« Schengen » et le 5e élargissement de l´Union européenne: mythes et réalité

Le cinquième élargissement de l'Union européenne, en mai 2004, a déclenché de nombreuses peurs face aux risques d'immigrations. Souvent à tort, la frontière constitue l'élément le plus visible de ce dossier complexe.

 


Les craintes liées aux implications de l'élargissement en matière de migrations sont diverses: elles vont des prévisions d'une déstabilisation totale de marchés du travail déjà en crise, à l'essor de la criminalité et l'augmentation du nombre de clandestins, en passant, surtout depuis les attentats de Madrid de mars 2004, par le développement du terrorisme. L´image de l´immigrant délinquant s'impose, et l´imprévisibilité propre aux actes terroristes fait de chaque immigrant clandestin un danger potentiel.

Cette peur généralisée a déteint sur la perception de Schengen, régime de libre circulation à l´intérieur de l´espace communautaire. Pour beaucoup, ce régime est devenu synonyme non pas de coopération européenne, de libre circulation et de sécurité, mais, au contraire, de mauvaise gestion et d'insécurité. Cette perception est en fait le fruit d'une méconnaissance du fonctionnement de cette politique communautaire et de son élargissement.

La chute du mur de Berlin et les migrations Est-Ouest

En 1990, une fois le rideau de fer disparu, les frontières politiques du continent se sont mises en mouvement. Après le contrôle et la surveillance soviétiques, la libre circulation et la mise en place d´un régime très libéral de circulation ont caractérisé l´espace post-soviétique pendant la première décennie de la transition. Nombre de réfugiés politiques et économiques ont profité de cette opportunité historique pour prendre la route de l´Ouest.

Le démantèlement du régime soviétique a créé des centaines de diasporas, notamment celle de quelque quarante millions de russophones se trouvant d'un seul coup en dehors de leur pays. Outre la migration Est-Ouest, une importante migration à l'intérieur de l'ancien espace soviétique et de ses satellites a eu lieu: la seule guerre dans le Haut Karabakh a généré près d´un million de réfugiés; les crises économiques en Ukraine ou en Moldavie ont engendré des pertes majeures de populations. Ces pays souffrent d'un déficit de jeunesse et de main-d´œuvre qualifiée, évolution qui engendre en outre des drames familiaux: le cas de ces mères ukrainiennes qui quittent enfants et famille pour gagner leur vie en gardant des personnes âgées ou des enfants dans les pays occidentaux est bien connu...

Un mouvement inédit d'aller-retour quotidien ou hebdomadaire a commencé, rendu possible par une frontière désormais plus perméable: ainsi, en Pologne le nombre de personnes traversant la frontière orientale est passé de 11 millions en 1990 à 30 en 1997, en grande partie du fait des Ukrainiens. A Kaliningrad, 9 à 12 millions de personnes passent la frontière chaque année[1]. Pour ce qui est de l'immigration de l'Europe orientale, on parle aujourd'hui de quelque 220.000 personnes qui transitent par an. Au total, 3,7 millions sont passées d'Est en Ouest durant les quinze dernières années.

Comme le prouve l'exemple des pays du Sud européen, l'immigration a toutefois tendance à se tarir, une fois un certain degré d'harmonisation économique atteint avec le reste de l'UE. Les pays d'immigrants deviennent alors des terres d'accueil. Entre les deux extrêmes, prévaut une phase durant laquelle le pays est à la fois pays de départ et d'accueil. Ce phénomène caractérise les pays d'Europe centrale et orientale (Peco) depuis 1991: les Polonais se déplacent vers l'Ouest, notamment vers l'Allemagne ou comme travailleurs saisonniers en Andalousie, tandis que 7 millions d´Ukrainiens travaillent hors de leurs frontières, notamment en Pologne.

Les effets de l'adhésion européenne sur les migrations

L'adhésion récente de huit Peco à l'UE a créé une sorte d'Europe centrale et orientale à trois vitesses: la première classe est composée des nouveaux membres, la deuxième des futurs membres (Roumanie, Bulgarie et, éventuellement, Croatie) et la troisième, "l'Europe large", de ceux qui, selon toute probabilité, n'adhèreront jamais. D'après les estimations de l'UE, seulement 150.000 ressortissants des pays de la première classe devraient opter pour l'émigration dans un pays de l'ancienne UE-15, ce qui correspond à seulement 12% de l´immigration officielle annuelle vers l´UE[2].

Les pays frontaliers comme l'Allemagne, l'Autriche et l'Italie sont les destinations favorites de cette immigration et des mouvements migratoires transfrontaliers quotidiens. La Commission européenne estime d'ailleurs que l'immigration en provenance des nouveaux Etats membres d'Europe centrale devrait rester concentrée en Allemagne et en Autriche (80% de l'immigration totale). L'augmentation de la population active serait alors de 2% en Autriche, de 1% en Allemagne, contre 0,1% en France.

Il est possible que la nouvelle frontière Schengen pousse une partie des saisonniers apparus au cours des années 1990 dans les régions frontalières vers l´émigration définitive. Il en va de même pour les minorités vivant aujourd'hui dans des pays non membres de l'UE (comme les Hongrois d'Ukraine).

Un nouvel espace communautaire

Il convient de rappeler que les nouveaux membres de l´UE n'ont pas encore entièrement intégré le régime Schengen, et que les frontières nationales antérieures à l'élargissement sont maintenues. Ces pays ne pourront en effet pas émettre de visas Schengen avant 2007 au plus tôt. L'espace Schengen n'introduit pas de nouvelles problématiques, il ne fait que les rendre plus visibles. Les interrogations sur les dérogations, la politique "juste" vis-à-vis des minorités ou sur la coopération transfrontalière existaient bien avant le 1er mai 2004. Ces problématiques sont en fait inhérentes à l'Europe, à sa géographie et à ses populations.

L'espace communautaire est constitué de nombre d'Etats pluriethniques, d'Etats avec de fortes diasporas, d'Etats auxquels appartiennent des territoires extra-européens et d'enclaves situées dans un Etat tiers. L'histoire explique que certains membres ont conclu des accords de libre-circulation ou des régimes préférentiels avec des pays tiers, accords nationaux qui sont respectés dans le dispositif Schengen. Les nouveaux membres ont donc introduit avec eux les problématiques spécifiques de Chypre Nord, des minorités hongroises, de la coopération transfrontalière de la Moldavie avec la Roumanie, des nouvelles frontières dans l'ex-Yougoslavie avec l'intégration de la Slovénie, des "non-citoyens" de Lettonie et d'Estonie, ainsi que de Kaliningrad (l'enclave russe constitue d'ailleurs le seul type nouveau de dérogations, puisqu'un territoire d'un Etat non membre se trouve désormais enclavé à l'intérieur de l'UE).

Les nouveaux Etats-membres, ainsi que la Bulgarie et la Roumanie, ont été exemptés au début de 2002 de l'obligation de présenter des visas Schengen. Leurs citoyens peuvent ainsi entrer dans l'espace Schengen munis d´un passeport ou d'un titre d´identité. Il y a donc une différence importance entre la participation active dans le système Schengen (qui correspond à la maturité Schengen et la capacité d'émettre des visa Schengen, l'accès au SIS, etc.), et le simple droit d'entrée dans l'espace Schengen avec des visa de cette dénomination.

L'élargissement du 1er mai 2004 a en fait conduit à la mise en place d'une double frontière: une intégration à part entière dans le régime Schengen n'aura lieu au plus tôt qu'en 2007 et les points de contrôle de frontière entre les anciens et les nouveaux membres seront maintenus jusqu'à cette échéance. Des sommes importantes seront dédiées par le budget communautaire à la sécurisation des frontières, de l'ordre de 336 millions d´euros pour la seule année 2005. Des restrictions ont été maintenues par rapport au chapitre de l´Acquis communautaire concernant la libre circulation des personnes. Les travailleurs des nouveaux pays adhérents -à l'exception des Chypriotes et des Maltais- se verront imposer les mesures nationales des Etats membres relatives au droit d´exercer un emploi, ce qui constitue une dérogation au principe de libre circulation dans l'UE.

Aucun des nouveaux membres ne fait partie à part entière de l'Acquis Schengen car, pour ce faire, il faut faire preuve de la "maturité Schengen", régulièrement vérifiée. Elle permet d´émettre des visas Schengen, qui autorisent l'entrée dans l´espace entier. Des moyens importants avaient été attribués aux pays candidats afin qu´ils puissent moderniser et équiper leurs frontières et former le personnel. La Pologne notamment, qui jouit de la frontière orientale la plus longue, a bénéficié d'un soutien très important de l'UE. Les exemples de la Grèce et de l´Italie montrent que la période de transition jusqu´à l´admission à part entière peut être de l´ordre de sept ans, voire plus. L´exclusion d'un membre de Schengen n´est pas prévue par le dispositif. Ainsi, le seul instrument de sanction serait la restauration des contrôles nationaux ce qui signifierait, si celle-ci était définitive, l´échec de l´espace Schengen. Une procédure d´exclusion par la Cour européenne de Justice prendrait plusieurs mois, la réintroduction des contrôles frontaliers pendant cette période constituant la seule réponse possible.

Le cas des Balkans

Les Balkans présentent une situation particulière, dans la mesure où la frontière Schengen traverse désormais le territoire de l´ancienne Yougoslavie. La mise en place d´une frontière entre la Serbie et la Hongrie, par exemple, a accentué le traumatisme et l'isolement des Serbes. La diachronie de l'adhésion des pays des Balkans renforce ce type de problème. La mise en place provisoire d'une frontière Schengen avec, par exemple, la Croatie a-t-elle un sens? La criminalité, notamment d´origine albanaise, constitue pourtant un des enjeux majeurs de la sécurité européenne, rendant toute dérogation risquée.

Les entretiens que l'auteur a menés auprès de la Commission ont montré que le 6e élargissement (Roumanie, Bulgarie, éventuellement Turquie et Croatie) préoccupe d'avantage encore sous l'angle sécuritaire. Ce qui met d'autant plus en lumière le fait que les pays qui ont adhéré le 1er mai 2004 sont considérés comme très performants dans leur reprise de l'acquis en matière de justice et de sécurité intérieure.

Bilan en cinq points

- Tout laisse penser qu'une vague massive d´immigrants des nouveaux pays membres n´aura pas lieu dans les années à venir: elle s'est déjà produite dans les années 1990, à un moment où les frontières étaient beaucoup plus perméables qu'aujourd´hui. Les deux pays le plus concernés par les immigrations, Allemagne et Autriche, devraient profiter de l'élargissement à long terme, car le 5e élargissement les déplace vers l'intérieur de l'UE; ce sont les nouveaux membres qui seront désormais chargés de surveiller la frontière orientale de l'UE.

- L´élargissement n´a pas introduit une nouvelle frontière extérieure mais une double frontière. La nouvelle frontière extérieure Schengen n'existera qu'en 2007: les frontières extérieures antérieures à l'élargissement vont perdurer jusqu'à la "maturité Schengen".

- L'élargissement de l'UE contribuera à la hausse du niveau sécuritaire dans l'UE, mais il renforcera également certains dysfonctionnements actuels. Si, en effet, la période allant jusqu'à la "maturité Schengen" prévoit l'amélioration des dispositifs frontaliers et la formation des garde-frontières, moyennant des subventions communautaires, une méfiance subsiste quant à l'échange de données entre pays membres de l'UE. Or l'adhésion de pays jugés "peu fiables" pourrait accroître cette faiblesse (les pays du 6e élargissement sont particulièrement visés).

- Un approfondissement de la coopération Schengen devient nécessaire.

L'harmonisation des politiques frontalières communautaires et des droits d'entrée ne doit pas s'arrêter à mi-chemin, vus les problèmes d´information et de coopération déjà existants. La surveillance des frontières et la politique des visas constituent un élément de réponse aux défis sécuritaires que l'UE rencontre à présent. Un espace commun devra s'accompagner de la mise en place de garde-frontières européens. Cela permettra d'approfondir la confiance des citoyens des Etats-membres, qui pourront "s'approprier" les frontières européennes, comme ils l'ont fait avec la monnaie unique.

- La pratique des frontières doit trouver un équilibre entre "déficit sécuritaire" et "délire sécuritaire". Les vagues d'attentats terroristes ont eu comme conséquence le fait que la sécurité et la surveillance des frontières sont devenues prioritaires. Des changements importants se sont produits, dont l'obligation récente qu'ont les compagnies aériennes de transmettre les données concernant leurs passagers, ou bien la mise en service d´Eurodac (relevé des empreintes digitales).

Les migrations sont dans bien des cas bénéfiques et souhaitables. Il convient dès lors de cibler les groupes d'immigrés qui pourraient poser un problème sécuritaire. Une politique plus libérale quant à la migration des travailleurs saisonniers reste nécessaire. La légalisation de travailleurs illégaux arrivés depuis longtemps n'est-elle pas le meilleur instrument de lutte contre le travail au noir et de renforcement de la sécurité? L´Espagne vient d'ailleurs de s'engager dans cette voie.

De nombreux clandestins intègrent l'UE par le biais du "Overstay" - séjour prolongé au delà de 90 jours. L'extension des relevés d'empreintes digitales ou de l'imposition de tampons dans les passeports permettront de réduire ces pratiques, ce que les pays membres de l'UE envisagent à l'heure actuelle. La procédure d'obtention des visas Schengen, quant à elle, est déjà caractérisée par une procédure longue, dont un entretien obligatoire, ce qui lui vaut de nombreuses critiques.

Même les Etats-Unis, qui dépensent 5,5 milliards de dollars par jour pour le contrôle de leurs frontières, font face à quelque 5 millions d'immigrants illégaux par an. Même la plus performante des dictatures n'a jamais entièrement maîtrisé les migrations, qui restent volatiles et ont tendance à s'adapter aux obstacles.

Les ressortissants des pays européens, de l'Ouest comme de l'Est, considèrent la libre circulation comme l'ultime expression de leur liberté individuelle. Si, pour limiter les risques, les groupes "à problème" doivent certainement être identifiés et ciblés, il conviendrait surtout de renforcer la coopération européenne en matière de sécurité, et de procéder à un travail d'explication après de l'opinion publique afin de lui faire entrevoir la complexité du phénomène des migrations. Schengen, dans ce contexte, a été jusqu'à maintenant un succès et une réponse adaptée à la réalité complexe de l'Europe.

[1] Judy Batt, The New European Borderlands, 12 - 2003, pp. 18-19.
[2] www.norcomex.com/partew/elarg-EU/ressources/am/am-ef/migrat.asp

 

 

* Suzanne NIES est directrice de la Recherche à l´IRIS (Paris) et Maître de conférences à l'IEP(Paris). Cette contribution est le résumé d´une recherche que l'auteur a effectuée au sein de l'Institut d'études de sécurité (IES) de Paris et qui sera publiée en version intégrale à l'automne 2004.