables en mer de Barents et de Kara.

Le développement des ressources pétrolières et gazières du Grand Nord nécessité l’élaboration de nouvelles normes juridiques et pratiques de coopération entre les compagnies, notamment norvégiennes (Statoil, Norsk Hydro) et russes (Rosneft, Lukoil). La coopération entre les entreprises se dessine autour des délimitations des champs d’exploitation gaziers et pétroliers. Cependant, on assiste à une compétition industrielle grandissante. La fusion, fin 2006, des sociétés norvégiennes Norsk Hydro et Statoil a pour ambition de faire de ce nouveau géant le leader mondial offshore. De leur côté, Rosneft et Gazprom ont mis en place un rapprochement stratégique pour contrôler l’ensemble des champs d’exploitation du territoire russe et accroître leur compétitivité au plan mondial.

L’un des objectifs de la coopération régionale vise également à permettre aux autorités maritimes des deux pays de maintenir un contact permanent, alors que cette exploitation des ressources énergétiques invite à un développement économique réfléchi de la part de l’ensemble des acteurs. Ainsi, dans le cadre de la coopération russo-norvégienne sur la gestion des catastrophes écologiques, les acteurs sont invités à élaborer un plan d’initiatives préventives. L’accord sur des «Systèmes de surveillance et de rapport pré-voyage pour les navires pétroliers ainsi que des opérations de remorquage dans la mer de Barents» [1], par exemple, est une des bases de la sécurisation des routes maritimes de la zone.

De nombreux experts anticipent des bouleversements profonds, au cours des prochaines décennies, dans cette région septentrionale. La route maritime des mers polaires pourrait devenir prioritaire, offrant un accès plus rapide entre le continent et l’Extrême-Orient. L’accélération du réchauffement climatique renforce l’hypothèse d’une croissance exponentielle du trafic maritime dans cette région.

Le fragile équilibre du milieu biologique et humain

La zone de Barents abrite une population de 6 millions d’âmes pour un territoire équivalent à l’Allemagne, la France et la péninsule ibérique réunies. Ainsi, les Nenets et les Komis (Russie) et les Sami (Finlande, Suède et Norvège) sont les principales communautés indigènes de la région.

L’un des objectifs du Conseil de Barents est d’inciter à un développement pacifique et stable de la région. La consolidation des liens culturels entre les différents peuples demeure une préoccupation majeure pour les autorités scandinaves. Un programme de désenclavement de la région entend développer les domaines social, éducatif et économique de ces communautés autonomes. La faiblesse des infrastructures dans la région isole les populations autochtones, rendant plus indispensable encore la prise en compte des impératifs du développement durable. Les pays nordiques font en particulier, auprès des populations autochtones, la promotion des énergies renouvelables et de l’éco-tourisme.

La fragilité de l’écosystème, révélé cet été avec l’incroyable accélération du processus de fonte de la banquise en Arctique, nécessite une prise de conscience des acteurs locaux mais aussi internationaux. Les scientifiques ont alerté la communauté internationale de la menace qui pèse sur la faune de la région, symbolisée par l’ours polaire, considéré comme menacé de disparition. Il est crucial qu’une exploitation sauvage des ressources énergétiques ne vienne pas renforcer et accélérer ces tendances inquiétantes, alors que les appétits des grands groupes énergétiques constituent une menace directe pour la situation écologique et le maintien des sociétés traditionnelles autochtones.

Par Florian VIDAL

[1] Présentation et réunion à propos de la coopération entre la Russie et la Norvège – Fiskeridepartementet, ministère norvégien de la Pêche.