En 2018, on estimait le nombre de travailleurs tadjiks migrants à 1,7 million, ce qui est tout-à-fait considérable pour un pays dont la population n’atteint pas 10 millions d’habitants. Ainsi, les transferts de fonds des travailleurs partis très majoritairement en Russie représentent l’équivalent d’un tiers du PIB national, alimentant l’économie de ce pays largement endetté, enclavé et dont les ressources sont limitées.
Les chocs de la fin de l’URSS et de la guerre civile
Depuis la chute brutale de l’Union soviétique et la guerre civile qui fit rage de 1992 à 1997, le Tadjikistan a connu un effondrement de son système social, entraînant un impressionnant accroissement des inégalités. Ces deux événements brutaux de l’histoire récente du pays constituent les éléments précurseurs d’un phénomène d’émigration économique qui est depuis plus de deux décennies solidement ancré dans cette société post-soviétique(1). Aujourd’hui, le Tadjikistan reste l’un des États les plus pauvres de l’ex-URSS et sa population, majoritairement rurale, survit difficilement (le territoire dispose de moins de 10 % de terres arables).
Ce petit pays affiche en revanche le taux de fécondité le plus élevé d’Asie centrale : 3,36 enfants par femme en 2016, ce qui le dote d’une main-d’œuvre abondante et jeune. Cette caractéristique est à envisager en regard du déficit démographique qui caractérise la Russie depuis le début des années 1990 et génère une multitude d’emplois vacants, qualifiés ou non, que les Russes eux-mêmes n’occupent pas.
De son côté, l’État tadjik, du fait de son endettement et de sa tendance à l’appropriation prédatrice des ressources du pays, n’est pas en mesure d’offrir un futur viable à ses jeunes générations. Une situation qui contribue à stimuler une émigration économique très largement composée d’une main-d’œuvre jeune et masculine. Bien souvent saisonnière, cette émigration peut néanmoins conduire à l’intégration des travailleurs tadjiks dans leur terre d’accueil sur le long terme.
L’économie tadjike sous perfusion
Pour la grande majorité des départs, un retour par an est prévu, d’une durée d’un à trois mois en fonction des fêtes religieuses, mais aussi des événements familiaux comme les mariages, les funérailles ou encore les circoncisions. Ces événements rythment la société tadjike et les familles sont prêtes à dépenser des sommes pharaoniques pour célébrer les épousailles de leur progéniture dans une opulence aux limites de l’indécence, compte tenu de l’ampleur des difficultés économiques auxquelles une grande majorité de la population fait face.
Dans un tel contexte, les transferts de fonds des travailleurs partis en Russie sont d’une importance capitale pour la survie des foyers tadjiks. Douchanbé a d’ailleurs légiféré en 2007 afin de lutter contre ces dépenses considérées comme déraisonnables (en particulier à l’occasion des mariages), qui viennent aggraver la situation financière de familles aux revenus souvent très modestes.
Dans les foyers les plus démunis, les retours sont d’ailleurs souvent plus espacés, faute de moyens pour financer le transport : il faut compter 6 700 roubles (soit environ 97 euros) pour se rendre à Douchanbé en provenance de Moscou en train (pour un périple de trois jours et vingt heures), contre environ 12 893 roubles (soit 187 euros) en avion. Par le passé, cette traversée de l’Asie centrale constituait l’une des étapes les plus délicates du processus d’émigration économique car elle incluait le passage de plusieurs frontières (russe, kazakhe, ouzbèke) et les travailleurs étaient régulièrement victimes de racket de la part des fonctionnaires de douanes. La fortune accumulée tout au long de l’année pouvait se trouver gravement amputée par ces obstacles. Désormais, les émigrés transfèrent leur argent via des entreprises comme Western Union qui ont révolutionné leur vie ainsi que celle de leur famille.
La langue russe et l’héritage soviétique
L’émigration économique, qui s’est donc systématisée dans nombre de foyers tadjiks, a pris la Russie pour destination privilégiée en raison du passé soviétique commun et de la connaissance de la langue russe des migrants. Dans le même temps, l’exacerbation des tensions dans la région, notamment entre le Tadjikistan et l’Ouzbékistan, a drastiquement réduit les possibilités d’émigration dans les pays voisins.
Malgré les difficultés, des perspectives d’intégration sur le long terme peuvent advenir en Russie pour les travailleurs tadjiks. On le constate grâce à la fréquence des mariages mixtes et par l’augmentation régulière du nombre de Tadjiks accédant à la citoyenneté russe. Ce qui n’obère pas la prégnance du phénomène de travailleurs tadjiks en situation irrégulière en Russie, traduction des difficultés rencontrées par certains au cours de leurs démarches administratives pour obtenir un statut légal. Ce statut est d’autant plus complexe à obtenir que le Tadjikistan n’est pas membre de l’Union économique eurasiatique. Il ne bénéficie pas des facilités migratoires vers la Russie dont jouit, par exemple, le Kirghizstan.
Ainsi, il est particulièrement délicat d’estimer le nombre réel de travailleurs tadjiks se trouvant sur le sol russe. Cette caractéristique contribue également à un phénomène de précarisation des Tadjiks en Russie, où les abus et cas d’exploitation sont assez fréquents. Dépourvus de statut, les migrants ne peuvent refuser des embauches de courte durée (généralement trois mois)(2).
Des compétences appréciées mais peu valorisées
De plus, il est fréquent que les compétences professionnelles acquises sur le lieu de travail en Russie ne donnent pas lieu à l’émission d’un certificat d’aptitude du travailleur qui, en cas de retour au Tadjikistan ou de changement d’entreprise sur le sol russe, risque de se voir attribuer un emploi moins rémunéré et moins qualifié.
Il est toutefois important de noter que les emplois non qualifiés sont loin d’être les seuls pourvus en Russie. En effet, ce pays souffre certes de son déficit démographique mais également d’un manque criant de médecins sur son territoire. Ainsi, de nombreux médecins tadjiks sont appelés à quitter leur pays pour partir exercer en Russie. Les campagnes tadjikes se transforment peu à peu en déserts médicaux, créant une situation critique dans ce pays très rural.
Plus largement, les travailleurs tadjiks ont accès à une multitude d’emplois en Russie, et ce quel que soit le secteur (bâtiment, services, marchés). De nombreux travailleurs diplômés n’ayant pas trouvé d’emploi suffisamment rémunérateur au Tadjikistan font le choix de la reconversion en Russie. Ils y intègrent des professions peu prestigieuses, mais peuvent de la sorte se requalifier socialement grâce à des revenus plus élevés.
Cette main d’œuvre, réputée « sérieuse, sobre et ponctuelle », « fiable et pas alcoolique »(3), est particulièrement appréciée en Russie. Les Tadjiks, très majoritairement musulmans, sont relativement préservés de fléaux tels que l’alcoolisme. De plus, les départs en Russie sont généralement rendus possibles par de solides organisations réticulaires pré-établies ; les travailleurs immigrés fréquentent donc peu les Russes et se contentent plus souvent d’un entre-soi tadjik (ou plus largement musulman) intergénérationnel.
L’impact des migrations sur la restructuration de la société tadjike
Les effets de ces migrations sur la société tadjike, hiérarchisée et patriarcale, sont considérables. Les stratégies matrimoniales notamment prennent en compte ces flux et se modifient sans cesse.
Les femmes ne comptent que pour 5 % de la force de travail tadjike partie pour la Russie. Traditionnellement sédentaires, elles sont mariées tôt pour pouvoir, malgré l’absence des hommes, créer une famille et perpétuer la lignée. Les conséquences de ces migrations sont lourdes en ce qui concerne le statut de la jeune mariée : une fois le mariage célébré, elle intègre traditionnellement le domicile familial de son mari. Bien souvent, le fils parti travailler en Russie transfère l’argent directement à sa mère, responsable du foyer, et non à sa femme dont le statut n’est alors guère élevé. C’est d’autant moins le cas lorsqu’elle n’a pas encore donné naissance à son premier enfant. Ce phénomène migratoire implique donc, outre la désertification des villages, un quotidien difficile pour les épouses restées au pays, sur les plans tant matériel que psychologique. Mais ce modèle familial traditionnel peut aussi se modifier sous l’effet de la migration économique qui intervient comme un facteur de revalorisation du statut de l’épouse qui, parfois, peut se trouver directement en charge des finances du foyer.
L’émigration en Russie, mais aussi en Chine (mouvement majoritairement académique), confronte les Tadjiks à de nouveaux modes de vie. Ainsi, les hommes ont tendance à se marier plus tard ce qui, dans une société très patriarcale, ne constitue pas une réelle entrave à leur épanouissement personnel. Ils sont en effet bien moins soumis à l’impératif de la virginité que leurs compatriotes féminines. Les déséquilibres entre les deux sexes dans les stratégies matrimoniales ont donc des implications non négligeables. La société tadjike, très conservatrice, sensibilise peu ses jeunes aux thèmes de l’éducation sexuelle. Ainsi, l’usage du préservatif n’apparaît pas comme une nécessité pour beaucoup de jeunes, ce qui génère de véritables risques épidémiologiques et sanitaires dans la transmission des maladies sexuellement transmissibles et de l’infection par VIH au sein des familles lorsque les travailleurs rentrent au Tadjikistan(4).
Malgré tout, l’émigration donne lieu à la construction de nouveaux rites de passage au sein de cette société codifiée, ce qui contribue au renforcement de la nécessité d’avoir un fils. Une écrasante responsabilité pèse donc sur les épaules des hommes, et l’échec n’est pas envisageable pour ces travailleurs qui doivent littéralement agir comme les héros de toute une famille. Si un foyer désigne l’un de ses fils pour partir travailler en Russie, il devra être en mesure de rassembler suffisamment d’argent afin de pouvoir financer les diverses cérémonies familiales, mais aussi les études ou encore les soins médicaux des membres de sa famille. En cas d’échec, il est possible que la migration économique se transforme en exil pour l’homme qui a failli à sa mission.
Notes :
(1) Sophie Hohmann, « Socio-economic migrations and health issues resulting from the tajik civil war », in Migration and Social Upheaval as the Face of Globalization in Central Asia, ed. Marlène Laruelle, Brill, Boston, 2013, pp. 149-166.
(2) Sophie Hohmann, « Migrations polaires et trajectoires générationnelles. De l’Asie centrale vers le Grand Nord russe (Mourmansk et Norilsk) », in Santé et migration en Asie centrale, ed. Sophie Hohmann et Rukhshona Kurbovona, Les cahiers d’Asie centrale, n° 27, 2019, pp. 107-142.
(3) Saodat Olimova, « Change in Sexual and Marital Behaviors among Tajik Migrant Workers in Russia », in Santé et migration en Asie centrale, ed. Sophie Hohmann et Rukhshona Kurbovona, Les cahiers d’Asie centrale, n° 27, 2019, pp. 145-176.
(4) Sophie Hohmann, Saodat Olimova, « Vulnérabilités et infection par VIH/SIDA chez les travailleurs migrants tadjiks », Revue d’études comparatives Est-Ouest, Vol. 43, n° 1-2, mars-juin 2012, pp. 167-201.
Vignette : Jeunes Tadjiks installés à Moscou.
* Inès Retiel est étudiante en Master 2 de Relations internationales (INALCO), spécialisation sur la Chine et l’Asie centrale.
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