Tensions germano-polonaises: le feuilleton de l’été

Un an après les élections législatives de l’automne 2005 qui ont porté au pouvoir une coalition des droites polonaises autour du parti Droit et Justice (PiS), les frères Lech et Jaroslaw Kaczynski, respectivement Président et Premier ministre du pays, avancent sur la scène politique internationale comme des éléphants dans un magasin de porcelaine.


Président Kaczynski et Angela MerkelA leurs offensives politiques – contre l’intégration européenne, contre l’interruption volontaire de grossesse, contre l’homosexualité ou en faveur de la peine de mort -, est venu s’ajouter tout au long de l’été 2006 un formidable regain des tensions germano-polonaises. A tel point que les nouveaux dirigeants de Varsovie ont généré l’inquiétude au sein de l’Union européenne (UE) et une irritation teintée de lassitude en Allemagne. De la polémique sur les expulsés allemands de la fin de la Seconde Guerre mondiale à la récente mise en question des droits de la minorité allemande en Pologne en passant par la campagne contre le citoyen d’honneur de Gdansk Günter Grass, les sujets de controverse se sont accumulés.

Mais à quelles fins ? Jamais dépourvus d’arrière-pensées électoralistes, les jumeaux cherchent-ils à détourner l’attention des problèmes qui affectent le quotidien de bon nombre de leurs concitoyens (bas salaires, chômage, émigration) et de la baisse de popularité de leur parti dans les sondages ou poursuivent-ils une autre ambition nationale?

Pas de patate à Weimar

Tout a commencé par la brusque annulation du quinzième sommet du Triangle de Weimar[1] au début du mois de juillet. motivée par un problème de santé du Président Kaczynski qu’aucun bulletin de santé officiel n’est pourtant venu étayer, cette initiative a créé une onde de choc dans le landernau européen. La vraie raison de ce retournement n’a pas tardé à apparaître au grand jour: en demandant à la chancelière Angela Merkel de s’excuser pour un article satirique paru peu avant la date de la rencontre dans le quotidien de la gauche alternative berlinoise die Tageszeitung (taz), prêtant notamment au Président polonais un air de «patate» peu flatteur, Varsovie a révélé à la fois sa sensibilité à la critique et sa volonté d’exercer un contrôle politique sur les médias et l’opinion publique. Ce qui avait pu passer relativement inaperçu a brusquement sauté aux yeux: de même que les frères Kaczynski tentaient de mettre au pas les médias polonais, le reste du monde devait sentir le vent tourner et reconsidérer les principes de la liberté de la presse. Le quotidien national-clérical du groupe Rydzyk Nasz Dziennik en donnait aussitôt la mesure : sous le titre «on ne critique pas impunément la Pologne», il stigmatisait tous les correspondants allemands accrédités à Varsovie en publiant leurs noms avec la mention «Des noms à retenir». Quoique non responsable de l’article, la correspondante de la Taz à Varsovie, Gabriele Lesser, devenait naturellement la première cible de cette campagne, et ne pouvait plus effectuer son travail dans les conditions requises.

Réactiver les peurs et ressentiments anti-allemands

«La couverture très critique [de la Pologne par les médias allemands] fausse la réalité», expliquait alors Zdzislaw Krasnodebski, sociologue à l’université de Brême et ancien membre du Comité de soutien au Président Lech Kaczynski. Krasnodebski, auquel on attribue volontiers la paternité idéologique de la «Quatrième République» si chère aux frères Kaczynski, distinguait trois campagnes anti-polonaises successives en Allemagne : lors des dissensions sur la guerre en Irak, lors de l’adhésion à l’UE et du débat sur le Centre contre les expulsions à Berlin, enfin – et jusqu’à aujourd’hui – à l’occasion des dernières élections législatives. Traits caractéristiques à toutes ces campagnes: l’ignorance, la partialité, les préjugés anti-polonais, symptômes d’une «continuité historique»: «Sous la République de Weimar, la presse allemande était très acerbe envers nous. Cette tradition n’est pas rompue.»[2]

Quoi qu’il en soit, les polémiques récentes entre Polonais et Allemands remontent, elles, à un passé bien plus récent: l’époque national-socialiste. Deux exemples parmi d’autres: la démarche de la ministre polonaise des Affaires étrangères, Anna Fotyga, d’assimiler la Taz à la publication national-socialiste, farouchement antisémite, Der Stürmer ainsi que l’idée, défendue par le ministre polonais de la Défense, Radoslaw Sikorski, de dénoncer l’accord Schröder-Poutine sur le gazoduc de la Baltique conclu en 2005 comme un nouveau pacte Molotov-Ribbentrop («pacte germano-soviétique» de 1939).

Dans ce contexte, en été 2006 les révélations très médiatisées de l’écrivain Günter Grass, originaire de Dantzig et citoyen d’honneur de la ville de Gdansk, sur sa mobilisation dans la Waffen-SS, allaient donner matière à faire enfler la polémique. L’occasion était trop belle pour que Jacek Kurski ne s’en saisisse: le manager de campagne des Kaczynski qui avait alors dénoncé l’implication du père du candidat libéral de Plateforme civique (PO), Donald Tusk dans la Wehrmacht, a tenté de réitérer sa performance en exploitant l’ "affaire Grass". En plaidant pour que l’écrivain, prix Nobel de littérature, rende sa distinction de citoyen d’honneur de Gdansk, il espérait mobiliser les esprits contre le maire libéral (PO) de Gdansk, Pawel Adamowicz, à trois mois des élections locales. Peine perdue: la mobilisation d’un certain nombre d’intellectuels et l’opinion publique faisaient échouer la manœuvre.

La polémique sur la question des expulsés restait en revanche ouverte.[3] Car les révélations de Grass coïncidaient avec l’inauguration à Berlin de l’exposition «Erzwungene Wege», consacrée aux «Exodes et expulsions dans l’Europe du 20ème siècle». Initiée par Erika Steinbach, députée chrétienne-démocrate (CDU) et présidente de la Fédération des expulsés, cette exposition suggère que «la folie des Etats nations nés après la Première Guerre mondiale fut la source de tous les maux. Faut-il comprendre qu’auparavant l’Europe était un monde merveilleux ? Un Polonais qui visite cette exposition a un réflexe pavlovien: ça recommence, ils ne peuvent se sentir heureux sur cette Terre que quand nous n’existons pas ! »[4] Rien d’étonnant en conséquence que J.Kaczynski y ait vu «en soi, un acte anti-polonais» et que son prédécesseur, l’ex-Premier ministre et actuel maire de Varsovie, Kazimierz Marcinkiewicz, ait annulé sa visite à Berlin en geste de protestation.

La longue marche vers la “révolution conservatrice”

Aussi légitime que soit la critique à l’encontre des organisations allemandes des expulsés, elle apparaît totalement inintelligible si on ne la replace pas dans le contexte historique polonais. En réalité, comme le souligne Peter Oliver Loew, historien de l’Institut allemand sur la Pologne de Darmstadt, l’attitude de la nouvelle droite polonaise ne peut s’expliquer sans retour à l’histoire antérieure au nazisme et à l’ère communiste: «[Jozef] Pilsudski et [Roman] Dmowski sont tapis dans l’inconscient de toute la classe politique de la Pologne», résume Loew, et les frères Kaczynski se situent dans le sillage de ces deux héros de la lutte pour l’indépendance de la première moitié du 20ème siècle. Une thèse qu’avançait, dès 2005, Janusz A.Majcherek dans les colonnes de Gazeta Wyborcza: «Au lieu d’avoir une droite moderne comme en Grande-Bretagne ou en Espagne, capable de moderniser et de dynamiser le pays, nous avons en Pologne une copie de Endecja[5] où s’agglutinent nationalisme d’avant-guerre et catholicisme d’avant-concile [Vatican II] et où se rejoignent refus de la modernité et méfiance envers l’Occident.»

Mais là ne s’arrête pas l’objectif. Il s’agit aussi d’effacer les quarante ans de «République populaire» communiste. Comme le souligne le sociologue Aleksander Smolar, la droite voudrait «décommuniser» définitivement le pays et dépasser les maux de la phase de transition et le syndrome de la réconciliation nationale que symbolisait la politique de la Table Ronde. Elle voudrait faire oublier les compromissions de l’actuelle Troisième République - dont fait partie, comme héritage des élites libérales de Solidarnosc, l’anti-nationalisme. D’où le recours aux emblèmes de l’avant-guerre.

Perspectives

L’esprit d’intolérance et de confrontation dont fait preuve le nouveau pouvoir à Varsovie, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de ses frontières, n’a rien de fortuit. Il participe d’un projet politique radical, celui de la “Quatrième République”, qui vise à instaurer un Etat fort, à éradiquer toute trace de vie communiste et à raviver une tradition nationale autoritaire héritée du siècle passé. En désignant un ennemi extérieur - l’Allemagne - qui, à l’époque hitlérienne, a laissé un profond traumatisme dans les esprits, le PiS tente de donner vie à cette Pologne «solidaire» qu’il a inscrite sur ses bannières lors de la dernière campagne des législatives.

A la veille des élections locales du 12 novembre qui risquent de mettre encore en évidence la défiance d’un électorat déjà largement désabusé et las de la classe politique, il tente de faire feu de tout bois pour asseoir son pouvoir.

Ironie de l’histoire, il mène campagne contre les Allemands et la Fédération des expulsés allemands tout en énonçant comme son modèle de référence… la CSU bavaroise de Franz-Josef Strauss, celui-là même qui en son temps a non seulement intégré ou marginalisé tous les courants existants sur sa droite, mais aussi et surtout intégré les expulsés en restant indéfectiblement à leur écoute… La reprise des contacts avec l’Allemagne qui s’ouvre en cette fin octobre et le rattrapage du sommet de Weimar prévu pour le 5 décembre diront si Varsovie tend – ou non – à devenir un partenaire constructif en Europe.

 

* Danielle RENON est journaliste à Courrier International

 

[1] Forum de coopération trilatéral franco-germano-polonais, initié en 1991.
[2] Taz 21 juillet 2006. Cette «conspiration anti-polonaise» est contestée par le sociologue Aleksander Smolar: «Reprocher aux correspondants allemands des campagnes de presse antipolonaises, ce n’est pas seulement un manque de fair-play, c’est tout simplement faux», Taz 12 août 2006.
[3] Pour mémoire, rappelons que sur les 12 à 15 millions d’Allemands qui ont fui les territoires de l’Est du Reich hitlérien devant l’avancée de l’Armée rouge ou dans le cadre des déplacements de frontières et transferts de population décidés à Yalta et Potsdam, 2 à 3 millions sont morts de froid ou de violence. Cette épisode de la fin de la guerre, resté longtemps tabou en Allemagne et passé sous silence dans le “bloc de l’Est” , suscite toujours des réactions très violentes en Pologne.
[4] Adam Krzeminski, journaliste à l’hebdomadaire de gauche Polityka dans Die Welt, 16 août 2006.
[5] Narodowa Demokracja, ND, Endecja, mouvement du rassemblement nationaliste né à l’initiative de Roman Dmowski en 1893, dont l’idéologie national-démocrate se fondait sur les valeurs du catholicisme, du peuple et de la nation. Le mouvement a disparu dans l’illégalité ou en exil après la guerre de 1939-1945, mais ses principales idées sont restées dans la conscience politique de nombreux Polonais.
Source photo : Mittelbayerische.de