Serbie : sexe, violence et cinéma

Certains films serbes de ces dernières années ont pour thématique centrale des questions de violence, de mort et de sexualité. Cet article se penche sur quelques-uns de ces films, particulièrement A Serbian Film et Vie et mort d’une troupe porno.


Si l’on jette un coup d'œil aux films qui sont sortis ces vingt dernières années en Serbie, pays qui a une longue tradition cinématographique, on peut vite être frappé tant par l’importance de la thématique du sexe, des sexes et de la sexualité que par l’omniprésence de la violence. Dans les années 1990, par exemple, la Serbie de Milošević est engagée dans une guerre ethnique meurtrière. Un film comme Rane (« Les Cicatrices ») de Srđan Dragojević montre alors le destin tragique de deux adolescents de Belgrade, stars du programme « Pouls de l’Asphalte », émission phare d’une télévision nationaliste et paranoïaque, utilisés comme porte-parole d’une génération pour qui les héros sont des criminels. Critique du régime de Milošević et de l’importance quasi religieuse prise par la criminalité dans la société serbe de l’époque, ce qui est parfois considéré comme le Trainspottingserbe montre comment Pinki et Svaba rejoignent petit à petit le monde du crime. Au-delà de la violence, le film trouble par l’image qu’il présente de la femme et de la sexualité: la femme n’est que l’objet du plaisir et de la satisfaction des besoins de l’homme, qu’ils soient domestiques ou sexuels. Rane montre alors, entre autres, comment le discours et l’idéologie du régime nationaliste développent des formes spécifiques d’une culture misogyne[1].

Films X et snuff

Depuis la chute du régime de Milošević, beaucoup de choses ont changé en Serbie qui n’est plus ostracisée par la communauté internationale. Le pays est candidat à l’adhésion à l’Union européenne et les citoyens serbes peuvent y circuler librement depuis décembre 2009. Parallèlement, les autorités ont développé des liens commerciaux avec différents partenaires comme la Chine, la Turquie ou la Russie. Néanmoins, alors que la croissance économique était au rendez-vous après la révolution de 2000, la Serbie a été durement frappée par la crise de 2008 et de nombreux pans de la population, comme les retraités, les ouvriers ou les fonctionnaires, connaissent de graves difficultés. Les inégalités sont fortes dans le pays et la population semble peu avoir confiance envers les autorités politiques. Dans ce contexte, A Serbian Film(Srpski film), du réalisateur Srđan Spasojević (2010), montre comment chacun est « violé dès la naissance –et le viol ne s’arrête pas après la mort ». En effet, ce qui est décrit comme un « drame familial qui vire à l’enfer à un certain moment » se propose de montrer les problèmes « difficiles » et « véritables » de la population, jouets d’un système corrompu, « sans faire de compromis et de manière directe ». Le film raconte l’histoire de Miloš, une star du porno, qui accepte de participer à un film qui tient de l’« art », un film d’un nouveau genre qui n’a jamais été réalisé auparavant. Miloš découvre petit à petit, et tragiquement, qu’il a été engagé dans un « snuff », terme qui désigne une sorte de film dans lequel le meurtre d’une personne est mis en scène. La violence est extrême, alternant scènes de viols et de nécrophilie, où personne, pas même les enfants, n’est épargné.

Pour le réalisateur, le film part d’une métaphore, celle de « la vie en tant que pornographie » : pour vivre « normalement », chacun doit se prostituer et « vendre son âme afin de nourrir sa famille ». À ce propos, le film est très clair et montre dès le début que Miloš a besoin d’argent pour que son jeune fils puisse suivre des leçons de chant. Les autorités et le système sont « pourris » et chaque victime du film représente « chacun d’entre nous »[2]. Une scène montre même le viol d’un bébé nouveau-né, et le réalisateur justifie : « C’est un journal de notre propre brutalité » et cet acte fait écho au « pouvoir monolithique des leaders qui vous hypnotisent et vous font faire des choses que vous ne voulez pas faire. Il faut ressentir la violence pour comprendre de quoi il s’agit. »[3] Présenté à plusieurs festivals, dans le monde entier, le film a été aussi censuré ou coupé, comme en Allemagne, et interdit, comme en Australie.

Cabaret pornographique engagé

De manière probablement moins caricaturale, le film Vie et mort d’une troupe porno (Život i smrt porno bande), du réalisateur Mladen Đorđević, reprend les mêmes thèmes : sexe, violence et snuff. Le film, comme l’explique le réalisateur, est la continuation d’un documentaire de 2005, intitulé Made in Serbia, où ce dernier montre, en rencontrant des acteurs porno dans divers villes et villages de Serbie, comment la pornographie « réelle » est la « pornographie sociale et politique »[4]. Le film aborde la lutte de pouvoir entre la vie et la mort, dans laquelle la seconde l’emporte le plus souvent. Vie et mort d’une troupe porno suit un jeune réalisateur, Marko, et un groupe d’acteurs porno de Belgrade qui n’arrivent pas à joindre les deux bouts. Ils montent alors un cabaret pornographique, politiquement et socialement engagé, qui entame une tournée en Serbie après une première chaotique dans la capitale. Marko et la troupe sont rapidement approchés par un journaliste allemand qui leur propose de se faire de l’argent en tournant des films snuff. De nouveau, le film a une approche particulière du sexe, de la violence et de la mort, éléments que le réalisateur considère essentiels pour le fonctionnement du film destiné à donner une « gifle » au spectateur serbe habitué à des films qui n’ont rien à voir avec la réalité dans laquelle il vit tous les jours. Le film a remporté plusieurs prix, comme en Serbie ou en Corée du Sud, et ce même si certains ont critiqué l’absence de trame narrative claire.

Dans A Serbian Film, la manière dont les personnages parlent de la Serbie exprime de l’incrédulité et du cynisme, par exemple lorsqu’ils discutent de la possibilité que ce pays ait été choisi pour qu’on y crée un film d’un genre nouveau. Pour Marko, le personnage central de Vie et mort d’une troupe porno, « tout est compliqué en Serbie », et la survie passe par des décisions particulières, comme dans le cas des candidats à la mort des « snuffs » que lui et sa troupe s’engagent à filmer. Par exemple, un ancien soldat ayant participé aux combats des années 1990 est atteint d’un cancer et, se sachant condamné, espère que son « cachet » permettra à sa femme et ses deux fillettes de survivre alors que l'État ne les aidera pas. Ou encore, un grand-père accepte de se faire tuer devant la caméra afin que sa petite-fille puisse recevoir un traitement contre la maladie qui la ronge. En partant du contexte serbe, les réalisateurs de ces films expliquent tous les deux qu’ils ont vocation à montrer des problèmes qu’ils considèrent universels.

Émasculation économique

Pour le magazine Time OutA Serbian Film, violent à outrance, en dirait autant sur l’Europe centrale et orientale et sur la Serbie, que Twilight sur le Nord-Ouest pacifique, région américaine où se déroule l’action de cette saga pour adolescents dans laquelle une jeune fille tombe amoureuse d’un vampire ténébreux[5]. Toutefois, ces deux films font écho à une question brutale que pose l’anthropologue Marko Živković à propos de la Serbie : « Pourquoi est-ce que les hommes écorchent les chats, passent les homosexuels à tabac et vont à la guerre ? »[6] La réponse à cette question passe alors par la prise en compte de la fragilité et de l’instabilité des États issus de l’ex-Yougoslavie. En effet, certaines des nouvelles institutions n’attirent que peu la confiance des citoyens qui ne les jugent ni efficaces, ni transparentes. Ces derniers estiment que la situation n’est pas « normale ». Il se crée, selon le chercheur, un environnement propice à l’apparition d’un complexe méditerranéen du type « honte/honneur » où l’agressivité masculine est principalement défensive. Cette explication est liée aux mobilisations nationalistes actuelles et des années 1990, selon lesquelles la communauté est imaginée au passé comme une victime et au présent comme perpétuellement menacée. Les femmes doivent être protégées, et contrôlées en tant que doubles « reproductrices » de la nation, car elles sont considérées comme l’utérus de la nation et comme celles qui permettent la socialisation et la transmission de la culture. Néanmoins, le problème est que l’homme ne peut plus assurer cette fonction défensive, surtout dans un contexte d’« émasculation économique » : sans emploi, l’homme ne peut gagner sa vie et subvenir aux besoins de sa famille. Dès lors, partir à la guerre et être tout simplement violent permet de regagner cette masculinité perdue. Un film comme Skinning (Sisanje) de Stevan Filipović (2010) met en scène cette position défensive masculine en montrant comment un étudiant de Belgrade est séduit par un groupe de skinheads néo-nazis qui s’en prend par exemple aux Tsiganes ou aux homosexuels[7], mais aussi à l’ambassade des États-Unis.

Un film n’est jamais neutre et dit toujours quelque chose à propos du présent et à propos de la société dans laquelle il a été créé. En effet, un film est un produit culturel qui trouve son sens dans un contexte socio-historique particulier[8]. Même si les quelques films évoqués ici ne reflètent pas les visions de leurs réalisateurs, ces derniers entendent tous montrer un aspect de la société serbe et donner leur point de vue, utilisant violence, sexe et sexualité afin de donner un coup de fouet au spectateur et de le pousser à la réflexion.

Notes :
[1] Milja Radovic, Transnational Cinema and Ideology: Religion, Identity and Cultural Myths, New York: Routledge, 2014, p.53.
[2] Selon S. Spasojević dans une interview disponible sur le DVD du film.
[3] Selon S. Spasojević, dans une interview reprise dans Xan Brooks, «A Serbian Film pulled from FrightFest», The Guardian, 27 août 2010.
[4] Selon M.Đorđević dans une interview disponible sur le DVD du film.
[5] Joshua Rothkopf, «A Serbian Film», Time Out New York, 10 mai 2011.
[6] M. Živković, «Ex-Yugoslav masculinities under female gaze, or why men skin cats, beat up gays and go to war», Nationalities Papers, 34/3, 2006, p.257-263.
[7] Voir à ce propos le film Parada de S. Dragojević (2011) et l’article de Miguel Rodriguez Andreu dans ce dossier: «Gay Pride en Serbie: Plus qu'une question de droits de l'homme».
[8] Voir par exemple à ce propos le Précis d’Analyse filmique d’Anne Goliot-Lété et Francis Vanoye paru chez Armand Colin en 2012.

* Julien Danero Iglesias est chercheur associé à l’Université de Glasgow.

Vignette : Affiche d’A Serbian Film pour le Royaume-Uni (2010).

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