Théâtre: à la découverte du « Secret » de Togliatti

Les arts de la scène connaissent depuis quelques années en Russie une effervescence créatrice qui, en dehors de Moscou, a gagné aussi quelques villes de province. Immersion étonnante dans le dernier spectacle d'une jeune troupe de théâtre à Togliatti.


A quelque 1100 kilomètres à l'est de Moscou, une bourgade est désignée dans les années 60 par le pouvoir soviétique pour accueillir la construction d'une usine de voitures Lada. Rebaptisée Togliatti - du nom de Palmiro Togliatti, l'un des fondateurs du Parti Communiste italien- la future capitale de l'automobile soviétique est née et voit sa population gonfler de manière spectaculaire en quelques années. C'est aujourd'hui une ville de plus de 700 000 habitants, relativement épargnée par la crise économique, et dont la vie culturelle n'a rien à envier au reste du pays. Sa population, brassée par les vagues d'immigration successives, s'est avérée un vivier particulièrement fécond de jeunes talents qui débarrassent peu à peu leur ville de ses codes culturels soviétiques et de son image empesée de cité ouvière modèle.

De nombreux groupes de rocks sont apparus, des associations culturelles se sont formées. L'une d'entre elles a donné naissance à la troupe CEKPET(le secret). Ce collectif d'acteurs, débordant d'énergie, s'est rapidement distingué par la multiplicité de ses travaux, mais aussi par l'originalité de sa démarche théâtrale. La compagnie a remporté bon nombre de concours régionaux et nationaux et sa popularité ne cesse de grandir à Togliatti et dans les environs. Elle est aussi en relation avec l'Académie de théâtre de Moscou pour différents échanges et stages.

En 1996, la troupe est invitée au Festival d'Avignon pour présenter L'Orchestre de Jean Anouilh. La pièce est jouée en français, un défi de taille pour des comédiens qui ne parlent pas notre langue. D'année en année, la compagnie a enrichi son répertoire. L'hiver dernier, elle donnait en avant-première, à Togliatti, sa dernière création, Panotchka, rebaptisée La Sorcière par la troupe. On retrouve dans cette pièce, écrite par la dramaturge russe contemporaine Nina Sadour, l'esprit de certains textes de Gogol. S'il est question, comme traditionnellement dans la littérature slave, d'un affrontement entre le bien et le mal, le sujet est revisité par le style impertinent et caustique de Nina Sadour, mais aussi du metteur en scène, Tatiana Timonina, et de ses comédiens. Tatiana Timonina n'hésite pas à bouleverser les conventions théâtrales et même à malmener les habitudes du spectateur. Ce dernier est ainsi invité à pénétrer dans le théâtre éclairé à la seule lueur d'une bougie. Il découvre alors que la salle est vide et que son fauteuil a été déplacé sur la scène parmi les acteurs. Intrigué -mais sans aucun doute, charmé- il consent à ce que s'estompe, le temps d'une soirée, la frontière entre la fiction et la réalité. A la fois spectateur et acteur malgré lui, il est projeté au cœur de l'intrigue de Panochka et de Filossof, les deux protagonistes de la pièce et éprouve l'impression délicieusement trouble de vivre un rêve éveillé.

L'histoire est surprenante, l'atmosphère étrange, presque fantastique. Dans une petite métairie, des cosaques sont réveillés par Khoma Brout, un jeune homme sur le point de terminer ses études de prêtrise. Les cosaques se mettent en tête de faire sourire, et même rire, cet étudiant trop sérieux. Ils lui content alors quelques histoires rocambolesques sur Panochka, la fille du maître de maison, mais se gardent bien de lui révéler que la dite Panochka est aussi une sorcière. Aussi, lorsque le soir même, Khoma Brout reçoit la visite de Panochka, il ne craint guère de succomber aux charmes de la belle. Mais, prise à son propre jeu, Panochka se laisse entraîner à son tour dans les méandres de l'amour. Elle ordonne alors aux Cosaques de ne plus laisser repartir l'amant. Vient ensuite un jeu autour de la mort, lorsque Panochka demande à Khoma Brout de veiller trois nuits durant auprès de son cercueil…

Jusqu'à la fin de la pièce, l'ambiguïté des personnages est de mise, la joute du bien et du mal reste en suspens, sans que la Morale ne s'en mêle.

Lorsqu'il franchit à nouveau, dans l'autre sens, les portes du théâtre, le spectateur est encore sous le charme de la pièce et de cette curieuse et provocante mise en scène qui lui a même fait oublier qu'il ne parle pas russe…
Un seul regret: la troupe reste largement inconnue en France. Avis donc aux directeurs artistiques et aux propriétaires de théâtre: une troupe russe de qualité cherche planches parisiennes ou provinciales.

Par Charlotte URBAIN