Ukraine : Des défis économiques attendent le nouveau gouvernement

Les dirigeants ukrainiens en passe d’être nommés devront s’attaquer à plusieurs chantiers urgents. En dépit d’une reprise de la croissance depuis le début des années 2000, la vétusté des infrastructures, la corruption endémique, les lacunes du droit et dysfonctionnements observés en matière de fiscalité ainsi qu’une monnaie nationale faible grèvent l’économie du pays et paralysent la société. Le pari de la révolution «orange», celui d’un meilleur partage de la croissance, peut-il être tenu ?


Kiev en constructionL’Ukraine bénéficie depuis 1999 d’une amélioration sensible de son environnement macro-économique. La question du maintien d’un faible niveau de vie reste néanmoins posée. Ainsi, selon une étude menée en juillet 2005 par le Centre de recherches de prospective sociale, situé à Kiev, les classes moyennes ne représenteraient que 6 à 12% de la population, 70% de celle-ci étant constituée des couches pauvres de la société. L’inégale répartition des fruits de la croissance s’explique par plusieurs facteurs, constitutifs d’une chaîne de causalités et récurrents au sein des économies de la transition.

Le manque de transparence et les lacunes des textes de loi en matière de privatisations, la faiblesse des institutions et des réformes économiques non abouties se sont traduits en effet par la substitution aux anciens monopoles d’une structure clanique de la production, ainsi que par la tendance à l’exportation de produits primaires, dépourvus de valeur ajoutée. Le tout, au profit de castes oligarchiques issues de l’ex-nomenklatura, particulièrement active dans les secteurs de l’agriculture, de la métallurgie, de la chimie et de l’industrie extractive. La réorganisation de la production issue de la constitution de clans s’est opérée à partir de «groupes financiers et industriels», mis en place dès 1995 par l’ex-président Koutchma, dans le but de former un réseau intégré de banques et d’entreprises industrielles reconstitué par le biais des anciens liens soviétiques. Remplaçant les anciens ministères soviétiques de tutelle, ces groupes sont devenus les canaux d’accès privilégiés auprès de l’exécutif dans le mouvement d’acquisition des anciens monopoles au profit des clans.

La mainmise de l’oligarchie sur les secteurs clé de l’économie, du fait de la quasi-absence de pré-requis en terme d’investissements dans le cadre de procédures de privatisation opaques, s’est progressivement traduite, dans l’optique d’une recherche de profits à court terme, par une faiblesse des renouvellements d’équipements ainsi que par le maintien d’industries fortement consommatrices d’énergie, dépendantes des approvisionnements en provenance de Russie. La propension à l’exportation de métaux non transformés a soumis une part du secteur industriel aux prix du marché à l’international. La croissance du PIB et le caractère excédentaire de la balance des paiements observés au cours des dernières années, suivis du fort ralentissement de cette tendance en 2005 -concomitante à la hausse des prix de l’énergie et à la contraction de la demande en métaux à l’échelle internationale- démontrent à quel point la croissance dépend encore, pour beaucoup, de l’exportation des métaux non transformés. Les métaux bruts représentent depuis 2002 plus du tiers du volume des exportations. Dans le secteur agricole également, la faiblesse des industries de transformation et le mauvais état des infrastructures de stockage ont poussé à l’exportation de produits primaires.

Facteurs aggravants du déficit budgétaire

Le fait que les niches fiscales aient été détournées de leur finalité et que les organismes de recouvrement fiscal se soient révélés déficients pèse fortement sur le budget. Les mesures fiscales préférentielles, introduites au cours des cinq dernières années au sein des zones économiques spéciales et des territoires à développement prioritaires, n’auraient été accompagnées par les investissements requis en contrepartie que dans un nombre limité de cas, et auraient été utilisées à des fins de blanchiment d’argent. Les fraudes au remboursement de la TVA sur des produits destinés à l’exportation mais revendus sur place à des prix de dumping, auraient atteint 2,3 milliards de dollars en 2004. Le montant de ces fraudes aggrave un déficit budgétaire d’un montant de 7,1 milliards de dollars cette même année.

Le maintien d’un cours faible de la hrivnia, sous la pression de groupes exportateurs privés, s’est traduit, avec une faible croissance des revenus et un rattrapage des prix à la consommation observable au travers de la hausse de l’inflation, par une baisse du pouvoir d’achat. La sous-évaluation de la hrivnia tend à peser sur la dette externe. Le salaire minimum mensuel s’élevait à 332 hrivnias en juillet 2005 (environ 50 euros) et le salaire moyen à près de 1 000 hrivnias (150 euros). La hausse des prix de détail résulte également d’un relèvement des prix de gros de l’ordre de 19% en 2004. Lié à l’augmentation des prix de l’énergie, ce relèvement des prix peut découler de l’accroissement des exportations de produits non transformés, ayant pour conséquence une baisse de l’offre et le rattrapage des prix sur le marché intérieur.

Enfin, l’obsolescence technologique de l’industrie maintient la forte dépendance de ce secteur à l’égard des importations de gaz en provenance de Russie dans les secteurs-clé de la métallurgie, de la chimie et de l’industrie mécanique. De fait, l’industrie locale ne couvre par ses propres ressources que 29% de ses besoins en énergie.

Profonde récession

L’héritage soviétique et la période de transition expliquent les dysfonctionnements que connaît actuellement l’Ukraine, dotée pourtant d’une forte croissance. A partir de 1991, le pays est confronté à la nécessité de redéfinir ses rapports d’échange et s’engage dans plusieurs vagues de privatisations. La désintégration des liens entre les Républiques de l’Union entraîne une contraction immédiate de la production. Après la chute brutale, de près de 45%, des échanges de l’Ukraine avec les autres républiques au cours de la seule année 1991, conséquence du mouvement de désagrégation de l’URSS, la production a accusé une baisse de près de 60% dans le secteur industriel et de 34% dans le secteur agricole, entre 1990 et 1995. Surtout, la constitution d’une classe numériquement restreinte de dirigeants intervenant dans une production centrée sur l’exportation de produits primaires et peu soucieux de réinvestir dans les équipements, explique l’inégale répartition de la croissance, en dépit d’une très vigoureuse reprise depuis le début des années 2000. La forte dépendance structurelle du secteur industriel en matière d’importations de gaz est le symptôme de cette obsolescence technologique persistante.

Il convient de rappeler qu’à l’époque soviétique, l’Ukraine constituait, après la Russie, la république économiquement la plus importante de l’URSS. En 1991, elle fournissait 65% des capacités de la production métallurgique, 40% des produits agricoles, 35% de l’acier et 25% du charbon de l’Union. Son secteur sidérurgique, son industrie d’armement et ses sites miniers, situés dans la région orientale du Donetsk, ont contribué à la puissance du complexe militaro-industriel et à son influence auprès des pays satellites d’Europe de l’Est. A la proclamation de son indépendance, alors qu’elle occupait le neuvième rang mondial pour la production d’acier et la chimie, l’Ukraine était considérée comme ayant de grandes perspectives de développement, compte tenu de ses avantages comparatifs. Elle s’est pourtant engagée, jusqu’en 2000, dans une profonde récession, avec une contraction de plus de 50% de son PIB, par rapport à son niveau de 1992.

La dislocation de l’URSS s’est opérée au sein d’un système économiquement intégré, caractérisé par des transferts et un volume du commerce inter-républicain importants. Du fait de l’interdépendance des liens de production, de la configuration des réseaux de transport et du système d’approvisionnement énergétique, l’impact de la désintégration s’est fait particulièrement ressentir à l’intérieur de l’Ukraine. Le pays était fortement lié aux autres républiques soviétiques par des rapports de spécialisation et de complémentarité dans la production. Dans le domaine de l’industrie mécanique notamment, le système soviétique de division du travail imposait que les machines soient fabriquées par un ensemble d’usines, distantes entre elles de plusieurs milliers de kilomètres, entravant l’autosuffisance d’un secteur donné. Quant à l’agriculture, son gigantisme et sa mécanisation la laissaient à la merci des approvisionnements en énergie et en pièces détachées.

En raison du redémarrage, dès 1999, de la production industrielle et du volume des exportations, concomitant à la nomination de Viktor Iouchtchenko au poste de Premier ministre, l’économie ukrainienne connaît, à partir des années 2000, l’une des croissances les plus élevées au sein des Etats post-soviétiques : plus de 8% en moyenne par an (12% en 2004). Les exportations ont presque doublé entre 2000 et 2003 et représentaient en 2004 près de 60% du PIB, tandis que, parallèlement, le processus de privatisations dans les secteurs de l’agriculture, de la métallurgie, de la chimie et de l’industrie extractive était en voie d’achèvement.

Le nouveau gouvernement, qui tarde à se constituer du fait de dissensions internes au sein des partis issus de la Révolution orange, devra relever le défi de lourdes réformes structurelles, liées à l’histoire économique et politique récente de l’Ukraine.

Par France LEVY