Tbilissi : la problématique préservation des espaces verts

La ville de Tbilissi voit ses espaces verts se réduire progressivement depuis des années. Alors que l’urbanisation effrénée et la « bétonisation » étaient considérées comme des signes de progrès et de marché libre, ce processus fait désormais face à des critiques venus des citoyens. Un mouvement social environnemental naît, mené par des individus mieux informés et déterminés.


La Géorgie connait depuis des années d’importants problèmes liés à la préservation de ses ressources naturelles et de son environnement. Il existe certes quelques ONG vertes actives, telle Green Alternative, dont la principale préoccupation porte sur les conditions de construction et les conséquences sociales et environnementales des barrages hydroélectriques, omniprésents dans cette partie du Sud Caucase. Mais les questions d’environnement urbain ne passionnent pas. Or la situation des espaces verts de Tbilissi, pour ne parler que de la capitale, est alarmante, au point que des citoyens, au départ un simple groupe d’amis écologistes effarés par la transformation de leur ville en parc immobilier ou parking géant, se sont décidés à agir.


Figure 1 : Carte du recul des espaces verts de Tbilissi depuis 1961 (auteurs : O. Tsutsuria, G. Gotsiridze)

Des Verts en guerre contre le mitage de leur ville

Inspirés par l’action pacifique et festive des Occupy, par le militantisme acharnés des protecteurs du parc Gezi d’Istanbul et inspirés par la mobilisation citoyenne autour de la forêt de Khimki de Moscou, une dizaine d’écologistes géorgiens ont tenté en 2013 d’empêcher la construction d’un bar-restaurant près du Lac des Tortues, sur la colline de Vaké. Outre l’occupation du site et le blocage des ouvriers et de leurs machines, ces activistes alors trop peu nombreux dénonçaient la privatisation légale mais douteuse de pans entiers d’espaces verts et accusaient les autorités –la mairie de Tbilissi– de truquer les marchés et de permettre la «spoliation» de biens publics. L’échec de cette action peu suivie ne les a pas démobilisés. La petite association informelle Guerilla Gardening Tbilisi s’est mise à fédérer plus de volontaires pour des happenings écologistes dans toute la ville. Apolitique, hyper connectée aux réseaux sociaux, elle est devenue le cœur battant des aficionados de l’environnement urbain de la capitale qui luttent contre la dérégulation dominante et pour un dialogue environnemental.

Son mode opératoire est simple et efficace, mais incertain. Armée de Twitter et Facebook, Nata Peradze, sa fondatrice, présente les Guerilla Gardeners comme un mouvement libre d’amis et de citoyens structurés par Facebook. Elle communique instantanément sur les lieux en dangers qu’elle visite à Tbilissi et dans ses alentours et invite à bloquer immédiatement les coupes d’arbres abusives, les chantiers injustifiés et toute atteinte aux espaces verts aussi petits soient-ils. Les opérations de Guerilla Gardeners reposent ainsi sur le volontariat et la disponibilité de chacun. Fragiles et populaires, elles allient journalisme citoyen, sit-in ludique et art militant sur site.


Figure 2 : Occupation du parc Vaké (photo : Mery François-Alazani).

Un grand hôtel au milieu du poumon de Tbilissi ?

Le projet de construction d’un hôtel de sept étages dans le parc Vaké, l’un des poumons de la capitale, est devenu leur plus grand cheval de bataille. Nata Peradze et son mouvement visent deux objectifs: sensibiliser et responsabiliser les citoyens sur leur pouvoir d’action, les rendre conscients de leur poids et de leurs droits auprès des instances de décisions encore post-soviétiques et forcer le gouvernement géorgien comme la municipalité de Tbilissi à prendre en considération les questions environnementales. Elle souhaite faire du parc Vaké une action d’éclat prouvant aux autorités toujours sourdes à tout ce qui vient d’en bas que cet énième hôtel 5 étoiles prévu au centre du grand parc Vaké est une agression environnementale, économique et sociale de plus. La mairie, en charge de l’attribution des lots de terrain en zone semi protégée, argue de la nécessité économique du développement du tourisme et rappelle que le site accueillait il y a vingt ans un restaurant longtemps resté en ruines. Arguments rejetés par les militants, qui rappellent que la corruption et le capitalisme sauvage des années 1990, aggravés par la passivité de la société alors sous le choc des crises économiques et politiques de cette époque de transition, ne sauraient en aucun cas servir de base de négociation au vu de la nécessité d’évoluer sur les questions d’urbanisme et de développement durable. Signalons à ce propos que la Géorgie s’est engagée en 2000 à appliquer la convention internationale d’Aarhus sur l'accès à l'information, la participation du public au processus décisionnel et l'accès à la justice en matière d'environnement.

Erekle Urushadze, politologue, défenseur du parc Vaké et représentant de Transparency International Georgia, décrit ce mouvement citoyen comme un précédent important pour la société civile géorgienne. L’occupation du parc Vaké par des individus de plus en plus nombreux, le rôle primordial des réseaux sociaux, et l’occupation du chantier désormais arrêté, de même que l’importance des médias –presse, talk-shows télévisés et reportages multimédias– ont rendu les activistes plus confiants dans leur cause et ont acculé les autorités locales à répondre de leurs actes.

Sur le plan juridique, des avocats se sont portés volontaires pour soutenir le dossier auprès du gouvernement local. L’enjeu est de taille : il s’agit d’amender la loi sur les espaces verts en zone urbaine qui permet de les compartimenter en zones protégées, zones exceptionnellement constructibles et zones privatisables, ces deux dernières étant à la discrétion du maire de Tbilissi et fonction de critères assez flous pour laisser libre cours aux investisseurs –et à la corruption. Les zones protégées sont généralement des zones non constructibles (les flancs de montagnes) ou le cœur des parcs. Dans le cas du parc Vaké, le schéma ci-dessous montre l’évolution de cet espace vert, grignoté de manière périphérique depuis 2002 (par des restaurants, des écoles et des ambassades) et maintenant en son cœur, avec le projet d’hôtel.


Figure 3 : Carte du parc Vaké (source : Guerilla gardeners)

Le risque encouru par ce mouvement social grandissant est d’être récupéré par un groupe politique et manipulé à des fins purement politiciennes. En critiquant le gouvernement local, les Guerilla gardeners pourraient passer pour un mouvement politisé, jouant le jeu du parti présidentiel contre l’opposition retranchée dans son dernier bastion, la mairie de Tbilissi. Pour l’instant, seul un député s’y est intéressé. Tbilissi, seule commune de tout le pays ayant un maire élu, est en période de campagne électorale. La mairie est elle-même en situation délicate, l’exécutif de ce gouvernement local est d’opposition alors que les membres du conseil municipal, le Sakrebulo, appartiennent au parti au pouvoir. Dans l’ensemble, le dossier ne semble pas attirer l’attention des politiques, mais d’après E.Urushadze, avec le changement d’équipe à venir dans l’exécutif municipal suite aux élections de mai 2014, tout espoir d’amélioration est permis. Le dialogue devrait alors reprendre sur des bases plus saines. Entretemps, l’investisseur, impatient, aurait approché les militants pour tenter un accord séparé, en vain.

La question du statut du parc reste la priorité des Guerilla gardeners, dans le même temps ses membres agissent sur d’autres sites verts malmenés de la capitale. Squares transformés en parking, plantation d’arbres sur des terrains vagues, jardins verticaux improvisés, graffitis et pochoirs appelant à une prise de conscience de tous pour leur environnement dégradé… La détermination de ses membres ferait sourire si elles ne soulevaient pas de questions aussi importantes sur les politiques urbaines des habitants des villes et sur la participation des citoyens dans les questions les concernant.

Le mouvement connait déjà son prochain lieu de bataille. Près du jardin botanique de Tbilissi, une grande parcelle de la montagne doit accueillir des constructions privées choquantes pour les Guerillas Gardeners. Le chantier d’un immeuble d’affaires et du parking afférant est en cours, mais le mouvement se contente pour l’instant de s’informer auprès du cadastre et de l’investisseur, le groupe Cartu de l’ancien Premier ministre Bidzina Ivanichvili. Courir deux lapins en même temps leur semble trop risqué. Mais dès que la situation du parc Vaké sera stabilisée, le combat reprendra.

* par Nanuka TSERTSVADZE

Vignette : Occupation du parc Vaké par les Guerrilla gardeners (photo : © George Gogua).

 

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