Sarajevo: capitale double et divisée

"Si la culture de Sarajevo meurt, nous serons tous ses orphelins" Salman Rushdie (Libération, 2 mai 1994)


Au cœur de la Guerre de Bosnie, le siège de Sarajevo, le plus long de l'histoire contemporaine (2 mai 1992-26 février 1996), fut, avec ses 10 000 morts et ses 50 000 blessés, la quintessence de l'affrontement entre deux peuples de l'ex-Yougoslavie. Dès son déclenchement, il engendra un clivage ethnique radical entre les assiégeants et les assiégés. La fin du siège a entraîné des changements démographiques et des bouleversements culturels considérables. La capitale de la Bosnie post-Dayton s'est religieusement « islamisée » et linguistiquement "bosniaquisée". Tous les secteurs de la vie socio-économique ont été affectés et la destruction matérielle a été suivie d'une sorte de désociabilisation.

La Bosnie a toujours été une société différenciée sur une base religieuse (catholiques, orthodoxes, musulmans, juifs) mais fortement laïcisée, surtout dans une ville comme Sarajevo, à partir de la Seconde Guerre mondiale. Pour qu'un conflit puisse exploser à Sarajevo, il fallait y fomenter la haine et la peur avec un zèle plus fort qu'ailleurs. Dans une guerre qui est également psychologique, la production de peur et de haine représente même une arme de « police ethnique ». Sarajevo ne fut pas la seule victime de cet extraordinaire acharnement belliqueux, mais elle devint l'objet d'un processus d'anéantissement de la réalité urbaine, l'objet d'une lutte entre la barbarie et la civilisation. Et cela donna naissance à un néologisme : l'urbicide, tel que l'a si bien défini l'architecte sarajévien Ivo Strauss. Avant les événements tragiques de 1992-1996, les opinions publiques occidentales n'avaient retenu de Sarajevo que deux événements contrastés. D'une part, c'est là qu'avait eu lieu le 28 juin 1914 l'assassinat de l'héritier des Habsbourg, qui allait constituer la cause principale du déclenchement de la Première Guerre mondiale. D'autre part, c'est là que s'étaient déroulés les Jeux Olympiques d'Hiver de 1984.

Le siège de Sarajevo: ses conséquences socio-démographiques et culturelles

Par deux fois au XXème siècle, Sarajevo fut le lieu où la rivière Miljacka devint toute rouge, pour reprendre l'expression utilisée par Rebecca West. La Guerre de Bosnie et son paroxysme, le siège de Sarajevo, remirent la ville sous le plein feu des projecteurs et de la notoriété internationale. Touchée chaque jour par environ 4 000 projectiles de la part des 260 tanks et 120 mortiers qui l'entouraient, la ville, durant les 1 365 jours de son siège, perdit 10 615 personnes, dont 1 601 enfants, tandis que 50 000 personnes y furent blessées.

Le siège eut pour effet de perturber totalement la démographie de la ville. De 500 000 habitants, elle passa à environ 350 000 tandis que sa composition ethnique était littéralement chamboulée. Les Bosniaques passèrent de 251 000 à 309 000 personnes. Parallèlement, les 35 000 Croates ne sont plus que 19 000 à présent mais, surtout, Sarajevo a vu fondre sa population serbe, passée de 133 000 à seulement 16 000 personnes. En d'autres mots, cette capitale a perdu sa multiculturalité en se « bosniaquisant » et en « s'islamisant » considérablement.

Le siège fut filmé, photographié, narré et décrit dans des reportages de guerre. Sarajevo était devenue une cité-martyr. Mais elle incarna également le symbole de la résistance culturelle à la guerre, grâce à ses propres ressources créatives et intellectuelles. Les habitants réagirent à la désorganisation de leur vie quotidienne en organisant des pièces de théâtre, des expositions d'art, des concerts, en écrivant des livres et des poésies. Journalistes, photographes et metteurs en scène du monde entier convergèrent à Sarajevo durant le siège. L'art était devenu l'instrument de la résistance, et la créativité l'arme contre la destruction. Ainsi, dans le film Bienvenue à Sarajevo, on vit un violoncelliste interpréter l'Adagio d'Albinoni au milieu des ruines tandis qu'une chanson du groupe U2 écrite par Bono fut interprétée par Luciano Pavarotti. Sarajevo était bien devenue le symbole de la lutte de la civilisation contre la barbarie.

La reconstruction de Sarajevo en a transformé ses propres fondements culturels. Les rues ont été débaptisées et l'alphabet cyrillique a totalement disparu du paysage public. Ce processus est un élément délibérément voulu pour créer une histoire spécifiquement bosniaque et remodeler l'aspect spécifique des lieux. Il vise à mettre en place une identité bosniaque distincte mais où les autres communautés ne se retrouvent pas.

Sarajevo, ville frontière

Avec le siège de 1992-1996, Sarajevo était devenue une « ville de front ». Suite aux Accords de Paix de Dayton, elle est à présent une "ville-frontière". Ceux-ci ont institué l'IEBL (Inter Entity Boundary Line/ligne frontière inter-entités) séparant la Bosnie entre la Republika Srpska, au Nord, et la Fédération Croato-Musulmane, au Sud. Or, l'IEBL « partitionne » aussi la capitale de la Bosnie car elle passe dans l'agglomération. En outre, Dayton a fait de Sarajevo une capitale « double » puisqu'elle est la capitale de toute la Bosnie-Herzégovine, mais également celle de la Fédération Croato-Musulmane. Sarajevo peut-elle redevenir cette ville-mosaïque, cette métaphore vivante de la pluralité culturelle de l'Europe ?

L'application des Accords de Paix de Dayton a fait surgir une réalité aux conséquences géopolitiques considérables quant à l'avenir pluriethnique et multiculturel de Sarajevo. La ligne frontière inter-entités passe sur les flancs Sud et Est de la métropole bosniaque. Il existe, à l'heure actuelle, une municipalité séparée, dénommée Srpsko Sarajevo, couvrant les derniers quartiers de la ville nichés sur le versant Sud des Monts Trebevic. De part et d'autre de cette ligne, le clivage ethnique est parfaitement visible dans le paysage public. Côté Fédération, tout est écrit en alphabet latin. Côté République Serbe, c'est l'alphabet cyrillique qui est omniprésent. Aux mosquées font face les églises orthodoxes. La solution territoriale retenue à Dayton tronçonne l'arrière-pays immédiat de Sarajevo puisque, de part et d'autre de l'IEBL, fonctionnent des compagnies de services publics (eau, gaz, électricité, poste…) différentes. On voit donc que la reconstruction de Sarajevo est beaucoup plus un problème d'ordre politique qu'un problème économique.

L'IEBL est sans doute la frontière la plus étanche actuellement observable dans le monde. Paradoxalement, elle ne l'est pas d'un point de vue physique mais d'un point de vue psycho-mental. Les autocars effectuant la navette Belgrade/Srpsko Sarajevo transitent par la Republika Srpska et évitent le Sarajevo de la Fédération! Peu de voitures particulières passent de l'autre côté, car la frontière est dans les têtes mais, plus encore, les risques paraissent trop grands pour les conducteurs qui craignent les voies de fait. Bref, la liberté de mouvement proclamée par les clauses de Dayton n'est pas vraiment existante sur le terrain. A Sarajevo, des deux côtés de l'IEBL, les programmes scolaires sont différents et l'on y réécrit l'histoire d'une façon différente! Les médias fabriquent de la différence linguistique en modifiant la langue commune, le serbo-croate, au profit d'une soi-disant langue serbe et d'une soi-disant langue bosniaque. Les réseaux de radios et de télévisions ne sont pas les mêmes, y compris même les réseaux de téléphonie mobile !

C'est ainsi que l'IEBL pérennise la partition ethno-politique de Sarajevo en renforçant les pouvoirs nationalistes en place et l'homogénéité ethnique des régions qu'ils contrôlent. A Sarajevo, le maintien de la partition engendre, en toute logique, une lenteur de la reconstruction économique. Des projets viables ont bien de la difficulté à se mettre en place alors que la réalité quotidienne de l'IEBL constitue un obstacle à la réintégration des infrastructures et à la circulation des biens. A Sarajevo, l'IEBL ne ressemble à aucune autre frontière internationale observable sur la carte politique du monde. En fait, elle relève d'une catégorie aberrante : la ligne de démarcation bosniaque-serbe, complètement démilitarisée, est devenue une frontière de facto des plus cloisonnées au beau milieu de la capitale d'un Etat théoriquement unitaire !

Qui plus est, la Bosnie est un Etat tricéphale avec trois gouvernements et trois parlements (Bosnie-Herzégovine, Fédération Croato-Musulmane, République Serbe) dont la carte administrative est totalement déséquilibrée puisque la Republika Srpska est une entité unitaire formée de sept régions tandis que la Fédération représente, comme son nom l'indique, une fédération de dix cantons. Du coup, Sarajevo est coupée par la limite administrative entre la région serbe de Sokolac et le canton bosniaque de Sarajevo. Dans les faits, plus l'entaille opérée par l'IEBL s'approfondira, plus la séparation de Sarajevo sera effective. La ville est bien une capitale divisée mais elle est aussi une capitale double puisque les instances gouvernementales de la Bosnie « unifiée », mais aussi celles de la Fédération Croato-Musulmane, y ont leur siège. Ainsi, en centre-ville, se rencontrent deux parlements et un double réseau de ministères (ceux du pays tout entier et ceux de la Fédération). Une telle situation de capitale est rarissime dans le monde.

Quatre années de siège et de guerre ethno-religieuse ont complètement perturbé une ville magnifique où cohabitaient trois peuples, trois cultures et trois religions. Dayton est sans doute une paix boiteuse, mais elle n'empêche pas Sarajevo de bourdonner d'activités et de connaître une circulation automobile intense. Le défi est de rétablir des ponts entre les communautés. Il n'est pas sûr aujourd'hui que Sarajevo offre au monde et à l'Europe le modèle d'une ville multiethnique et tolérante où les différentes communautés sont traitées sur un pied d'égalité. Paradoxalement, la présence du personnel des organisations internationales et celle des soldats de la SFOR confèrent à la capitale bosniaque une touche cosmopolite qu'elle n'avait jamais connue auparavant.

La culture des Sarajéviens les a aidés à supporter le siège. Elle les aide aujourd'hui à retrouver la pluriculturalité européenne. Toute la question est de savoir si Sarajevo, qui était une cité plurielle et tolérante, saura renaître dans sa plénitude, car la fin de ce carrefour d'identités culturelles serait un échec de l'idée européenne. Cette ville-mosaïque a été et peut redevenir la métaphore vivante de l'Europe.

 

Vignette : Sarajevo (Photo libre de droits, attribution non requise).

* André-Louis SANGUIN est en poste à l'Université de Paris-Sorbonne

 

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