« Salut à vous, ricaneurs! »[1] : relecture de Hourra l’Oural d’Aragon

Curieux texte que Hourra l'Oural, symbole de tous les "péchés" prêtés à Aragon, Louis, ancien surréaliste, zélateur de Staline, laudateur d'une URSS potemkinisée: texte que jusqu'à une récente, et excellente réédition[2], on a pourtant peu lu, faute de curiosité peut-être...


C'est en 1932, au cœur d'une année passée en URSS où le couple vit expatrié, qu'Aragon et Elsa Triolet, en compagnie d'une "brigade" d'écrivains étrangers, jouent les Touristes dans l'air d'Oural.

Ils visitent deux mois
cette région de lacs laissés aux monts blessés
par le retrait d'ancien glaciers des temps lunaires
Une région de lacs et de forêts
aux bouillonnements usés de la terre (…)
au seuil sans hommes du sommeil immense de la proche Asie

Grâce à Gorki, Aragon dirige alors l'édition française de Littérature internationale (Organe de l'Internationale communiste (IC)): il n'est ni un voyageur comme les autres, ni encore un membre officiel du PCF. Il subit même les attaques ouvriéristes d'André Marty qui, influent à l'IC, ne prise guère les intellectuels.

Le poème se substitue aux reportages promis à L'Humanité, où Aragon entrera aux "chiens écrasés" début 1934. Paru en avril, ce n'est pas un récit de voyage, mais une fable versifiée, épique: un exercice de style propagandiste, démarqué de Maïakovski, le beau-frère d'Elsa, dont Aragon vient de s'essayer à traduire quelques textes. Celui qui ne se dit alors "possédé que d'une passion, celle de servir"[3], livre une variation sur le thème de l'édification: à la fois œuvre édifiante pour "enfants rouges", où l'Oural est la toile de fond de l'édification du socialisme. Dans sa carrière "au service du parti", première pierre d'un édifice littéraire, qu'Aragon veut désormais conforme aux canons prolétariens[4]. L'auteur de Front rouge ("Descendez les flics camarades…"), jugé "poétiquement régressif" par Breton, inculpé d'"incitation de militaires à la désobéissance et provocation au meurtre dans un but de propagande anarchiste", et finalement relaxé, avait mis dramatiquement en jeu la question de sa poétique, et largué l'amarre surréaliste dans l'"affaire".

Baedeker ou "Guide bleu" de l'utopie socialiste, L'Oural puise à la même inspiration sectaire, "classe contre classe", mais projette cette fois sur l'écran de sonorités exotiques l'image d'une révolution léniniste advenue. Si la Valse du Tcheliabtrokstroï y vante le "pays de la violence et des yeux bleus" s'avoue la vraie visée d'Aragon: la contagion révolutionnaire.

"On va bien voir lequel est le plus rouge/ du sang du bourgeois ou du sang de l'ouvrier": le capitalisme fauteur de guerre, prodigue du sang d'une classe chair à canon, sera le principal sujet du "Monde réel". Mais dans ce cycle romanesque des années trente, la violence est prudemment mise à distance, dans des tableaux du monde d'avant 1914[7].

Du thuriféraire du "champ de pommes de terre de l'avenir/[où] Les têtes tombent au panier des sillons (…)", la seule autocritique à peu près explicite, parut enserrée dans la monumentale Histoire de l'URSS [1962, t. II, p. 348]: "Celui qui porte en lui la partialité d'un espoir ou d'une haine déforme ce qu'il voit, et il est arrivé plus d'une fois que des anticommunistes, relatant les faits de l'histoire soviétique, aient dit des vérités [souligné par ARAGON] que repoussaient, à l'étranger, ceux qui auraient déjà voulu que tout fût dans le pays de leurs espérances à l'image de leurs rêves (…) L'utopie […est] nuisible pour ce qu'elle recèle de possibilités de désillusion."

Les hymnes patauds d'Hourra l'Oural, essai inabouti de mise en mots d'un credo sectaire, seront vite rendus caducs par le Front populaire, puis la Résistance, avant les révisions déchirantes de la période post-stalinienne. Mais c'est une autre histoire…[8].

 

Par Mathieu RIGO

 

[1]"C'est là que tout a commencé", Œuvres romanesques croisées, Robert Laffont /Livre Club Diderot, 1964.
[2]Louis ARAGON, Hourra l'Oural, poème, 1934, rééd. 1998, 110 p (préface et notes d'Olivier BARBARANT), Stock
[3] Œuvre poétique, Amis du Livre progressiste, Livre Club Diderot, 1975
4] Jean-Pierre MOREL, Le Roman insupportable: l'Internationale littéraire et la France (1920-1932), Gallimard, "Bibliothèque des Idées", 1985, 488 p.
[5] Préface morcelée in Œuvre poétique, op. cit., 1975
[6] id.; dans la même veine, cf. La Sainte Russie, conte de 1932, repris dans Le Mentir-vrai, Gallimard, 1980
[7] cf. Maurice RIEUNEAU, Guerre et révolution dans le roman français: ch .la théorie marxiste de la guerre dans Le Monde Réel d'ARAGON, p. 392 sq.
[8]cf. Mathieu RIGO, Aragon communiste. Un itinéraire intellectuel et politique, Maîtrise et DEA d'histoire sous la dir. de Jean-François SIRINELLI, Lille-III, 1996 et 1999].