Trajectoire migratoire de l’instrumentiste bulgare dans le paysage contemporain

L’émigration est pour la Bulgarie un sujet de société brûlant: en un quart de siècle, 1 à 1,5 million de ressortissants bulgares ont quitté leur patrie, selon l’Institut national de statistiques. L’ensemble des branches professionnelles est affecté par ce phénomène, dans des proportions variables.


Pour les musiciens, le fait de voyager, d’étudier ou de travailler à l’étranger est une condition nécessaire au développement de la technique et du talent. Cela peut aussi être une opportunité de faire carrière. Depuis le 20ème siècle, la mobilité est devenue pour les instrumentistes une constante professionnelle. Les instrumentistes bulgares n’échappent pas à cette règle et on constate bien, au cours de la période contemporaine, l’accroissement notable des expatriations de musiciens bulgares. Lentement, mais sûrement, les instrumentistes bulgares ont fait reconnaître sur la scène internationale leurs compétences artistiques et techniques. Cette notoriété est une conséquence des mobilités à destination de l’Occident, qui elles-mêmes donnent l’occasion à cette renommée de se développer.

Des mobilités transnationales à vocation artistique

Hormis les motivations d’ordre familial ou affectif, les départs hors des frontières correspondent le plus souvent à des besoins en formation ainsi qu’à des objectifs de performance ou de réalisation professionnelle que ne permet pas une scène bulgare trop étroite.

Une enquête récente portant sur le parcours de 554 instrumentistes internationaux d’origine bulgare[1] montre que les déplacements à l’étranger de ces musiciens peuvent aussi bien être brefs (isolés ou répétés dans le temps) que durables, cas qui peuvent se conclure par une expérience migratoire. Beaucoup de musiciens séjournent à l’étranger pour y donner des concerts (soliste, chambriste, formation orchestrale), puisque jouer en public est la fonction première d’un instrumentiste. Les concours internationaux attirent de nombreux participants venus de Bulgarie (étudiants, instrumentistes débutants comme chevronnés). Recevoir un prix lors de tels événements permet d’obtenir la reconnaissance de ses pairs, d’asseoir sa notoriété. Plus rarement, la participation d’instrumentistes bulgares aux jurys de ces concours, et donc leur mobilité, est également observée.

Comme l’enquête permet de le constater, une partie de ces musiciens fait également l’expérience de migrations périodiques (déplacements ponctuels et tournées), durables ou même définitives (obtention de postes temporaires ou permanents au sein d’établissements d’enseignement ou de formations artistiques). Ainsi, 382 des 554 instrumentistes constituant le panel d’étude ont résidé à l’étranger sur l’ensemble de la période 2015-2016. Lors d’entretiens avec des musiciens bulgares, il a été noté que plusieurs motivations les animaient. Ceux-ci sont partis pour étudier et compléter leur formation initiale, travailler dans des orchestres, approcher les grandes scènes internationales et enseigner (au sein de classes de solistes ou en conservatoire).

Un siècle de mobilités internationales

Entre 1905 et 1912, deux des premiers instrumentistes bulgares internationalement reconnus, les violonistes Nikola Abadžiev et Pančo Vladigerov, ont séjourné à l’étranger pour se perfectionner dans des hauts lieux de la musique classique (Berlin, Hambourg, Vienne). Lors de la décennie suivante, une poignée de leurs compatriotes musiciens les ont suivis dans cette voie.

De l’entrée de l’Armée rouge en Bulgarie (1944) jusqu’à la fin du Pacte de Varsovie, des musiciens ont réussi à fuir le pays, afin de se mettre à l’abri et/ou de poursuivre leur cursus universitaire ailleurs. Au cours des années 1960, il était plus aisé d’obtenir une autorisation pour étudier ou se produire dans des pays du bloc socialiste ou non alignés. Puis, le nombre de départs hors des frontières du camp socialiste s’est progressivement accru. Quelques-uns ont réussi à émigrer en Europe et en Amérique du Nord, là où ils souhaitaient améliorer leur niveau de compétence technique et obtenir de réelles opportunités de carrière. Ce mouvement s’est accéléré à partir des années 1970 : les autorités bulgares se montraient alors plus conciliantes à l’égard des artistes, du fait de l’influence bienveillante de Ludmila Živkova, la fille du dictateur Todor Živkov[2]. Cette tendance a perduré jusqu’en 1989.

Après la chute du régime socialiste fin 1989, des centaines d’instrumentistes bulgares se sont déplacés librement hors des frontières. Leur carrière professionnelle s’est alors internationalisée. Cette propension est confirmée par l’enquête citée: 375 instrumentistes du panel ont participé au moins à un concert à l’étranger depuis 1990 et, en 2016, 69 % des musiciens répertoriés résidaient hors des frontières. Cette mobilité s’explique à la fois par le contexte plus favorable et par une convergence d’intérêts: ceux des instrumentistes bulgares qui désirent évoluer socialement, mais aussi ceux des établissements étrangers (orchestres, conservatoires, universités ou écoles privées) qui cherchent à recruter des musiciens ou des pédagogues performants.

L'émergence d'une virtuosité bulgare itinérante et migrante

La figure de l’instrumentiste bulgare inspire le respect sur la scène internationale car, depuis des décennies, des musiciens d’exception comme Petko Staynov, Juri Boukov ou Ralica Čolakova, pour ne citer qu’eux, ont fourni une production de qualité dans les grandes salles occidentales (Carnegie Hall de New York, Bayerische Staatsoper de Munich, par exemple) ou lors de concours organisés dans les hauts lieux de la musique classique. Certains ont fait leurs armes dans des établissements étrangers d’élite. Ils y ont appris auprès de pédagogues de renom, principalement en Amérique du Nord (à la Julliard School, au Berklee College) ou en Europe (Allemagne, Autriche, Angleterre ou France). Ce parcours a favorisé leur maturation artistique.

Le maintien de cette réputation et la reconnaissance de nouveaux talents découlent de la qualité technique et artistique exprimée publiquement par des instrumentistes diplômés des établissements bulgares. De grands musiciens sont retournés en Bulgarie après une prestigieuse carrière internationale, afin de former de nouvelles générations. Fin 2016, l’Académie P. Vladigerov et l’Académie de musique de Plovdiv accueillaient à elles seules 670 élèves[3], eux-mêmes issus des meilleures écoles de musique du pays (notamment de Sofia, Plovdiv et Stara Zagora).

La qualité de l’enseignement bulgare est également constatée à l’étranger. Plusieurs instrumentistes talentueux (Mario Hossen, Kevork Mardirossian, Anatoli Krăstev, Božidar Noev) enseignent hors des frontières, souvent dans des établissements d’excellence. Plusieurs d’entre eux dispensent des formations en séminaire internationaux regroupant des dizaines de virtuoses, dont quelques Bulgares.

L’expertise obtenue dans certaines spécialités a définitivement donné ses lettres de noblesse à cette corporation. Dans la famille des cordes, elle a récemment été remarquée sur la scène musicale internationale, avec la présence plus affirmée de solistes solo (Anatoli Krăstev, Kalin Dimitrov, Evgenij Ševkenov) ou de solistes d’orchestre d’exception (Svetlin Rusev, Taško Tašev). À leur production musicale s’ajoute celle d’une multitude de quatuors à cordes internationaux, comprenant un ou plusieurs musiciens bulgares. Leur présence dans des formations aussi élitistes ne peut apparaître comme anodine. Les claviers rayonnent grâce aux pianistes bulgares consacrés par les jurys internationaux et se produisant dans les plus grandes salles, participant ainsi à l’amélioration de l’image internationale des instrumentistes bulgares. Ceux-ci forment près de 26 % des profils recensés dans le panel d’étude cité. Enfin, de nombreux chefs d'orchestre bulgares (23 dans le panel) ont été recrutés et employés durablement par de grands orchestres étrangers.

Féminisation du profil de l'instrumentiste bulgare sur la scène internationale

Au cours de la première moitié du 20ème siècle, peu de musiciennes bulgares ont étudié et se sont produites à l’étranger, essentiellement sous l’effet de l’influence patriarcale et de traditions limitant le domaine musical féminin au seul chant[4]. Mais, après l’entrée en vigueur de la Constitution de 1946 reconnaissant l’égalité hommes-femmes, la pratique des instruments de musique s’est ouverte à elles, voire leur a été recommandée. Bientôt, elles ont formé la majorité du contingent d’instrumentistes bulgares. Beaucoup ont ensuite été recrutées par les phalanges musicales européennes, au cours des années 1980, lorsque celles-ci ont souhaité combler les postes vacants de certains pupitres. Totalement libres de se déplacer dès 1989, les musiciennes bulgares ont accru leur mobilité artistique et estudiantine.

La modification de la politique de recrutement de nombreux orchestres internationaux, autrefois moins ouverts aux femmes, explique aussi l’émergence des musiciennes bulgares. Point d’orgue de ce changement, la titularisation historique d’un premier violon féminin au sein de l’Orchestre philharmonique de Vienne en 2010 a permis de mettre à l’honneur la talentueuse Albena Danailova.

Notes :
[1] Enquête réalisée par l’auteur de juillet 2015 à juin 2016 sur les mobilités internationales d’un panel composé de 554 instrumentistes bulgares. Sources: sites des conservatoires et écoles de musique de Sofia, Plovdiv et Stara Zagora, blogs de musiciens professionnels, d’orchestres, presse.
[2] Membre du Politburo bulgare, Ludmila Živkova a influencé la gouvernance en accordant aux artistes une liberté d’expression plus large qu’elle ne l’était auparavant avec l’application stricte des principes du réalisme socialiste. Elle a joué ce rôle de 1972, date à laquelle elle est devenue l’assistante du président du Comité pour les arts et la culture, jusqu’à sa mort en 1981. Ce dégel culturel a perduré jusqu’à la chute du régime.
[3] Registre des étudiants et doctorants de Bulgarie.
[4] Marie Barbara Le Gonidec, « Du patriarcat au communisme : les femmes et la musique en Bulgarie », Cahiers d’ethnomusicologie, n°18, 2005.

Vignette : Mario Hossen (Source: mariohossen.com).

* Stéphan ALTASSERREDocteur en Études slaves, spécialiste des Balkans.

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