Tachkent en long et en large

S'il y a au monde des villes résolument verticales, Tachkent en est la parfaite antithèse: la première image qui frappe le voyageur venu par les airs est l'extrême horizontalité de la ville qui s'étend en quartiers indisciplinés, apparemment sans aucune logique, depuis les contreforts des Tian Chan et les rives du Tchirtchik jusque dans une indolente vallée à la terre jaunie par la sécheresse endémique.

 


Pourtant, cette terre, à première vue inoffensive, dissimule un des pires fléaux de la région: une activité sismique incessante et parfois d'une brutalité mortelle. Tel fut le cas en 1966 lorsqu'un tremblement de terre rasa la capitale historique du Turkestan russe puis soviétique, faisant des milliers de victimes et imprimant dans l'esprit des survivants un fatalisme face aux catastrophes naturelles parfaitement étranger à nos cerveaux occidentaux.

Punition divine…

La reconstruction de la ville, légèrement décentrée par rapport à son implantation originelle, tint tout de même compte du risque de récidive et nous donne à voir aujourd'hui le triste spectacle d'une ville purement soviétique, aux bâtiments ne dépassant qu'exceptionnellement quatre étages et d'une teinte ocre lugubrement uniforme.

Cette calamité explique en partie le caractère horizontal de la ville: construire trop haut reviendrait à accepter d'avance des conséquences dramatiques lors de futurs tremblements de terre, même de moindre amplitude. En outre, l'habitat traditionnel respecte le climat sec et chaud du pays qui plaide en faveur d'une construction bien protégée du soleil, donc basse - presque enfouie si possible - et construite dans un matériau isolant.

…ou négligence humaine ?

La municipalité de Tachkent voudrait que les secousses sismiques expliquent aussi l'état déplorable de la voirie. Il est vrai qu'elles ne contribuent pas à aplanir l'asphalte mais on peut raisonnablement penser qu'un entretien régulier rendrait les rues praticables et permettrait une gestion saine des finances destinées à cet usage; or, conduire une voiture dans les rues de Tachkent - hormis sur les artères menant aux résidences présidentielles - relève davantage du rodéo que de la conduite automobile classique. Il faut une sérieuse expérience pour éviter aux piétons, aux passagers et aux amortisseurs de la voiture une mort certaine dans quelque béance traîtresse, vicieusement camouflée dans les replis d'un bitume hors d'âge. On comprend mieux dès lors pourquoi les étrangers résidant à Tachkent et les riches autochtones roulent en 4x4. Le moindre orage transforme les chaussées en lacs ou en torrents selon l'inclinaison de la rue et ruine en dix minutes les journées d'efforts fournies avec des moyens dérisoires par les agents municipaux.

Dans cette ville toute plate, les distances sont longues: des avenues sans fin mènent d'un quartier à l'autre, jalonnant le parcours de monuments illustrant une histoire revisitée pour servir les desseins du nouveau régime et obligeant les habitants à trouver coûte que coûte un moyen de transport. Le niveau de vie de l'Ouzbek moyen ne lui permet pas toujours d'avoir une voiture; alors, tous les moyens sont bons. Le plus logique semble d'utiliser les transports en commun : métro, tramway, trolley, autobus… tout existe! Dans le centre… Dès que l'on s'en éloigne, les transports en commun s'espacent jusqu'à disparaître sans avis préalable, laissant l'utilisateur potentiel avec le taxi pour seule ressource.

Les grandes artères se couvrent alors d'individus, un bras désespérément tendu vers les voitures en signe de détresse. Il faut reconnaître que les automobilistes font preuve d'une grande mansuétude et que peu de ces mendiants restent sur le bord de la route - contre quelques centaines de soums. Observer les " taxi-stoppeurs " est aussi un excellent moyen de parfaire sa connaissance des mœurs locales et de repérer l'appartenance sociale des gens : une personne qui agite la main de façon désordonnée et précipitée pour arrêter une voiture fait nettement " peuple " ; on reconnaît une dame de qualité à son bras très légèrement tendu, le poignet harmonieusement fléchi et l'index tendu dans son prolongement exact, la pose étant surmontée d'un visage serein, superbement indifférent au tumulte environnant.

Mais il s'agit là des moyens dont disposent les citadins ou les presque citadins des " rayoni ", des banlieues. Quand on vient de vraiment trop loin et que quelques marchandises doivent être vendues dans la capitale, un petit âne attelé à une carriole sera beaucoup plus efficace et emprunt de la nonchalance orientale non dénuée de noblesse qui sied si bien à l'Ouzbek en tchapan et tioubetieika (manteau ouatiné traditionnel et coiffure en forme de calotte carrée pour les hommes) juché sur la remorque.

Remèdes à la mode ouzbek

Bien sûr, nous n'avons évoqué jusqu'à présent que la situation courante; lorsqu'un grand événement se prépare, tel que l'organisation d'une conférence internationale, ces petits inconvénients de la vie quotidienne sont gommés toute affaire cessante. Des fleurettes multicolores égayent les bas-côtés des rues, un impeccable tapis d'asphalte recouvre les avenues, les bâtiments retrouvent des couleurs pimpantes et tout cela en un temps record, une armée d'employés municipaux étant mis à contribution pour rendre à Tachkent toute la noblesse de son rang de capitale. Dans la foulée, les hôtels sont reconstruits en une semaine avec des façades bien belles, des commodités virtuelles et des prix très réels! Mais lorsqu'on est Tachkentois, combien de fois dans une année verra-t-on sa ville ainsi toilettée ?

Les Ouzbeks sont habitués à ces brusques flambées de fierté nationale ordonnées par le pouvoir, qu'ils considèrent avec amusement et distance. En effet, cette éphémère agitation n'a que bien peu de prix comparée au plaisir de s'accroupir à l'ombre d'une menue branche d'arbre et d'observer le mouvement de la rue, de la place, en mâchonnant rêveusement un brin d'herbe ou en fumant une cigarette. Cela s'appelle savourer le temps, se regarder vivre en observant les autres ou bien même prendre le recul suffisant pour apprécier son propre labeur: en mai 2003, la tenue à Tachkent d'une conférence de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) a fourni l'occasion d'un de ces maquillages à grande échelle de la ville. Un jeune homme avait la charge de repasser à la peinture dorée les flèches de la grille clôturant le jardin d'un musée. Assise dans mon bureau de l'autre côté de la rue, je le voyais s'arrêter toutes les deux flèches, s'accroupir à l'ombre d'un arbre et contempler, en penchant la tête de droite et de gauche, la beauté de son ouvrage. Une soudaine inquiétude lui faisait reprendre son pinceau pour parfaire un détail. En une journée, il avait peint la moitié d'un côté des grilles du jardin et il restait quatre jours avant l'ouverture de la conférence!

Mais qu'importent le temps passé et les menus désagréments quotidiens, du moment que l'homme est satisfait et serein…

* Marion SEGRETAIN : SNCF International

Photo : Pixabay, (CC0 1.0)
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