Sibériennes, voyage aux confins de la taïga

Géraldine Bérard et Valérie François sont parties à deux reprises, en 2005 et 2009, à la rencontre des femmes de Sibérie. Dans leur livre Sibériennes, voyage aux confins de la taïga (éditions Transboréal), elles évoquent, avec dix d’entre elles, l’histoire de l’Extrême-orient russe, leurs amours, l’avenir de leurs enfants, l’évolution des mentalités et de la société russe. En voici un aperçu.


Natacha dans son 4x4 aux confins de la TaïgaLe 4x4 de Natacha, directrice d’une concession de voitures, championne de rallye et mère de deux enfants, se fraie un chemin dans les ruelles boueuses de Iakoutsk, la capitale de la République autonome de Sakha-Iakoutie. « Le pergélisol », se désole-t-elle. Le sol, pris dans les glaces huit mois de l’année, ne dégèle l’été qu’en surface, créant d’énormes mares sur la chaussée et les trottoirs. « C’est pour cela que les immeubles sont sur pilotis et que les tuyaux d’alimentation en eau et en gaz ne peuvent pas être enterrés », ajoute Natacha. Dans les rues du centre ville, des immeubles ultramodernes côtoient des bâtisses soviétiques. Au milieu de grues gigantesques, de vieilles baraques en bois s’accrochent à la terre pour ne pas disparaître. « C’est dans une de ces maisons que j’ai grandi. Elles étaient belles mais si peu confortables », soupire-t-elle. « La Iakoutie est peuplée d’à peine 1 million d’habitants, dont 40 % sont des Iakoutes. Nous tentons de nous réapproprier nos traditions, dont beaucoup ont disparu sous l’ère soviétique. Je veux absolument vous présenter notre grande styliste Avgustina Filippova », dit Natacha.


Avgustina Filippova

Depuis 20 ans, cette figure de proue de la culture iakoute s’inspire de l’histoire et de la mythologie iakoutes pour faire naître une multitude de personnages aux costumes extraordinaires : Tchyskhaan, le maître du froid, Sariyada, l’hôtesse de la taïga… Ses créations lui ont valu de nombreux prix et une reconnaissance internationale. « Depuis 1985 et la glasnost, des chercheurs essaient de décrypter les nombreux symboles de notre artisanat dont nous avons perdu la signification. Ils tentent aussi de retrouver les formes ancestrales de nos vêtements car un vêtement raconte à lui seul l’histoire d’un peuple. Je veux que nos jeunes sachent d’où ils viennent », nous explique Avgustina en nous montrant la pièce maîtresse de son nouveau spectacle sur le mariage au 18e siècle.

Nous longeons le fleuve Lena - « la petite mère Lena », comme l’appellent les Iakoutes. En été, elle est navigable. En hiver, une route éphémère est tracée sur son épaisse couche de glace. A mi-saison, lors de la débâcle et de l’embâcle, les autorités ferment son accès aux véhicules. Iakoutsk se prépare alors à un mois d’isolement. La tumultueuse Lena, encore privée de pont, devient un dangereux obstacle pour les hommes, une menace pour les villages installés à proximité, qui pâtissent d’inondations parfois meurtrières.

A Sotintsy, un de ces villages, Barbara, les yeux rieurs, les tempes hautes, la bouille ronde et cuivrée typique des femmes Iakoutes, nous accueille avec chaleur. Son mari Inokentii rentre les bras chargés d’un bloc de glace. « Voilà l’eau courante ! » s’exclame–t-il en le déposant dans un seau près du poêle. A cause du pergélisol, le village, comme dans presque toute la Iakoutie, ne dispose pas d’eau courante. En hiver, des blocs de glace sont soigneusement empilés le long des maisons. Pour l’été, Inokentii a creusé un abri dans le sous-sol de son jardin qui sert de grand congélateur naturel. Une vie dure, bien sûr. Mais ce couple de fermiers ne se plaint pas, les années noires sont derrière eux. « Lorsque la perestroïka est arrivée, tout s’est écroulé. Au milieu des années 1990, nous avons monté notre ferme et travaillé du matin au soir pendant quatre ans avant de percevoir les premiers bénéfices de nos efforts. Doucement mais sûrement, nous y sommes arrivés ».


Barbara et Inokentii

Au village, la moitié des habitants vit au-dessous du seuil de pauvreté. L’alcool tue à petit feu. D’ici quelques années, l’arrivée du train à Iakoutsk devrait favoriser le développement de la région. Mais personne ne semble s’en réjouir. Les yeux rieurs de Barbara s’assombrissent : « Aujourd’hui, nous n’avons pratiquement pas de criminalité et peu de problèmes de drogue. Avec le train, tout cela risque d’arriver. Qui va protéger nos enfants ? Ce n’est pas l’isolement, le vrai problème. Il leur manque avant tout un idéal à construire, des valeurs à retrouver qui ne soient pas uniquement celles de l’argent. Il ne faut pas oublier que, nous, les Iakoutes, nous sommes des enfants de la Terre ».


Kuybieme sur la route de la Kolyma

La route de la Kolyma s’étend sur 2 000 kilomètres. Elle est la seule route terrestre qui permet de rejoindre Magadan. Construite sous Staline ex nihilo par ses prisonniers politiques, elle a connu un véritable âge d’or pendant les années 1960-1970. Elle ne désemplissait pas de voitures et camions d’approvisionnement. Aujourd’hui, après 6 jours d’attente dans un village des bords de l’Aldan, un affluent de la Lena, nous avons pu embarquer dans un des rares véhicules à emprunter la route. Désaffectée sur plus de 300 kilomètres, elle n’est désormais qu’une succession de villages fantômes où les fenêtres déglinguées claquent aux quatre vents. Certains bourgs abritent encore quelques âmes solitaires, comme oubliées du monde, perdues dans les vapeurs de l’alcool. Ces points d’habitations, coûteux pour l’État, sont progressivement vidés et la population réunie dans de plus grands centres, comme Iagodnoe.

Après 4 jours de voyage, les coupoles de la cathédrale de Magadan brillent enfin à l’horizon. Malgré les nuages qui recouvrent presque constamment la ville et la grisaille de son architecture, Magadan semble déborder de vie, de couleurs et de circulation. Nous retrouvons Galina, une grande blonde énergique rencontrée contre toute attente dans un club de canevas, activité peu chère exercée plus par ennui que par réelle passion. Malgré l’éloignement de Moscou, où « tout se passe », cette femme de 40 ans est très attachée à cette ville où elle est arrivée enfant. Son père, originaire du Kazakhstan et issu d’une famille très pauvre, voulut y tenter sa chance à la fin des années 1960. Malgré l’isolement, le climat et des conditions de vie rudes, les bons salaires, les primes et avantages en nature faisaient alors de Magadan un véritable eldorado. Comme d’autres, il a construit sa maison en bois sur une des collines environnantes. Avec son salaire de chauffeur de bus et celui de sa femme, ouvrière dans une usine à pain, ils vivaient bien et pouvaient emmener leurs enfants en vacances.


Galina et Sergueï

Galina nous attend au pied du seul arbre de la Kolyma qui reste coloré et couvert de fruits été comme hiver. Sa ramure de fer forgé est couverte de rubans multicolores et de cadenas, fermés par les jeunes mariés comme le symbole de leur amour éternel. Un sourire éclaire le visage de notre amie lorsqu'elle nous montre celui qu’elle a déposé là avec Sergueï, son deuxième mari. Elle l’a rencontré sur Internet après un divorce douloureux et des années de solitude. Sergueï a grandi dans un village de la Kolyma. Il n’a jamais voyagé, contrairement à elle qui a pu, avec son premier mari, réaliser son rêve d’aller aux Etats-unis. Sergueï conduit des engins de chantier dans une grande mine d’or de Tchoukotka. Un travail difficile, dangereux qu’il exerce en attendant de finir sa formation d’ingénieur. Il travaille un mois, puis s’arrête un mois, pendant lequel il étudie à l’université de Magadan. Galina a été séduite par sa simplicité et son envie d’évoluer, de se forger un avenir meilleur.

Contrairement à la grande majorité des femmes qui quittent un mari volage ou tombé dans l’alcool, Galina s’est séparée d’un premier mari, bel homme, bonne situation, fidèle, qui ne fumait pas, ne buvait pas et qui, de plus, s’occupait bien de leurs trois filles. Bref, le «gendre idéal». Malgré tout, elle n’était pas heureuse avec lui. Dans la tourmente des années 1990, personne ne comprit sa décision. Bon nombre de femmes auraient été prêtes à sacrifier leur bonheur pour conserver cette sécurité financière. De plus, passée la quarantaine, une femme, veuve ou divorcée, a peu de chances de refaire sa vie. L’espérance de vie dans le Nord est de 56 ans pour un homme contre 77 pour une femme. Les conditions de travail physiquement pénibles associées à une mauvaise hygiène de vie sont responsables des décès précoces. L’alcool et ses conséquences, les nombreux suicides (la Russie a un taux de suicide parmi les plus élevés au monde) ne font qu’aggraver ce phénomène. Galina savait tout cela lorsqu’elle a entamé la procédure de divorce et elle eut la chance de refaire sa vie, de retrouver un emploi, de réunir sa famille. Ce n’est malheureusement pas le cas de la majorité. Mais aucune des femmes que nous avons rencontrées ne s’arrête à cette fatalité.

 

Par Géraldine BÉRARD et Valérie FRANÇOIS

Vignette : Natacha à Iakoutsk
Photographies : © Valérie François

Géraldine Bérard & Valérie François
Sibériennes, voyage aux confins de la taïga
Editions Transboréal, 2010, 280 p.