Tribune : « Dans les coulisses des troubles à Tallinn »

Pour comprendre ce qui s’est passé à Tallinn ces derniers jours, suite au transfert par les autorités estoniennes de la statue du Soldat de bronze, il faut remonter plus loin et se demander quelles sont les émotions qui animent les communautés concernées. En essayant de les comprendre.


La Russie a réussi, dans la dernière décennie du XXe siècle et au début du XXIe, à réaliser un tour de force idéologique. Tout d’abord, elle a joué dans l’histoire de plusieurs peuples un rôle de pouvoir colonial: les républiques dites baltes en effet, indépendantes dans l’entre-deux-guerres, ont été annexées suite au pacte Molotov-Ribentropp, puis à une guerre dont l’Union soviétique est sortie victorieuse. Elles n’ont pas rejoint l’Union soviétique de leur propre volonté –et qui prétend le contraire soit ne connaît rien à ces pays, soit est de mauvaise foi-. Puis, après que le pouvoir colonial s’est vu contraint de renoncer à ces territoires, il est parvenu à faire passer les personnes qui s’étaient entre-temps installées sur ces terres d’occupation comme des minorités persécutées par un pouvoir «fasciste», bref, comme des victimes.

Opprimés et offensés

Certes, on peut voir dans ces populations russes que l’Empire a laissées derrière lui des victimes. Elles se sentent d’ailleurs abandonnées par l’Histoire, comme ailleurs, par exemple, les pieds-noirs. Victimes elles le sont effectivement, mais non point victimes des Républiques nouvellement indépendantes, mais bien du pouvoir russe, à l’époque soviétique, qui s’en est servi comme d’instruments de sa politique d’expansion et de renforcement de son hégémonie. Il ne faut pas confondre ces populations avec une petite minorité historique de 8%, les descendants des vieux-croyants, persécutés en Russie au XVIIIe siècle et réfugiés sur la rive ouest du lac Peïpus. Mais les Soviétiques, Russes et autres, qui entre 1948 et 1990 sont venus s’installer dans le pays étaient pour la plupart des paysans ayant quitté leurs terres, provenant souvent des zones limitrophes (régions de Pskov, de Novgorod, de Leningrad), qui sont allés peupler les nouvelles villes industrielles et travailler dans une industrie lourde en quête de main d’œuvre.

Or ces populations ont été trompées. Elles sont allées s’installer en Estonie en quête d’une meilleure vie, convaincues qu’elles venaient apporter la civilisation chez des barbares ayant prétendument vécu jusqu’alors dans une république bourgeoise qui les avait opprimés et maintenus dans l’obscurantisme. En réalité, elles arrivaient sur un territoire habité par des populations alphabétisées (notamment par l’Église luthérienne) depuis des siècles, qui étaient accablées par la perte de leur indépendance récemment conquise (1918), par les départs en exil et les déportations. De plus, chez des paysans qui avaient la mémoire encore vivante des efforts faits pour racheter les terres aux latifondiaires germano-baltes, le choc de la collectivisation, qui venait deux ou trois générations plus tard les leur reprendre, représentait un traumatisme culturel plus encore qu’économique. Cette population minuscule n’a pas répondu par une violence suicidaire: elle a plié en silence, plié sous le pouvoir étranger, mais s'est aussi repliée sur elle-même, essayant de se préserver, envers et contre tout. Il y a eu peu de mélanges de populations. Les espaces étaient bien partagés: la campagne restait le domaine des Estoniens de souche, tandis que les nouveaux quartiers, où s’élevaient les HLM ainsi que les centres industriels, étaient réservés aux Soviétiques venus d’ailleurs, la population autochtone essayant de limiter les contacts au strict nécessaire.

C’est ainsi que le malentendu s’est enraciné: d’un côté les nouveaux arrivants convaincus de venir construire et civiliser un pays inculte, de l’autre les autochtones humiliés mais dignes, restant sur leur quant à soi. En estonien, comme en russe d’ailleurs, on parle d’Estoniens ou de Russes pour désigner des personnes estonophones ou russophones, sans préjuger de leur citoyenneté. Dans un pays où l’identité passe donc par la langue, les Soviétiques sont venus tout simplement imposer la leur. Celle-ci a été rejetée par la population locale. Dans les contacts humains, les Russes ne se sont pas heurtés à des manifestations directes d’inimitié, mais ils n’ont pas davantage été acceptés. Les Estoniens défendaient ce qui était essentiel pour eux. Les drapeaux de la République de l’entre-deux-guerres étaient cachés dans les greniers, la mémoire de l’indépendance alimentée dans le secret des familles. Dans les contacts entre les communautés, cette dimension n’apparaissait pas. Pendant toute la période soviétique, les nouveaux venus ne se sont pas sentis étrangers ni occupants: ils étaient chez eux sur le territoire de l’URSS. Ils ne soupçonnaient pas l’état d’esprit des gens qu’ils côtoyaient tous les jours et qu’ils blessaient tous les jours par des comportements par ailleurs tellement extravertis, qu’ils éloignaient une population déjà blessée et par ailleurs réservée et silencieuse.

Quand l’état de délabrement de l’Union soviétique en a permis le démembrement, les classes politiques des Pays baltes, considérés comme l’«Europe» de la Russie, en ont aussitôt profité pour recouvrer leur indépendance, et ce par un processus qui a été entièrement pacifique. Du jour au lendemain, des personnes qui se croyaient chez elles se sont retrouvées en terre étrangère et ont découvert qu’elles ne connaissaient rien aux hommes et aux femmes qu’elles côtoyaient depuis des années sinon des décennies, à leurs états d’âme, à leurs émotions. Les Estoniens, membres du Parti communiste en tête d’ailleurs, se sont empressés d’accueillir la toute nouvelle indépendance: les autres Soviétiques ont découvert que leur présence n’était pas la bienvenue. Ils n’avaient pas les cadres intellectuels nécessaires pour resituer l’activité des patriotes estoniens dans son contexte: le mélange d’une identité sociale d’immigrés incultes et d’une mentalité de colons ne leur permettait pas d’appréhender la situation qu’ils vivaient. Ils se croyaient vraiment indispensables, porteurs et représentants de quelque chose de grand, civilisateurs, bienvenus. Ils ont dû découvrir du jour au lendemain qu’il n’en était rien. Cette découverte fait mal. Ils ne s’en sont pas remis. À qui la faute? Victimes manipulées sans s’en rendre compte, ils ont été le fer de lance de la colonisation, les troupes auxiliaires de l’occupation. Être considéré comme oppresseur alors qu’on se sent victime: cette contradiction est à l’origine des troubles d’aujourd’hui.

Méfiances réciproques

Forte des nouvelles possibilités que lui ouvrait la situation politique, l’Estonie s’est empressée avec une belle santé de tourner le dos au passé, et cela d’une manière qui ne pouvait pas ne pas être ressentie comme insolente par un pouvoir russe qui se sentait l’héritier spirituel de l’Union Soviétique: les Estoniens se sont permis de sortir très vite, en juin 1992, de la zone rouble pour adopter leur propre monnaie; ils ont tourné le dos aux partenaires économiques russes, de toute manière à l’époque insolvables, pour se tourner résolument vers l’Occident, surtout vers les pays nordiques. Pas un regret du passé. Une telle attitude est vexante, elle représente une offense sérieuse pour le colonisateur en échec.

Au début des années 1990, les deux communautés étaient caractérisées par la peur: peur des Estoniens de souche de toute initiative possible ou concevable de la part du voisin de l’Est, peur fondée sur l’expérience, et peur de la population russophone locale, qui ne comprenait pas ce qui lui arrivait et qui était confrontée à des attitudes tellement différentes –y compris culturellement– qu’elles permettaient de laisser en suspens bien des inconnues. Il semblait à l’époque qu’il faudrait environ quinze ans de tranquillité du côté de la Russie pour que la partie estonienne apprenne à se sentir à l’aise, et donc plus libre, vis-à-vis de l’ancien colonisateur.

Petit à petit, les tensions se sont relâchées. L’amélioration progressive mais constante des conditions de vie, l’adhésion à l’Union européenne ont suscité une intégration apparemment sans histoire. De plus en plus de personnes demandaient la citoyenneté estonienne, autrement dit la citoyenneté européenne, faisant même pour cela l’effort d’apprendre la langue. Si dans une première période l’Etat estonien a mené avant tout une politique d’affirmation de soi, en demandant à ses citoyens de faire la preuve qu’ils maîtrisaient la langue de leur pays (est-ce que cela paraît une exigence déraisonnable ?), il a pris de plus en plus d’initiatives, a investi de plus en plus de moyens, ces dernières années, pour rapprocher la population russophone du reste des Estoniens. Mais il y a un domaine où l’intervention a tardé: le domaine de l’école.

Le double système d’éducation est un héritage de l’Union soviétique. Il existe des écoles où l’enseignement se fait en estonien et des écoles où il se fait en russe. De manière générale, les enseignants sont Estoniens dans le premier cas, Russes dans le deuxième. Ces derniers ont encore fait pour beaucoup leurs études en Russie. Ces enseignants, membres eux-mêmes de la communauté, ont ressenti les mêmes émotions, craintes, incompréhensions, que leurs proches. Ils participent de ce même malentendu. Ils ont transmis à la jeunesse leurs frustrations. Quand, ces derniers jours, on a vu des collégiens manifester avec le slogan «SSSR for ever», on comprend que cette aspiration ne s’exprime pas sur une base personnelle…

La méfiance envers les institutions du pays était réelle: même l’intérêt sincère et l’attention constante apportés aux étudiants d’origine russe ne réussissait aucunement à dissiper leur méfiance. La jeune génération russe ou russophone, même si elle a désormais appris l’estonien, n’a pas de liens profonds avec ce pays dont elle a obtenu facilement la citoyenneté. Aucune loyauté à sa simple existence ne l’anime. C’est ainsi que ce qui s’est passé le 27 avril ne doit pas étonner: ce jour-là, sont remontées à la surface des émotions qui n’avaient jamais été dépassées, la nostalgie d’un passé où l’on était les maîtres.

Des lectures divergentes de l’Histoire

Au cœur des tensions actuelles se trouve l’interprétation de l’Histoire, qui ne peut pas être la même de part et d’autre. La partie estonienne n’aura aucun mal à comprendre la partie russe. L’inverse impliquerait un effort tel, une telle remise en cause de soi, que peu franchissent le pas. Les Estoniens considèrent qu’ils ont subi pendant la période soviétique une occupation militaire. Pour eux, la sortie de la Seconde Guerre mondiale n’a rien d’une libération: elle représente bien au contraire le passage à un autre joug étranger, la soumission à un mode de pensée fondamentalement étranger. Passer de l’occupation nazie à l’occupation soviétique, c’était tomber de Charybde en Scylla. Pour les Russes, la victoire de la Seconde Guerre mondiale est un pilier sacré de leur histoire récente. Mais le déplacement du Soldat de bronze n’est que prétexte à exprimer la hargne accumulée. À l’exprimer avec la violence qui caractérise les marginalités. Au dépit des uns s’oppose la mémoire des autres. Combien de monuments chers au cœur des Estoniens le pouvoir soviétique n’a-t-il pas détruits? Ici, il n’est question que du transfert dans un cimetière militaire d’une statue qui heurte les sentiments de la population estonienne, parce que ce morceau de métal, qui serait de l’autre côté de la frontière un symbole de libération, est ici symbole d’asservissement. Il est vrai que la population estonienne était elle-même divisée sur l’opportunité de ce transfert. Elle se livre ces jours-ci à un débat auto-critique et se demande ce qui aurait pu être fait autrement. C’est là d’ailleurs une faiblesse sympathique mais dangereuse, face à une partie russe qui présente un front uni. Jamais encore dans l’Histoire on n’a vu la Russie faire son auto-critique.

Et comment oublier, en voyant l’explosion de violence de ces derniers jours, la façon dont Moscou a continuellement jeté de l’huile sur le feu depuis plus de quinze ans? À en croire les médias russes, l’Estonie est l’ennemi le plus dangereux de son grand voisin. Quand la Russie accuse l’Estonie de violer les droits de l’homme parce qu’elle déplace une statue, la disproportion et l’abus de langage sautent aux yeux. Quand elle réclame la démission du Premier ministre, elle dépasse les bornes du respect et de la non-ingérence entre Etats souverains. Quand les autorités moscovites laissent un petit groupe d’extrémistes faire le siège de l’ambassade d’Estonie et en détruire le drapeau, elles ne respectent pas les engagements diplomatiques. Mais quel est l’enjeu des événements des derniers jours?

Outre l’expression épidermique de la colère qui a couvé depuis des années pour crime de non-acceptation de tutelle, de rejet d’autorité, on peut imaginer deux raisons que Moscou pourrait avoir de jouer les apprentis sorciers. L’une d’entre elles, c’est le besoin de détourner l’attention des affaires intérieures pour donner en pâture à la population un bouc émissaire extérieur, méthode traditionnelle employée par la Russie. Deuxièmement, il pourrait s’agir d’un test, permettant de voir jusqu’où la cinquième colonne que constitue la minorité russophone en Estonie pourrait aller, jusqu’à quel point elle est manipulable. Le jeu est dangereux mais il peut être instructif.

Dangereux tout d’abord pour cette partie (majoritaire) de la population russophone qui refuse la provocation, veut vivre en paix et ne souhaite certainement pas être associée aux faiseurs de violence. Faute d’une expression politique marquée, elle risque d’être entraînée avec les factions les plus violentes, ce qui ne peut que lui rendre la vie plus difficile dans ce pays. Dangereux aussi pour les relations interethniques, alors que les Estoniens avaient commencé à ne plus ressentir le passé comme une lourde pierre à leur cou. Si les décalages en terme de quotidien subsistent et n’ont aucune raison de s’estomper, en revanche l’on pouvait espérer arriver à très court terme à une certaine harmonie entre les communautés. La disponibilité du côté estonien est désormais fortement remise en cause. Nous revenons à la situation du début des années 1990, où les deux parties avaient peur l’une de l’autre. Les quinze ans d’efforts déployés ont été vains. Et comment poursuivre? Tel est le résultat de la manipulation de Moscou.

 

* Eva TOULOUZE est enseignante et chercheuse à l’Université de Tartu

 

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