Tour d’horizon de la mer Noire

Ankara, Turquie, début 2003. Une délégation américaine étudie les ports turcs qui pourraient servir de relais à la logistique américaine pour la guerre qui se prépare dans le Golfe. A côté des ports méditerranéens, on envisage la possibilité d’utiliser le port de Trabzon, situé sur le littoral oriental de la mer Noire. Son éloignement de la frontière irakienne et la présence d’un aéroport dans l’agglomération urbaine sont des atouts intéressants.


Mais finalement, Trabzon n’est pas retenue. La capacité du port est limitée, et sa sous-utilisation dans les années 1990 n’a pas permis de maintenir ses infrastructures dans un bon état. Quant au réseau routier desservant la ville, des chaînes pontiques au sud-est anatolien, il est de piètre qualité. Enfin, la piste de l’aéroport, plutôt sommaire et située le long du rivage, est trop étroite et courte, de sorte que décollages et atterrissages doivent être parfaitement calculés pour ne pas que les avions piquent du nez dans l’eau.

Cette petite anecdote pointe avec cruauté des carences et des faiblesses qui sont, aujourd’hui, celles de beaucoup de ports, aéroports et centres urbains ou industriels de la mer Noire. Les voyageurs, encore sous l’emprise de belles images sépia du littoral pontique, et qui voudraient entreprendre un nouveau périple le long de ses côtes, en seront pour leur frais.

Des airs de bateau fantôme

Si la mer Noire semble mériter si bien son nom, c’est bien à cause de la pollution qui la fait dépérir. Déchets industriels charriés par les grands fleuves européens qui s’y jettent ou par les centres industriels qui la bordent, pétrole qui s’y répand : pour les organisations écologistes régionales, ils sont les principaux responsables de la détérioration de l’écosystème et de la disparition de nombreuses espèces. S’y ajoutent les effets néfastes d’une pêche excessive pratiquée depuis les années 1970.

Si la région est probablement victime de son développement, elle est aussi frappée de plein fouet par une crise économique. Une crise qui s’explique, notamment, par les difficultés de reconversion des économies des pays riverains. Exception faite de la Turquie, ces pays doivent mener de front, depuis le début des années 1990, une pénible transition de l’économie socialiste vers l’économie de marché.

Mais, cette transition ne peut pas tout justifier. Le vieillissement d’infrastructures industrielles non renouvelées et non modernisées est visible à l’œil nu dans les pays ex-communistes, comme sur le littoral turc. La division de l’ex-URSS en plusieurs Etats et les conflits politiques et militaires au sein des -et entre- les pays riverains, dans les années 1990, n’ont fait qu’accentuer un phénomène de désaffection autour de la mer Noire, et nourri le sentiment d’un bateau fantôme.

De la mobilité des hommes

Le littoral pontique est aujourd’hui un lieu qui se vide de ses habitants. Certes, la région est coutumière de brusques mouvements démographiques au 19e siècle, comme dans la première moitié du 20e siècle. C’est d’abord la descente de la Russie impériale vers le sud, à partir de la fin du 18e siècle, qui est à l’origine d’une partie de ces mouvements (expulsion d’une partie des Tatars de Crimée, puis celle des Tcherkesses du Caucase du Nord-ouest ; guerre turco-russe de 1877-78, etc.). Mais, la lente décomposition de l’Empire ottoman a également joué un rôle fondamental, débouchant notamment sur la disparition des communautés chrétiennes de l’Empire. La révolution russe, la guerre civile qui la suivit, puis la déportation opérée par Staline de certains peuples de la région - au premier rang desquels se trouvent les Tatars de Crimée- vers l’Asie centrale, achèvent de modifier la géographie des peuples dans la région. Jusqu’à l’effondrement des régimes communistes et l’éclatement de l’URSS, il n’y aura plus de modification sensible.

Pourtant, depuis maintenant dix ans, la région se vide de ses habitants. Les principaux responsables ? Les conflits, bien sûr (la guerre d’Abkhazie par exemple). Mais aussi, et surtout, la crise économique. Ainsi, les Turcs de la mer Noire quittent-ils le littoral pour les grandes métropoles de l’Ouest du pays. Alors qu’en Ukraine et en Russie, on constate un mouvement similaire, cette fois-ci dirigé vers le Nord. Une grande partie de la richesse et la diversité humaine pontique, déjà épuisées par la question d’Orient et la construction des Etats-nations, disparaissent donc aujourd’hui.

Une mer « cul-de-sac »

Autrefois destiné à conjurer le courroux des flots, le littoral de l’ancien Pont-Euxin semble mériter plus que jamais son nom antique, tant il semble animé par une dynamique centrifuge. La mer Noire serait étrangement devenue un espace à contourner pour ceux qui sont en quête d’environnements paisibles et de routes tranquilles. Elle s’est muée en un lieu de désordres, carrefour de trafics illégaux. Pourtant, une dizaine d’années auparavant, on envisageait avec beaucoup d’espoir le désenclavement de la région.

Littéralement coupée en deux par la Guerre froide, la mer Noire était alors semblable à un vaste « cul-de-sac ». La chute du communisme promettait des jours meilleurs. Et lorsqu’en 1992, fut instituée, entre onze Etats, une organisation de la Coopération de la mer Noire (CEMN), la région s’est prise à rêver à l’institutionnalisation d’une harmonie retrouvée. On vantait les mérites d’un espace présenté comme un véritable pont, un carrefour d’activités et d’échanges. En réalité, les riverains n’avaient pas attendu ce signal pour renouer des liens tous azimuts : acteurs économiques, communautés ethniques et religieuses avaient déjà commencé à recréer une circulation régionale. Les Etats ne faisaient que suivre benoîtement une dynamique qu’ils n’avaient pas initiée. Quoi qu’il en soit, on promettait une synergie économique et, surtout, un contrôle sur des échanges dont le foisonnement libre inquiétait autant qu’il promettait.

Entre impuissance et mauvaise foi

Aujourd’hui, le constat est amer. Ces beaux discours ne sont restés qu’à l’état déclaratoire. Et ce, pour deux raisons. Les Etats de la région n’ont pas les moyens de leur politique, et ils n’ont pas toujours non plus la volonté politique de remplir leurs promesses. Comme pour s’excuser, tous invoquent la crise qui sinistre la région, ou bien l’avarice de ceux qui pourraient, de l’extérieur, financer ce développement régional. Les six pays riverains ne font que rejeter la responsabilité sur un voisin fauteur de troubles. A ce jeu, la Russie fait office de plus mauvais élève. Il est vrai que c’est sur son territoire, ou en marge, que les conflits les plus importants ont éclaté. On l’accuse, par ailleurs, de ne pas s’engager dans une véritable coopération régionale. Reste que les Etats de la région qui nourrissent ces arrière-pensées pourraient également s’interroger sur leur bonne foi…

En outre, la rhétorique des Etats du littoral pontique les a conduit à imiter l’Union européenne. Et si le processus de coopération et d’intégration régionale, constamment comparé à celui de l’Europe, n’a pas encore les mêmes vertus, il semble malgré tout en avoir déjà les défauts.

Une chose est sûre : la mer Noire ne dispose pas des ressources et des moyens de financement nécessaires à son décollage. Mais, il n’existe pas non plus de mécanismes financiers qui, à l’instar de ceux de l’Union européenne, permettraient le transfert de richesses vers les zones du littoral. On peut d’ailleurs s’interroger sur la disposition des Etats riverains à engager un effort particulier et prioritaire pour relever leur propre littoral. L’intégration économique reste, quant à elle, un horizon encore très lointain.

Deux pôles majeurs : la Russie et la Turquie

Loin d’être un handicap, l’inégalité économique manifeste des Etats de la mer Noire devrait constituer un atout. Par leur potentiel économique et leurs ressources énergétiques (russes ici), leurs poids militaire et politique, la Russie et la Turquie représentent les deux « géants » de la zone. Dans les échanges commerciaux régionaux, leur place est essentielle.

Bien que tendues au début des années 1990, les relations russo-turques se sont ensuite améliorées, tous azimuts. Mais, le développement des échanges reste fragile, particulièrement sensible aux crises économiques que la Russie et la Turquie ont traversées, ou traversent encore. Quant au krach financier russe de 1998, il a montré combien l’embellie était précaire.

Le poids longtemps tenu, dans les années 1990, par ce qu’il est d’usage d’appeler le « commerce de valises » est un autre signe de cette fragilité. Russes et autres habitants venus de l’ex-bloc communiste se rendaient alors en nombre à Istanbul ou à Trabzon pour y acheter textile et cuirs, revendus sur place. Une économie de la débrouille qui cachait mal la misère des hommes. Si ce commerce existe toujours, il semblerait aujourd’hui sur le déclin.

Aujourd’hui, la Russie reste un partenaire économique de premier plan. Notamment en matière énergétique, via les ventes de gaz acheminé en Turquie via l’Ukraine et les Balkans, mais aussi désormais directement par un gazoduc sous-marin.

Quant à la Turquie, elle apparaît à bien des égards comme un pôle économique incontournable, Istanbul étant probablement la seule métropole de taille mondiale dans la région. Mais, l’économie turque a subi, ces dernières années, plusieurs crises qui ont miné ses efforts d’expansion vers le nord. Certes, les grandes entreprises turques ont désormais éclipsé les petits entrepreneurs. Un simple coup d’œil dans de nombreuses villes du littoral montre que les grands chantiers y sont souvent tenus par les principales sociétés turques de BTP, lesquelles représentent une part substantielle des entreprises turques. Or, par définition, ce secteur investit peu dans les économies locales, tendant à ramasser la mise une fois le travail fini et à se diriger vers d’autres horizons.

L’Union européenne en mer Noire

L’évolution la plus intéressante concernant les flux régionaux tient à la part croissante occupée par les voisins dans les balances commerciales des pays riverains. En premier lieu avec des pays membres de l’Union européenne. C’est bien le rôle indirect occupé par cette dernière qui constitue une dimension nouvelle pour la région.

Il faudra attendre 2007 et l’intégration de la Bulgarie et la Roumanie pour que l’UE ait une frontière sur la mer Noire. Mais, l’Europe est déjà concernée par la coopération dans la région. Elle en constitue, on l’a vu plus haut, le modèle avoué et la source de financement la plus probable pour l’avenir. Soucieuse de voir régner la sécurité dans la région et de voir les Etats riverains en contrôler les flux, l’Europe s’est également investie dans la restructuration de la mer Noire, en particulier de ces flux, comme le montre son projet TRACECA.

Mais, ira-t-elle plus loin demain ? C’est possible. Mais, il est peu probable que la mer Noire devienne un lac européen puisque pour l’instant, si des formes d’association étroite avec les pays de l’ex-URSS sont envisagées et souhaitées, il n’est pas prévu d’intégrer ces pays à moyen terme.

Sous le signe de la stabilité géopolitique

Les tensions tant craintes par l’Europe dans la région semblent pour le moment jugulées, et les conflits militaires qui y ont éclaté, gelés. Une fois la question du partage de l’ex-flotte soviétique de la mer Noire entre Russie et Ukraine réglée, et au vu de la coopération militaire qui s’est engagée entre Russie et Turquie, il n’y aura a priori plus de risques de tensions régionales. Seuls les conflits non résolus peuvent encore déboucher sur des crises graves, mais localisées. Ajoutons que les pays ex-communistes de la mer Noire sont partie prenante du programme de Partenariat pour la Paix de l’OTAN, dont la Turquie est membre. L’unique ombre au tableau semble provenir de la Géorgie, dont la situation n’est pas encore stabilisée et qui reste à la merci d’une déstabilisation du Caucase.

Enfin, il faut porter au crédit de la CEMN d’avoir créé un véritable espace de dialogue politique entre des Etats qui entretenaient, pour certains, des relations délicates. Un dialogue qui doit être vu comme une forme de garantie contre l’émergence de crises graves, même s’il ne suffit pas à régler les désaccords profonds. Jugée par certains d’une taille excessive par rapport au bassin de la mer Noire, la CEMN permet en outre d’associer solidement à la coopération régionale entre pays riverains, des pays qui ne le sont pas, mais représentant un hinterland nécessaire.

Alors, la région peut-elle espérer un véritable décollage économique? Oui, mais il faudra encore beaucoup de temps- et d’argent- pour que les paysages sinistrés du rivage se transforment. Il faudra également veiller à ne pas accentuer une catastrophe écologique qui se profile déjà sous les eaux de la mer Noire. Malheureusement, en dépit des déclarations d’intention unilatérales ou collectives et des programmes sur l’environnement, cette question fondamentale reste toujours l’objet de vœux pieux qui dissimulent mal les égoïsmes nationaux ou régionaux. Même s’il est vrai que la pollution de la mer Noire ne relève pas, comme le montre l’exemple des déchets du Danube, de la seule responsabilité des Etats riverains.

Mais, dans les questions écologiques, comme dans beaucoup d’autres questions régionales, il serait peut-être temps de donner davantage la parole et d’autonomie d’action aux acteurs régionaux et locaux de la mer Noire. Car les villes, les entreprises et tout simplement les habitants du littoral pontique sont bien les plus concernés, et souvent les plus à même de trouver des solutions aux problèmes de la région. A condition toutefois de leur en donner les moyens. Et l’on cesserait peut-être de s’interroger pour savoir s’il existe encore une identité mer Noire.

 

* Alexandre TOUMARKINE est enseignant à l’université Galatasaray, Istanbul
co-auteur de Géopolitique de la mer Noire, éd. Karthala, 2000

Vignette : Trabzon (photo libre de droit, attribution non requise)

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