Sur le trafic d’armes en Transnistrie, tout le monde a intérêt à se taire

A peine les résultats du référendum sur l'autodétermination en Transnistrie du 17 septembre 2006 ont-ils été publiés que la Moldavie s’est insurgée contre cette “farce”. Ce dernier rebondissement dans la houleuse relation de la Moldavie avec son territoire sécessionniste sur la rive gauche du Dniestr, où vivent 550 000 personnes, dont un tiers de Moldaves, relance la question du statut de la Transnistrie.


97,1 % des votants se sont exprimés en faveur du rattachement de ce territoire de 4 000 km2 à la Russie. Les pires rumeurs circulent sur ce territoire de non droit: trafics d’êtres humains, de drogues et d'armes. Xavier Deleu est l'auteur d'un grand reportage [1] et d'un livre [2] sur le trafic d'armes en provenance du camp militaire de Colbasna, ancienne base de l'Armée russe en Transnistrie. Alors que la situation politique est gelée depuis 16 ans, le réalisateur examine les pires hypothèses concernant des trafics d'armes qui aboutiraient en Irak ou en Afghanistan.

RSE : D'où est venue l'idée d’une enquête dans ce territoire, connu pour son opacité ?

Xavier Deleu : De la rencontre avec le photographe Julien Goldstein. Ses photos de la Transnistrie donnent à voir un environnement néo-soviétique, un “musée du soviétisme”. En m'intéressant un peu plus à cette région, je me suis aperçu qu'elle est un lieu de production et de trafic d'armes. Aucune chaîne de télévision française ne croyait à ce projet, alors que beaucoup de producteurs étrangers s'y étaient intéressés. C'est une investigation inachevée parce que dans ce domaine, il ne suffit pas d'une caméra cachée, ni de témoignages. Sur le trafic de femmes, il y a des témoins, des associations. Sur le trafic d'armes, tout le monde a intérêt à se taire. J'ai travaillé avec Brian Johnson Thomas, journaliste du Times, spécialisé dans les trafics illégaux d'armements et basé au Congo. Il nous a aidés. Mais à moment donné, l'image est trop dangereuse. Nous avons retrouvé l'homme qui lui avait proposé un alazane, (fusée anti-grêle de fabrication russe, utilisable dans un cadre militaire). Ces alazanes auraient été enrichis en substances radioactives et on lui proposait d'en tester un sur place. Un contact répondant au nom de Dimitri lui a demandé 200 000 euros pour voir les missiles. Mais si Brian Johnson Thomas ne versait pas le complément de la somme déjà versée grâce à un financement du Times qui avait commissionné l'article, il se retrouvait en Ukraine, lieu de livraison, et ça devenait extrêmement dangereux.

Combien de temps avez-vous passé sur place ?

Dix jours de repérage et trois mois de tournage. Les Moldaves ne nous ont pas aidés. Pourtant, je n'étais pas là pour m’intéresser à la problématique d'un conflit gelé entre un État et un territoire sécessionniste. Ce qui m'intéressait, c'était de savoir ce qui se passait aux portes de l'Europe. Mais ce sont des pays de secret. Le président moldave, Vladimir Voronine, a annoncé qu'il possède des documents prouvant que des armes de Transnistrie auraient atterri en Irak. D'où viennent ces documents ? Sont-ils falsifiés ? Le Président est-il manipulé ? Côté moldave, la population croit son Président sur parole. Moi je ne peux pas ! Il me fallait donc des documents. Pour justifier leur refus de nous aider, les hommes politiques moldaves ont avancé que les opinions publiques moldave et roumaine ne sont pas prêtes à découvrir la vérité. Les seuls documents dont je dispose m'ont été donnés par Pro-Europa, une ONG dirigée par un Moldave, Boris Asarov. Il prétend détenir des preuves écrites de la fabrication d'armes et il milite pour l'intervention des États-Unis aux côtés de l'Europe pour la résolution du problème transnistrien. Ces documents sont crédibles, mais ils ont autant de chance d'être des faux qu’authentiques. Ce genre de document circule car chaque partie cherche à manipuler l'autre.

Avez-vous eu, vous-même, le sentiment que les autorités ont tenté de vous utiliser ?

Côté moldave, on n'a pas cherché à nous manipuler, alors que côté transnistrien, on nous a reçus, aidés même, pour ensuite mieux refermer les portes. Ensuite, on a cherché à nous désarçonner en nous disant, par exemple, que l'aéroport de Tiraspol est hors d'usage. Or, aujourd'hui, il existe trois pistes de décollage et d'atterrissage officieuses, que l'OSCE connaît. Beaucoup de mensonges circulent côté moldave, même si, depuis 2005-2006, les dirigeants moldaves ne sont plus dans une problématique de conflit. Ils souhaitent apaiser les choses pour permettre un rapprochement par la voie diplomatique, avec l'appui de l'Europe et des États-Unis.

Comment s'est déroulé le tournage en Transnistrie ?

Pour obtenir une accréditation de tournage, nous avons prétexté une approche générale sur l'identité de ce territoire né d'une guerre civile. Les autorités savaient que nous allions travailler à la manière occidentale. Mais nous n’avons eu ni fixeur (personne chargée par le ministère de l'intérieur de superviser visites et démarches), ni traducteur imposé, il ne me semble pas que nous ayons été écoutés. Nous pouvions aller à notre guise. J'ai rencontré des opposants connus de l'OSCE, donc protégés, bien qu'ils soient régulièrement inquiétés. J'ai pu poser des questions, avec prudence, parce que le but était de ressortir avec des images. En revanche, dès que nous avons commencé à nous intéresser aux usines, les portes se sont fermées. On nous a promis de voir les alazanes, cela aurait pu être d'ailleurs pour les Transnistriens une manière de se dédouaner mais, à mesure qu'on se focalisait sur les armes, ils se sont montrés moins accessibles. Ils auraient pu montrer qu'un alazane non enrichi n'a rien de dangereux, montrer l'usine de Rybnitsa en dédramatisant. Mais le ministre des Affaires Étrangères nous a fait dire qu’il ne nous faisait pas confiance.

Vous avez tenté d'entrer dans le camp militaire de Colbasna, sans succès. Qu'en est-il de ce lieu lié aux rumeurs de trafic d'armes ?

L'OSCE n'y met toujours pas les pieds. L'évacuation et la démilitarisation du site ont été programmées lors des Accords d'Istanbul en 1999, mais elles restent suspendues. On ne sait pas ce qui se passe à Colbasna, où des Russes cohabitent avec les entrepôts de munitions, et des casernes transnistriennes. Y a-t-il eu transmission d'armes entre l'Armée russe de la base et l'armée transnistrienne afin de les vendre ensuite ? Personne ne le sait puisqu’il est impossible d’y pénétrer. Comme il n'y a eu ni comptage, ni inventaire, tous les chiffres sont basés sur des informations élaborées avant le démantèlement du stock d'armes de l'armée russe qui en avait entreposé une quantité énorme, armée restée stationnée sur cette même base à la demande du gouvernement Transnistrien. On sait que des armes ont été désactivées parce que dangereuses. Les wagons d'armes partis en Russie ont été déduits. L’OSCE parle de 20 000 tonnes de munitions et d'armes encore sur place.

Y a-t-il un débat à propos de ces munitions et des rumeurs qui les entourent ?

L'opposition parle de moins en moins des armes. Au Conseil de l'Europe, on évoque d'avantage les trafics de populations asiatiques transitant par la Transnistrie pour arriver en Europe. Parler d'armes, c'est figer la situation et le MGB (services secrets transnistriens) fige le conflit depuis 16 ans. Cela peut donc durer encore très longtemps. L'espoir peut venir du renouvellement de la classe politique, plus jeune et prête au dialogue.

En quoi l’élection présidentielle en Transnistrie qui a eu lieu le 10 décembre 2006 peut-elle changer la donne ?

- Le président Igor Smirnov, au pouvoir depuis 1990, se représente sans rencontrer d'opposition réelle. L’opposant légal, Andrei Safonov, un journaliste autrefois élu au parlement, ne réunira pas plus de quelques milliers de voix. D'autres opposants existent mais ils ont fait partie de l'appareil d’État, et leurs critiques portent uniquement sur des individus. Il y a toutefois du nouveau: la Transnistrie n'est seulement un régime nostalgique de l’époque soviétique, accaparé par des anciens du KGB, notamment le couple Smirnov – Antoufiev (à la tête du ministère de la sécurité); il s’y développe une économie de marché très dynamique, dirigée par le consortium Sherif. Cette firme protéiforme, administrée par le fils du président Smirnov, possède des casinos, des supermarchés, des stations services et même d’une équipe de football. Lors des précédentes élections législatives, le parti Renouveau, la plate-forme politique mise en place par Sherif, a obtenu la majorité des voix.

Comment évoluent les liens de la Transnistrie avec la Russie ?

A Paris, au lendemain du référendum du 17 septembre, interrogé sur les conflits de la Russie avec ses anciens territoires, Vladimir Poutine a déclaré que la Russie agit dans le respect de l'intégrité territoriale de chacun, mais il pensait autant, sinon plus, à la Tchétchénie. Il s’est démarqué d'autres membres de la Douma qui ont déclaré qu'il fallait respecter les vœux de la population locale et rattacher la Transnistrie à la Russie. Les Russes sont là depuis deux siècles ; et cette population ne parlera sans doute jamais le roumain.

Et la minorité moldave du territoire de Transnistrie ?

Il ne s’agit pas d’une minorité. En Transnistrie, la population moldave s’élève à 177 000 personnes, sur une population totale de 550 000 habitants, d'après les chiffres du référendum transnistrien de décembre 2004 ; les Russes et les Ukrainiens se comptent dans des proportions similaires. Beaucoup d’enfants moldaves de Transnistrie n'ont pas connu la République socialiste soviétique de Moldavie, ni vécu dans la Republica Moldova. On leur a toujours dit: “Tu es en Transnistrie”. Ils parlent russe ; le moldave n'est qu'une langue vernaculaire, parlée à la maison. La question de l’enseignement de la langue cristallise les tensions. D’ailleurs, les Moldaves les plus activistes travaillent dans les écoles. Quelques Moldaves font partie du gouvernement, comme le ministre de l’Écologie. Mais les contestataires sont rares, bien que la situation reste instable. L'été dernier, deux attentats à Tiraspol, dans des bus, en juillet et en août, juste avant le référendum, ont fait 10 morts. De leur côté, les Moldaves accusent les services secrets transnistriens. Les Transnistriens, eux, accusent les Moldaves. La tension est toujours palpable aux postes frontières. Pour assurer la maintien de la paix, 1 000 soldats russes restent mobilisés. Le ministère russe des Affaires étrangères les a d'ailleurs proclamés “meilleure force d'interposition de toute la planète”.

L’entrée de la Roumanie dans l’Europe va-t-elle modifier l’équilibre régional ?

Les instances européennes font une grande différence entre le conflit qui oppose la Moldavie à la Transnistrie et celui qui oppose la Géorgie à l’Abkhazie. Concernant le Caucase, elles souhaitent que les problèmes soient résolus entre la Russie et les anciennes républiques soviétiques. En revanche, quand il s'agit de la Transnistrie, elles préconisent le respect de l'intégrité territoriale de la Moldavie : la Transnistrie doit rester moldave. Or, ces deux conflits sont semblables, ils sont vécus de manière similaire. Il y a donc deux poids, deux mesures. Le référendum sur le rattachement à la Russie est une manière pour les Transnistriens de prendre de la distance par rapport à cette Europe qui regarde de très près ce qui se passe chez ses voisins proches. L'Europe a un plus grand impact les Moldaves qui se tournent vers elle, comme ceux qui peuvent se procurer un passeport roumain, en faisant état de liens familiaux. Ce passeport est une clé pour venir travailler en Europe.

Comment votre reportage a-t-il été reçu dans ces territoires ?

En Moldavie, des journalistes m'ont dit qu'ils ne pouvaient pas faire de reportage de ce type. Comme ils sont persona non grata, il leur est dangereux de filmer dans ce territoire. Quant à la Transnistrie, je n'ai aucun écho. Mais ce reportage ne leur apprend rien de nouveau : j'ai interrogé des opposants qu'ils connaissent déjà. Je dresse un état des lieux. Ce film ne les gène pas tant que cela.

Par Agnès VILLETTE
* Photo : © Xavier Deleu

[1] “Transnistrie: trafic d'armes aux portes de l'Europe”, Capa productions.
[2] Transnistrie, la poudrière de l'Europe, Editions Hugo&co.