Salut de Magnitogorsk…

Document d'archives inédit, cette lettre d'un jeune ouvrier de Leningrad qui a répondu à l'appel des komsomols et s'est engagé sur le chantier de Magnitogorsk, juin 1931[1], a été interceptée par les organes locaux du Parti.


"Bonjour, oncle Fédia! Salut de Magnitogorsk. Oncle Fédia, nous sommes arrivés ici sans encombre. A Magnitogorsk, on nous a très mal accueillis. Nous avons attendu très longtemps l'autobus qui devait nous amener sur le site. Vers le soir, il est venu nous prendre pour nous y emmener. Il nous a conduits en rase campagne, et nous a déposés. On nous a montré une tente, où il n'y avait rien d'autre que la toile de tente. Nous avons passé la première nuit à même le sol, mais pour la deuxième on nous installé des tréteaux et des planches, nous avons dormi à même le bois. Le troisième jour on nous a bricolé une espèce de plancher à partir de planches. On nous a distribué des couvertures et des paillasses, de la paille pour bourrer les paillasses. Ainsi commença notre vie au camp.

Oncle Fédia! Ici, les repas de la cantine à 80 kopecks ou 1 rouble 10 kopecks ne nourrissent pas du tout, alors nous restons affamés, car on ne peut trouver d'autre nourriture nulle part. Oncle Fédia! on ne nous donne pas du travail selon notre spécialité, car on ignore quand le montage va commencer. Pendant quatre jours, nous n'avons rien fait, nous avons attendu dans les tentes, erré, en cherchant la direction. On nous a donné un travail: construire des baraques. On a fait du raffut, on s'est adressé à la section du travail pour convenir d'un accord, mais on nous a donné un délai: si, d'ici le 10 juin, on ne nous a pas donné du travail en fonction de nos spécialités, qu'on ne nous a pas installés dans des baraquements, et pas fourni des vêtements de travail, l'accord sera rompu. Nous attendrons jusqu'au 15 juin, ensuite je reviendrai à Leningrad quoi qu'il arrive. En fait, on est tombés dans un traquenard, on n'en voit pas la fin.

Mais, tu le comprendras toi-même, quelques piètres charpentiers que nous soyons, il n'y a rien d'autre à faire. Chaque jour, beaucoup de travailleurs partent, mais c'est très difficile de s'en aller d'ici: rien n'y fait, on ne te laisse pas partir comme ça, mais je m'en irai quand même, car il est impossible de vivre ici; d'abord, il n'y a pas de travail par spécialités, on ne fournit pas d'uniforme de travail, on nous nourrit très mal, on nous loge dans des tentes, alors qu'il fait froid et qu'il pleut. Les tentes sont trempées en permanence et après la pluie, tout est mouillé. Des vents glacés et puissants viennent de la montagne, et il fait très froid sous les tentes, on gèle, et la direction s'en moque. Quand on nous a envoyés ici, on nous a fait des belles phrases: vous irez sur un chantier de choc, disaient-ils, on vous y attend, car tout dépend de vous (le montage). Mais en réalité voilà ce qui nous attendait! On n'a pas du tout besoin de nous ici, puisqu'il y a plein d'ouvriers déjà, et que nous devons construire des baraquements.

Oncle Fédia! Ici c'est un tel bazar, que tu n'y comprendrais rien. Nos petites têtes sont farcies de bureaucratisme[2], d'incohérence, on ne trouve rien nulle part. Oncle Fédia! J'arrête d'écrire pour l'instant. Je t'écrirai plus tard."

 


Par Vanessa VOISIN

 

GARF. (Gosudarstvennyj Arhiv Rossijskoj Federacii) f.7952, op.5, d.172, l.59-60 Obshchestvo i Vlast': 1930-ye gody. ROSSPEN. 1998, 348 pages, pp.17-18

[1] La lettre n'est jamais parvenue à son destinataire.
[2] Le bureaucratisme constituait le délit par excellence depuis la fin des années 20. Staline en particulier adorait vilipender les "bureaucrates", souvent mis dans le même sac que les "opportunistes" (cf. Pravda , 1930). Légalement bien sûr, il n'existait pas d'instrument juridique punissant ce délit.