Sillamäe : sous la plage, les déchets nucléaires

«Les Russes étaient bien trop paresseux pour abîmer la nature.» Cette phrase entêtante, lue au hasard d'un guide touristique sur les pays Baltes, colle à l'Estonie et à ses deux consœurs lorsque, venant de l'Ouest, on découvre pantois des bords de mer où l'urbanisme n'a pas sévi.


Ponctué ça et là de rares constructions, le littoral de la Baltique est constitué d'interminables forêts de pins, d'épicéas et de bouleaux, qui longent sur des kilomètres un ruban de plages au sable presque blanc. Les conglomérats industriels ne sont évidemment pas absents mais ils se regroupent autour des centres industriels, des ports et aux abords des grandes villes. Toutefois, ces espaces préservés n'ont malheureusement -et trop souvent- que l'apparence d'une nature intacte ; la pollution et les résidus industriels de la période soviétique sont insidieux et bien réels.

Les plages du nord de l'Estonie, bordant le golfe de Finlande, ont été, au début du XXe siècle, une destination de villégiature pour la haute bourgeoisie et l'aristocratie de Saint-Pétersbourg, qui n'est éloignée que de 200 km. Vers l'est, le littoral achoppe sur l'estuaire de la rivière Narva qui constitue la frontière naturelle entre l'Estonie et la Russie. C'est dans ce périmètre oriental des confins de l’Union européenne, à 180 km de la capitale Tallinn et, à l'Est, à 25 km du poste frontière de Narva, que se trouve l'une des villes les plus surprenantes de ce pays aux dimensions modestes, le plus nordique et le plus petit des Etats baltes qui ont fait leur entrée dans l'UE en 2004. Sillamäe figure depuis peu sur les cartes. Pendant la guerre froide, son nom était banni, la ville constituait un territoire interdit aux étrangers et elle était sous surveillance constante du KGB. La course à l'armement nucléaire, après la Seconde Guerre mondiale, a fait de cette ville un site secret d'extraction d'uranium provenant d'une mine d'argile schisteuse toute proche. Cent mille tonnes d'uranium ont permis de construire 70.000 armes nucléaires. Les premières armes nucléaires soviétiques ont été réalisées à partir de minerai enrichi par l'usine Sillmet. Pour travailler dans la mine et dans les installations industrielles attenantes, les autorités du Kremlin envoyèrent en masse des Russes qui participèrent à la russification de ce territoire. Ils sont toujours là, alors que l'indépendance estonienne a radicalisé leur isolement et les problèmes d'intégration posés dans la région administrative d'Ida-Virumaa, où les taux de chômage et de consommation de drogues dures sont les plus élevés du pays.

Chronologie déréglée 

Sillamäe se love le long de la Baltique, sur l'axe routier Narva-Tallinn et compte actuellement 20.000 habitants. Rasée pendant la Seconde Guerre mondiale, elle a été reconstruite dans les années 1950 sur un modèle staliniste nostalgique, de style néoclassique. Une sorte de ville modèle, balnéaire, jalonnée de parcs et de promenades aérées, suivant un quadrillage serré qui place en son centre un théâtre aux volumes généreux, une mairie d’inspiration médiévale et un monument commémorant les travailleurs de la mine d'uranium. Là, sur un piédestal, trône une statue d'ouvrier, le torse dénudé, portant à bout de bras un enchevêtrement circulaire de métal évoquant un atome géant. Sillamäe a des allures de décor vide, entre souvenir et lieu égaré dans une chronologie déréglée, avec ses larges avenues, ses vastes immeubles symétriques aux teintes crèmes et ocres dignes du défunt empire austro-hongrois. La patine du temps ne trompe pas. Elle révèle, ingrate, le béton sous-jacent. Ici, comme ailleurs dans l'ancienne Union soviétique, l'abandon et le négligé des espaces urbains, qui traduisent le budget étriqué de mairies peinant à entretenir les rêves de grandeur passée, buttent sur l'intraitable vieillissement des matériaux. Les peintures écaillées livrent, sans rémission, l'illusion architecturale et l'utopie d'une ville idéale, destinée à héberger des travailleurs russes venus de loin. La mine se trouvait à quelques kilomètres de la ville, elle est fermée depuis longtemps. Mais les cheminées de l'usine sont toujours visibles et constituent l'horizon sur lequel se détachent les façades solennelles de Sillamäe. Au plus fort de la paranoïa, au début des années 1960, devant le risque d'une infiltration occidentale pouvant s'immiscer par la mer, les soviétiques évoquèrent la possibilité de raser le port.

Dépotoir à ciel ouvert 

Sillamäe et son port sont toujours là. L'enrichissement de minerai s'est perpétué jusqu’à la chute de l'Union soviétique, alimentant pendant près de cinquante ans un dépotoir de rejets contaminés. Douze millions de tonnes de résidus radioactifs constituent, d'après le classement de l’Union européenne, l'un des sites les plus dangereux de l'ancien bloc soviétique sur les 800 répertoriés. En 1999, des fonds ont été débloqués par l'UE (5 millions sur un projet total de 20 millions d'euros) avec la participation des pays scandinaves, pour consolider les fortifications du silo qui était jusqu'alors exposé aux tempêtes et aux fuites dans les eaux du golfe de Finlande. Le dépotoir, longtemps à ciel ouvert, a été recouvert d'une chape de 15 mètres d'épaisseur, mais son existence, à plus d'un kilomètre du centre de Sillamäe, continue de hanter les consciences. Le coût et la dangerosité d'un déménagement assurent d'ailleurs sa pérennité. Un projet incongru de golf sur le site a été contrecarré par les directives européennes qui interdisent tout aménagement du site pendant 100 ans. Sillamäe tente de se défaire de cette image de désastre écologique qu'on lui colle, d'autant que l'Estonie a été reconnue comme non responsable des dérèglements de la guerre froide.

Le marché du fret 

Le salut viendra peut être du nouveau port de commerce et de son terminal de ferries à destination de la Finlande. La ligne Sillamäe-Kotka s’est ouverte en février 2006 et devrait rayonner, à l’avenir, en trafic triangulaire avec Saint-Pétersbourg. L’Estonie, ce petit pays qui compte déjà des centaines de ports, pour une population de 1,4 million d'habitants, vient de se doter d’une zone franche de 600 hectares, où les conteneurs peuvent être stockés sans frais de douane. Le port, où a été également aménagé un terminal pétrolier, essaie de séduire le trafic de fret en provenance de la Chine, qui échoit historiquement au port de Rotterdam. La stratégie, qui prévaut à cette démarche logistique, consiste à diminuer les frais et le temps de transport entre Chine et Europe en acheminant les marchandises par la Russie. Si le port parvient à s'emparer de marchés du fret, cela permettra de désengorger les derniers kilomètres avant le poste-frontière de Narva, où des centaines de poids lourds attendent des jours entiers de pouvoir passer vers la Russie par l'unique pont qui traverse la Narva. Il s'agit également de se positionner dans une Europe qui se redéploie économiquement dans une géographie élargie. Sillamäe réussira peut-être, enfin, à s'inscrire dans la géographie.

 

Photo : © Agnès Villette