Ukraine : Bilan de l’éphémère mandat de Ioulia Timochenko

À l’issue de la révolution orange, Viktor Iouchtchenko, porté à la présidence le 26 décembre 2004, formait un gouvernement dirigé par Ioulia Timochenko, investie le 4 février 2005. Alors que celle-ci a rapidement mis en place un programme de réformes visant à lutter contre la corruption et à relever le niveau de vie, la question des circonstances qui ont présidé à sa destitution, le 8 septembre 2005 à l’issue de sept mois de gouvernement, reste posée.


Ioula TimochenkoLa chute du gouvernement semble motivée par le souci du Président V. Iouchtchenko de mettre fin à une guerre de clans au sein de son équipe. Toutefois, à y regarder de plus près, les réformes clairement interventionnistes de l’éphémère gouvernement du Premier ministre, Ioulia Timochenko, semblaient destinées à restaurer l’autorité de l’Etat dans ses fondements, tout en luttant contre la corruption. Ces mesures ont certes eu pour effet d’aiguiser les conflits avec les clans oligarchiques, dont certains, liés à l’ex-Président Leonid Koutchma, bénéficiaient du soutien de la Russie. V. Iouchtchenko s’est dès lors trouvé confronté à un véritable défi : poursuivre le rapprochement avec l’Ouest et ménager simultanément les rapports avec la Russie en renonçant aux mesures «nationalistes» de son Premier ministre.

Mais une autre politique est-elle actuellement possible, alors que l’Ukraine est confrontée depuis son indépendance à une corruption endémique, de graves dysfonctionnements institutionnels, une structure clanique de la production et l’incapacité du marché à faire face à la pression concurrentielle ? Outre un énorme effort de simplification administrative, allant de pair avec le limogeage effectif de près de 16.000 fonctionnaires taxés pour certains de corruption, la politique économique du Premier ministre s’est articulée autour de quelques axes :
- la remise en cause de certaines privatisations illégales ;
- le relèvement de la hrivnia ;
- la régulation des prix de produits de première nécessité, notamment de la viande, des céréales et du sucre, et les subventions au secteur agricole ;
- la consolidation du budget ;
- la recherche d’une stratégie visant à l’indépendance énergétique.

La remise en cause de certaines privatisations illégales

I. Timochenko, qui s’orientait dans un premier temps vers un processus de «renationalisation» de quelque 3.000 entreprises illégalement privatisées, était parvenue en juin 2005 à un accord pour la remise en cause de 29 opérations, essentiellement dans les secteurs de la métallurgie et de la chimie. Elle se rallia à l’idée du Président de mettre de nouveau ces entreprises aux enchères, vraisemblablement sous la pression d’oligarques dont V. Iouchtchenko dut nécessairement s’assurer le soutien pour accéder au pouvoir en décembre 2004.

L’industrie des métaux, dominée par cinq groupes oligarchiques, aussi vitale pour l’économie ukrainienne que le pétrole l’est pour la Russie, représentait 27 % de la production industrielle en 2004. Valentina Semeniouk, membre du parti socialiste ukrainien, investie le 7 avril 2005 par le Parlement -sur proposition du Président Iouchtchenko- au poste stratégique de responsable du Fonds de la propriété d’Etat, a déploré le fait que les multiples privatisations intervenues dans ce secteur (1) se soient traduites par une hausse du volume des exportations de métaux, passé, entre janvier 2003 et décembre 2004, de 20 à 80 % de la production, ce qui a entraîné par ricochet un relèvement des prix sur le marché intérieur qui a entravé le secteur de la construction et l’industrie. Dès l’investiture de son nouveau Premier ministre, Iouri Ekhanourov, le Président ukrainien a cependant annoncé que les privatisations, mis à part le cas du consortium Krivorojstal, ne seraient plus remises en question.

D’après l’ex-ministre des Finances, Viktor Pinzenik, proche de I. Timochenko, la vente des entreprises privatisées illégalement pour lesquelles des enchères avaient d’ores et déjà été fixées, aurait dû rapporter à l’Etat 5 milliards de hrivnias (2). La remise en cause des privatisations, décidée en février 2005 comme l’une des premières mesures du gouvernement, ainsi que le relèvement de 50 % des tarifs du ferroutage pour les entreprises métallurgiques, décrété en avril par I. Timochenko dans l’optique de la consolidation du budget, ont suscité l’opposition virulente des groupes oligarchiques et ont sans doute été déterminants dans son limogeage.

La réévaluation de la hrivnia

Ioulia Timochenko s’est engagée en avril 2005, en accord avec le président de la Banque centrale, Volodymyr Stelmakh, dans un processus continu de réévaluation de la monnaie nationale, la hrivnia. Fortement décriée dans l’entourage du Président, cette réforme avait pour objectif d’obtenir un juste prix dans le cadre du plan annoncé de «reprivatisation» des consortiums industriels, de relever les salaires, ralentir l’inflation et réduire la dette extérieure. Durant l’été, certains membres du gouvernement ont dénoncé les tentatives délibérées de déstabilisation de la monnaie, quelques opérateurs ayant mis sur le marché des montants de devises ne correspondant pas aux volumes effectivement en leur possession. Le 29 septembre 2005, la nomination au poste de ministre de l’Economie de Arsenii Yatseniouk, démissionnaire en février 2005 de la Banque centrale pour cause de désaccord avec les mesures de réévaluation, peut être interprétée comme la remise en cause de cette politique.

Les mesures de stabilisation des prix

Elles ont porté sur certains produits alimentaires, notamment le sucre et la viande, et ont été obtenues par l’importation massive et partiellement détaxée de ces produits, ainsi que par la constitution de réserves d’Etat. Ces mesures visaient à juguler la forte hausse des prix constatée en juillet (10 %), sans porter préjudice aux producteurs nationaux. Concernant le secteur céréalier, le Premier ministre, visant à la fois la stabilité des prix et la rentabilité de la production, a décidé d’une part de subventionner des consortiums d’Etat pour l’achat des céréales à un prix supérieur de 10 à 15 % à celui du marché, de réduire de 30 % les tarifs de stockage et de transport des céréales, de diminuer les taxes à l’exportation et de procéder au remboursement immédiat de la TVA à l’exportation. I. Timochenko s’est d’autre part engagée à procéder à une diminution de 20 % des tarifs de l’électricité à destination des producteurs agricoles. Ces mesures, largement débattues au sein du Parlement, furent critiquées par les consortiums privés et dans l’entourage du Président, qui les qualifièrent d’anti-concurrentielles.

Du fait de leur situation quasi-monopolistique, nombre d’industries du secteur agro-industriel dans l’espace post-soviétique ont été en mesure, au cours de la phase de transition, de dicter leurs prix aux producteurs, souvent acculés à la faillite. En la matière, la situation ukrainienne n’a rien d’exceptionnel.

La consolidation du budget

Les mesures d’assainissement financier du pays ont entraîné l’apparition d’un budget excédentaire en août 2005 (+ 1,68 milliard de hrivnias), et ce en dépit des fortes dépenses à caractère social. Ce succès s’explique par un recouvrement plus efficace de l’impôt sur les sociétés et un contrôle plus étroit sur le mécanisme de compensation de la TVA à l’exportation, source importante de corruption selon le gouvernement. Le Premier ministre envisageait la suppression de zones économiques spéciales qui, pour certaines, apparaissaient liées à l’économie de l’ombre et au blanchiment d’argent. Bien qu’appuyant cette mesure au début de son mandat, le Président, craignant de créer un environnement défavorable aux investisseurs étrangers, s’y opposa progressivement.

Une stratégie d’indépendance énergétique

Le problème s’est fait particulièrement ressentir au printemps 2005 alors que la Russie, désireuse d’aligner ses tarifs sur ceux du marché mondial, décidait du triplement du prix du gaz et du relèvement de 23 % des taxes grevant les compagnies russes exportatrices de pétrole vers l’Ukraine. Cette série de mesures, se répercutant sur les prix à usage domestique et industriel, eurent pour effet de déstabiliser le marché intérieur. Le Premier ministre ukrainien réagit par des mesures d’interdiction de l’exportation du pétrole et du gaz et un plafonnement des prix du pétrole, provoquant de forts mécontentements parmi les compagnies russes TNK-BP, Lukoil, Alliance Oil et Tatneft, propriétaires des principales raffineries et des chaînes de distribution en Ukraine. La Russie décida d’un brusque rationnement des livraisons de pétrole, orchestré par les sociétés de distribution de Lukoil en Ukraine. I. Timochenko dénonça alors les accords de cartel des firmes russes, visant à faire monter les prix par la mise en place artificielle d’une situation de pénurie, action qu’elle analysa comme une tentative de Moscou destinée à déstabiliser le gouvernement. Le Président s’interposa alors en décidant de l’abandon des mesures de plafonnement des prix.

La Russie cherche elle-même à s’affranchir de sa dépendance énergétique vis-à-vis de ses voisins proches. L’accord signé le 8 septembre 2005 avec l’Allemagne concernant la construction d’un gazoduc sous-marin reliant directement les deux pays dès 2010, vise à contourner notamment l’Ukraine. En effet, 80 % du volume total des exportations de gaz russe transitent actuellement par ce pays.

Par ailleurs désireuse, tout comme la Russie, de conforter son indépendance énergétique, l’Ukraine envisage la remise en service de l’oléoduc Odessa–Brody, pour le transport du pétrole en provenance du Kazakhstan, avec une extension vers la Pologne, assorti d’un projet de financement partiel de la Berd. Achevé en 2002, cet oléoduc avait en effet initialement pour finalité d’être utilisé en direction du nord, pour permettre l’approvisionnement de l’Europe en pétrole en provenance de la mer Caspienne. Un accord intervenu en 2003 entre L. Koutchma et la firme russo-britannique TNK-BP prévoyait cependant son utilisation dans un sens inversé, pour le transport du pétrole russe vers le bassin méditerranéen. L’exploitation de l’oléoduc dans ce sens s’est faite quelques temps à perte, les quantités transportées s’avérant trop faibles, essentiellement pour des raisons techniques. L’exécutif ukrainien a dénoncé la tentative délibérée de la Russie de bloquer l’accès du pays à la mer Caspienne et d’imposer ses prix sur le gaz et le pétrole.

Ainsi, la pression des clans oligarchiques autour du Président et la dépendance économique de l’Ukraine vis-à-vis de son voisin russe semblent avoir eu pour l’instant raison de la politique de I. Timochenko. Certes qualifiées d’interventionnistes, les réformes visaient de fait dans un contexte de «quasi-dérégulation» économique et de graves dysfonctionnements institutionnels à une stabilisation de l’environnement macro-économique, à la mise en place de règles du jeu plus justes et, à plus long terme, à la restauration de la souveraineté économique de l’Ukraine, préalables indispensables au rapprochement à l’Union européenne. Le gouverneur de la région de Dniepropetrovsk, I. Ekhanourov, doit en grande partie son investiture, le 22 septembre 2005, à une entente avec les proches de Viktor Ianoukovitch, candidat malheureux de la présidentielle de décembre 2004. Cet accord, qui concernait l’abandon de la remise en cause des privatisations dans les secteurs stratégiques des métaux et de la chimie et le renoncement aux poursuites pour fraude électorale et empoisonnement, ne risque-t-il pas de remettre en cause les espoirs portés par la révolution orange ?

 

 

Par France LEVY

(1) Un certain nombre de privatisations réalisées entre 2002 et 2004 ont favorisé l’entourage proche de l’ex-Président Koutchma. Il s’agit notamment des complexes sidérurgiques Krivorojstal et Nikopol, d’une importance stratégique pour le développement de ce secteur.
(2) 1 euro équivaut à 6,15 hrivnias.