Trinquons bulgare!

Buveurs de vin ou de bière, de whisky ou de vodka, buveurs de thé ou de maté, ou simples buveurs d’eau, dites-moi ce que vous buvez et je vous dirai qui vous êtes… peut-être, car certains buveurs de thé ne dédaignent ni le whisky ni la vodka. Alors, à quelles boissons reconnaît-on le Bulgare ? Les voici, par ordre croissant de degré alcoolique.

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D’abord l’eau. La chaîne montagneuse qui traverse la Bulgarie est le château d’eau des Balkans qui se déverse soit vers le Danube, soit vers la mer Égée. De plus, le pays est riche d’une multitude de sources d’eaux minérales chaudes, froides ou gazeuses aux diverses vertus thérapeutiques.


Eau minérale (© Céline Bayou).

Ne serait-ce que dans la région de Sofia, il en existe plusieurs milliers qui jaillissent jusqu’au centre de la capitale, si bien que la figure du retraité allant en trolleybus remplir ses dames-jeannes d’eau minérale est omniprésente dans le paysage sofiote. Certaines sources, telles celles de Banki, ont été développées par de grands groupes alimentaires internationaux liés à Nestlé ou Coca-Cola, mais cette richesse naturelle reste commercialement sous-exploitée et quelque peu ignorée; la mairie de Sofia, par exemple, a jugé préférable de transformer les anciens et emblématiques établissements balnéaires du centre-ville en musée de la Capitale.

Ailleurs, les nombreuses fontaines ex-voto héritées du passé qui émaillent le réseau routier permettent toujours aux passants de se désaltérer, même si - presque partout - les timbales de cuivre étamé à long manche dont elles étaient dotées ont disparu, laissant place à un amoncellement de récipients en matières plastiques peu écologiques.


Bains municipaux à Sofia (© Céline Bayou).

Au goût bulgare…

A un degré alcoolique égal à celui de l’eau goûtons ensuite l’Ayran. Noblesse oblige, et honneur au yoghourt bulgare qui, contrairement à celui vendu chez nous sous cette appellation, n’est pas liquide mais doit se couper au couteau. En y ajoutant une pincée de sel, cinq volumes d’eau – parfois gazeuse – et après l’avoir énergiquement battu et rafraîchi, on obtient cette boisson coupe-soif qui désaltère efficacement les étés caniculaires des Balkans. Plus prosaïquement, avant de se rendre le matin au travail, le Bulgare déjeune souvent d’une Banitsa – petit feuilleté au fromage de brebis – qu’il accompagne d’un verre d’Ayran. Ce breuvage reste d’usage quotidien et massif en Bulgarie, mais aussi en Macédoine et en Turquie.

Bière fossile ?

Pour son petit-déjeuner, le travailleur bulgare dispose d’une alternative à l’Ayran matinal : c’est la Boza. Archéo-breuvage qui a traversé les millénaires, il s’agit donc d’une bière fossile faite à base d’eau et de millet fermenté qui serait l’ancêtre des bières européennes dont, selon Homère, se désaltéraient déjà les dieux, mais aussi les hommes, dès la plus haute Antiquité.

Liquide opaque, épais, légèrement perlé et de couleur café au lait, sans en avoir le goût, la Boza est à boire de préférence fraîche. Pour en avoir la nostalgie, il faut l’avoir goûtée avant l’âge de cinq ans ; au-delà, le néophyte renonce généralement dès la première gorgée. En vertu de ses qualités nutritives, nombre de Bulgares de plus de 30 ans ont été élevés à la Boza. De par ses qualités lactifères, sa consommation est fortement conseillée aux jeunes mères qui allaitent, même si l’on peut déceler dans cette boisson jusqu’à 2° d’alcool.

Bière vivante ?

Puisqu’il est question de bière, disons que jusqu’au début du 20e siècle, cette boisson fermentée titrant 5 à 6 degrés, propre aux régions septentrionales, était quasiment inconnue dans les Balkans. De qualité très médiocre pendant la période communiste, elle bénéficie désormais d’un engouement au moins égal à sa croissance exponentielle mondiale. Les anciennes brasseries, reprises et modernisées après 1990 par les brasseurs tchèques et surtout belges, produisent à présent des bières – appelées aussi pivo – très honorables qui sont devenues la boisson phare des jeunes.


Bière Zagorka (© Céline Bayou).

Le fruit de la vigne

Quelques degrés au-dessus, entre 11° et 13°, le vin quant à lui est traditionnellement consommé en Bulgarie depuis des siècles. Ce pays jouxtant le Pont-Euxin – cette mer Noire autour de laquelle est apparue la vigne – est de culture viticole et vinicole ancestrale. En témoignent les magnifiques services à vin en or massif mis à jour dans les sépultures Thraces de l’époque orphique. La consommation du vin avait dû trop bien imprégner les mœurs des populations puisqu’au début du 9e siècle, au temps du premier Royaume bulgare, le Khan Krum ordonna l’arrachage des vignes et décréta la peine de mort pour les ivrognes. De ce fait, on hésite toujours à qualifier la boisson que ce souverain a bue dans le crâne de l’Empereur byzantin Nicéphore 1er qu’il avait vaincu et décapité à l’été 811 lors de la bataille du défilé de Varbitsa !

Jusqu’à la dernière guerre, chaque foyer rural possédait sa vigne et chaque paysan faisait son vin. Après la collectivisation des années 1950, la culture du raisin devient extensive et la production de vin s’industrialise sans égard pour la qualité et la tradition, ce qui transforme le vin bulgare en une piquette destinée à être massivement exportée en URSS. Lorsque les quantités ne correspondaient pas au plan, on n’hésitait pas à recourir à des procédés purement chimiques pour compléter les normes de livraison. Dans la dernière décennie du régime, le monopole d’État Vinprom, en quête de précieuses devises, avait parallèlement promu une production limitée de vin de qualité réservée uniquement au marché occidental, notamment à l’Angleterre où étaient exportées annuellement plus de 30 millions de bouteilles. La restitution des terres au début des années 1990 n’a pas signifié un retour au statu quo ante. Nombre de vignobles sont tombés en déshérence mais, dans le domaine agro-alimentaire, le secteur vinicole a tout de même été le premier à reprendre de la vigueur. De plus en plus, cépages et crus se distinguent et s’améliorent. Certaines entreprises françaises ont même investi et se sont implantées dans le pays où à présent sont cultivés et produits le Cabernet, le Sauvignon, le Merlot, le Gamay, le Mouvèdre, le Traminer, le Chardonnay… Le seul cépage typiquement et exclusivement bulgare est celui de Mèlnik, au sud-ouest, qui produit un vin rouge épais et liquoreux.

La plus emblématique…

Tous ces breuvages ne sont cependant que mise en bouche. La boisson emblématique, celle qui traduit le mieux la convivialité bulgare, se situe sans conteste à bien des degrés au-dessus des autres, c’est-à-dire autour des 45°. Il s’agit de la Rakija, mot dérivé du persan et de l’arabe Arak, mais sans sa composante anisée. En français, on pourrait le traduire par eau de vie, marc, ratafia, goutte ou gnôle.

un verre de rakjia

Un verre de Rakjia (© Jennifer Gergen).

Lorsqu’un Bulgare vous propose d’aller prendre un verre, ne vous attendez pas à devoir partager vin, bière ou autre, mais cette boisson locale forte. Il y a quelques décennies encore Rakija était synonyme de Slivova, connue aussi dans d’autre pays d’Europe médiane sous l’appellation Slivovitz ou Slivovitsa-prepetchenitsa[1]. Cette boisson ambrée, qui titre 45 et même 55 degrés lorsqu’elle est faite maison, est obtenue par la distillation de la «prune bleue». La production de quetsches s’étant raréfiée sous le régime communiste, c’est aujourd’hui la distillation du moût de raisin ou de fruits qui a pris le dessus. La Rakija sous toutes ses formes fait partie intégrante du folklore national: chauffée et avec du miel, elle inaugure le repas de la veillée de Noël ; on en verse toujours une lichée sur le sol en souvenir des défunts ; il n’y a pas bien longtemps, elle était servie aux invités au lendemain de la nuit de noces et, à la campagne, lors de la naissance d’un enfant mâle, l’heureux père avait coutume d’enterrer une barrique de Rakija destinée à être bue au mariage du nouveau-né.

La particularité de la Rakija ne réside pas tant dans sa composition que dans la manière dont elle est consommée. Contrairement aux habitudes françaises, elle n’est pas servie en digestif mais en apéritif et peut même accompagner les plats tout au long du repas. En effet, la Rakija ne se déguste en aucun cas cul sec mais par petites lampées gourmandes, toujours accompagnée d’un mezzé car, en la buvant, on ne recherche pas tant l’ivresse que le plaisir des sens et la convivialité. D’ailleurs, il n’est pas rare que cette boisson réunisse autour d’un verre Chrétiens et Musulmans puisque, arguant de ce que seuls les breuvages fermentés sont condamnés par le Prophète, ces derniers jugent que l’interdiction ne s’applique pas à la Rakija qui, elle, est obtenue par distillation.

A celui qui, en Bulgarie, commande dans un établissement une Rakija, on verse une dose standard de 100 grammes, c’est-à-dire 10 centilitres, et il est fréquent lors d’une soirée de consommer trois à cinq de ces doses, les femmes ne le cédant en rien aux hommes en la matière ! Mais cela ne signifie pas que la soûlographie soit de mise, l’ivrognerie publique est même mal vue. L’ivrogne est stigmatisé par la société comme quelqu’un qui ne sait pas boire, qui ne tient pas l’alcool et a failli à son honneur.

La plus grande part de la production nationale de Rakija n’est pas industrielle mais familiale. Chaque foyer, surtout dans les campagnes, possède son alambic et chacun à l’automne distille sa propre Rakija qui, bien entendu, dépasse en qualité celle des autres ! A la veille de l’adhésion du pays à l’Union européenne, le gouvernement bulgare avait tenté, sans succès, d’appliquer une directive bruxelloise concernant l’unification des législations sur les alcools instituant des quotas et des taxes. Il s’est heurté à un front uni d’opposition à ces mesures, si bien que – chose rarissime – l’UE a dû concéder aux Bulgares un droit culturel d’exception à bouillir leur cru en toute liberté.

Depuis la chute du régime communiste, les habitudes alimentaires des Bulgares ont connu des inflexions qui correspondent aux tendances générales mondiales. Ainsi, les burgers, pizzas, rouleaux de printemps et même les sushis concurrencent les moussakas, poivrons farcis et autre caviar d’aubergine national. En matière de boissons, les sodas et les bières sont en nette progression, les vodkas, les scotchs et bourbons whisky sont de plus en plus consommés au détriment des breuvages traditionnels. Une forte consommation d’alcool et un tabagisme récurrent placent la Bulgarie en tête des pays d’Europe à mortalité par maladies cardio-vasculaires. L’âge de la première consommation d’alcool baisse régulièrement pour atteindre 11-12 ans parallèlement à celui de la première prise de drogue. Néanmoins, même si les Bulgares ont « mondialisé » leurs goûts en matière de consommation d’alcool, la Rakija devrait rester longtemps encore leur boisson emblématique. Une boutade répandue dans le pays illustre bien le sentiment des populations au moment de leur entrée dans l’Europe communautaire : « Depuis longtemps déjà nous buvons du whisky, mais nous ne nous sentirons véritablement Européens que lorsque les Écossais boiront eux aussi de la Rakija ! »

[1] Prepetchenitsa signifie, surtout en Serbie, eau de vie deux fois distillée.

* Docteur en Sciences politiques (IEP Paris)