Ukraine : Khortytsia, de l’île-repaire à l’île-musée

Khortytsia, la plus longue et la plus étendue des îles du Dnipro, est une terre sacrée pour les Ukrainiens. C'est là, pour se protéger des attaques ennemies, que fut édifiée la capitale zaporogue. L’île est aujourd’hui un musée célébrant les Cosaques, hommes libres et symboles de l’Ukraine indépendante.


Pendant l’époque moderne, la partie méridionale de la steppe proche des rives de la mer Noire était le domaine des tribus nomades, le « champ sauvage ». Mais le centre de cette zone, le cœur même des steppes, n'appartenait à personne et n'était traversé que par les razzias tatares, polono-lituaniennes ou russes se rendant en expéditions de pillage. Il y avait cependant une exception : les îles et les rives des basses vallées des fleuves Dnipro et Don étaient occupées, dès la fin du 15e siècle, par une population semi-sédentaire que l'on appelait les Cosaques[1].

Khortytsia, symbole de la naissance des Cosaques

Le terme « Cosaque », d'origine turque, a servi dès le 15ème siècle à désigner tous les éléments incontrôlés et insoumis, indépendamment de leur origine, de leur langue ou de leur religion. L’élément nomade et turcophone fut probablement majoritaire dans un premier temps. À partir de 1471, quand l’influence polonaise se fit de plus en plus grande en Lituanie, l'expression s'appliqua aussi aux chrétiens. C'est en effet à cette époque que se situe le phénomène de départs massifs des paysans ukrainiens vers la moyenne et la basse vallée du Dnipro. Fuyant le servage imposé par une Lituanie de plus en plus polonisée et dont ils ne reconnaissaient plus l’autorité, ces Ukrainiens se retrouvèrent dans le «champ sauvage» et durent organiser leur propre défense face aux raids. Loin de les en dissuader, les Lituaniens puis les Polonais y virent un moyen de réponse efficace contre les Tatars et encouragèrent cette pratique de l’auto-défense, alternant cependant avec des périodes de répressions, lorsque les Cosaques devenaient trop turbulents[2].

Vers 1550, le Prince ukrainien Dmytro Vychnevetsky, surnommé Baïda, réunit sa propre bande de Cosaques et fut chargé par le roi Sigismond-Auguste II de la garde d’un château sur l’île de Khortytsia, dans la boucle du Dnipro, au sud des Rapides du fleuve[3], pour combattre les Turcs et les Tatars qui contrôlaient la région. Les Cosaques s’y installèrent et Khortytsia devint une véritable base navale pour les raids. En effet, à l’époque, les Cosaques n’étaient pas des cavaliers mais des marins qui se lançaient dans des opérations dignes de la piraterie contemporaine des Caraïbes, allant jusqu’à attaquer directement Constantinople. Khortytsia fournissait une très bonne base arrière car la région du Bas-Dnipro (appelée en ukrainien Nyz) est couverte d’îles séparées par des bras d’eau, offrant un refuge idéal pour les Cosaques quand ils n’étaient pas en campagne. Les sources de l’époque témoignent de la dangerosité de la région pour ceux qui ne la connaissent pas : « Il y a diverses îles par-delà les Porohis du Borysthène. Il s’en voit une, entre autres, au-dessous de la rivière de Czertomelik, environnée de plus de dix mille autres petites, qui sont les unes à sec, et les autres marécageuses, et toutes couvertes de roseaux, ce qui fait qu’on ne peut pas bien discerner les canaux qui les séparent. C’est en cet endroit, et aussi dans ces détours, que les Cosaques font leur retraite, ils l’appellent le Skarniça Woyskowa, c'est-à-dire le Trésor de l’Armée, où ils se serrent tout le butin qu’ils font dans leurs courses sur la mer Noire. L’accès en est si difficile et si dangereux que plusieurs galères turques, les y poursuivant, s’y sont perdues. »[4]

Le château de Vychnevetsky à Khortytsia possédait des fortifications occupant un terrain de moins d’un hectare et il était situé sur un promontoire rocheux à la tête de l’île. La forme triangulaire des fortifications laisse supposer l’existence de trois ou quatre tours, l’une au- dessus de la porte principale et les trois autres aux angles du château. Celui-ci, occupé par une garnison cosaque, résista en janvier 1557 à un important siège de l’armée du Khanat tatar de Crimée. Il finit par succomber face à deux attaques combinées des Ottomans, les Tatars et les Moldaves, durant l’été et l’automne 1557. Les Cosaques durent s’enfuir à Tcherkassy[5]. Dmytro Vychnevetsky ne retourna jamais à Khortytsia et mourut en captivité à Constantinople. Mais des Cosaques n’en revinrent pas moins sur le Bas-Dnipro. L’établissement de Khortytsia servit, dès lors, de modèle pour d’autres fortifications en bois, saisonnières ou permanentes, pour les Cosaques dans la région du Bas-Dnipro. Ces forts en bois étaient appelés Sitch qui, en ukrainien, désigne littéralement un abattis d’arbre. Ces mêmes Cosaques prirent, par la suite, le nom de Zaporogues. Au total, il y eut huit Sitch qui, du 15ème au 18ème siècle, changèrent de lieu au-delà des rapides du Dnipro (sur des îles, des presqu’îles ou sur les rives du Dnipro), jusqu’à l’anéantissement des Zaporogues par Catherine II en 1775.

Khortytsia, symbole de l’héritage cosaque

Tout au long de la période tsariste puis soviétique, grâce au développement d’une intelligentsia ukrainienne et à la persistance des traditions folkloriques, les Ukrainiens se sont efforcés de préserver cet épisode de leur histoire et de l’inclure dans la construction d’une histoire nationale. Les Cosaques en étaient les plus importants symboles et, lors de l’éclatement de l’URSS en 1991, le poids de la tradition cosaque s’imposa avec le renouveau du patriotisme ukrainien. Cette thématique fut omniprésente dans les débats et les manifestations, à partir de 1989 (et se retrouve jusque dans l’hymne national, composé en 1862-1863, qui revendique la filiation de l’Ukraine avec les Cosaques), du fait de son caractère de mythe national consensuel et unique[6]. Cet héritage présente en outre un avantage notable par rapport aux autres mythes nationaux ukrainiens : il est propre à l’Ukraine (à la différence de la Rus de Kyïv, également revendiquée par la Russie) et est sujet à moins de tensions historiographiques que la mémoire de l’Holodomor, la Grande famine de 1932-1933 ou que celle de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) de Stepan Bandera.

L’île de Khortytsia se retrouva évidemment au centre de ce culte des Cosaques. Après avoir été, jusqu’en 1916, une colonie de peuplement allemande, l’île devint partie intégrante de la ville de Zaporijia et fut, dès 1965, inscrite au patrimoine culturel de l’URSS[7].

Le plus grand mémorial dédié aux Cosaques sur l’île de Khortytsia est le musée de l’histoire des Cosaques de Zaporijja, qui abrite tous les objets trouvés lors des fouilles archéologiques menées sur l’île. Plus de 30 000 pièces présentent l’époque des Cosaques et de la Sitch, parmi lesquelles des épaves de navires cosaques, les tchaïkas (littéralement « mouettes »), retrouvées intactes car conservées dans la vase[8].

En 2009, un nouveau site culturel est apparu sur Khortytsia. L'ensemble historique et culturel La Sitch des Zaporogues est devenu la principale curiosité de l'île. Il s’agit de la reproduction de l'ancienne forteresse cosaque qui donne la possibilité de se plonger dans l'atmosphère de la Sitch des 16ème et 18ème siècles. On peut y voir la petite église en bois construite selon le style traditionnel de l’époque, les khatas (maisons en bois) des cosaques ainsi qu’une reproduction des fortifications et du fossé de la forteresse d’antan. Cette reconstruction s’accompagne de reconstitution historique, avec le spectacle Les cosaques de Zaporijia : sur une scène à ciel ouvert, les Cosaques se livrent à des représentations vantant leurs prouesses martiales ou équestres. Les spectateurs sont appelés à participer et les plus jeunes d’entre eux peuvent même être intronisés Cosaques. Une autre Sitch a également été bâtie en 2008, sur le même modèle, à Kyïv sur proposition du président Viktor Iouchtchenko.

La cosaquerie, symbole de la liberté de l’Ukraine

On peut aujourd’hui considérer la nouvelle Cosaquerie de Khortytsia comme un vaste mouvement associatif, patriotique mais non-partisan, aux objectifs multiples: la préservation des souvenirs historiques cosaques, mais aussi la défense et la diffusion des valeurs cosaques et la participation à la formation culturelle, morale et sportive de la jeunesse. Ainsi, la Cosaquerie pourrait constituer –ou contribuer à former– la nouvelle élite nationale dont l’Ukraine a cruellement besoin.

L’esprit cosaque était d’ailleurs présent lors des manifestations de l’hiver 2013-2014. Au départ, il s’agissait surtout de manifestants pacifiques portant la tenue traditionnelle du Cosaque zaporogue. Mais, lorsque les combats ont opposé les protestataires à la police, les manifestants, comme les Cosaques d’autrefois, se sont organisés en unités d’auto-défense nommées Stonia (c'est-à-dire centurie) qui sont l’unité de base de l’armée cosaque. Le plus connu des Cosaques du Maïdan est Mykhaïlo Havryluk, qui fut exhibé nu par les policiers ukrainiens en plein matin d’hiver.

Du côté russe également le phénomène cosaque est aujourd’hui récupéré, cette fois par des nationalistes cherchant à restaurer l’image du citoyen idéal. Les remettre en selle (au propre comme au figuré), c’est donc valoriser une forme d’existence que l’on voudrait typiquement russe: des hommes combattifs et travailleurs, des femmes fortes, des familles saines, intelligentes, aux valeurs traditionnelles et patriotiques. Bien sûr, le Cosaque doit aussi être un homme discipliné et voué au pouvoir…

Mais l’île de Khortytsia restera à jamais et avant tout associée à la piraterie cosaque en mer Noire à l’époque moderne. Île-refuge pour ces brigands, elle devint le vrai symbole des Cosaques dont le peuple d’Ukraine se revendique aujourd’hui. Et le pays n’a pas à rougir de ses pirates, également défenseurs du peuple ukrainien, de sa liberté et de son indépendance. Khortytsia abrite leur mémoire et, à ce titre, est considérée depuis 2007 comme l’une des Sept Merveilles d’Ukraine[9].

Notes :
[1] Chantal Lemercier-Quelquejay, « Un condottiere lithuanien du XVIème siècle : Le prince Dimitrij Višneveckij et l'origine de la Seč Zaporogue d'après les Archives ottomanes », Cahiers du monde russe et soviétique, n°10-2, 1969, pp. 258-279.
[2] Iaroslav Lebedynsky, Les Cosaques, Une société guerrière entre libertés et pouvoirs, Ukraine 1490-1790, Éd. Errance, Paris, pp. 35-39.
[3] De l’ukrainien porih (en vieil ukrainien poroh) – « rapide, cataracte ». C’est le terme qui a donné leur nom aux Cosaques Zaporogues, établis « au-delà (za) des Rapides ».
[4] Pierre Chevalier, Histoire de la guerre des Cosaques contre la Pologne, L’Harmattan, Paris, 2014, p. 35 (Première édition chez Claude Barbin, Paris, 1663).
[5] Volodymyr Leschenko, « La Sitch zaporogue, capitale cosaque du 16ème au 18ème siècle », in Michel Cadot & Emile Kruba (dir.), Les Cosaques de l'Ukraine : Rôle historique, représentations littéraires et artistiques, 5e colloque international franco-ukrainien, 6-8 juin 1991, Presses Sorbonne Nouvelle, Paris, 1995, pp. 51-60.
[6] Maxime Deschanet, « ‘Et prouverons, frères, que nous sommes de la lignée des Cosaques’. Un mythe pour unir l'Ukraine ? », Actes du colloque L’espace ukrainien, un espace en recomposition, Lyon, juin 2014.
[7] Zenon E. Kohut (dir.), Historical Dictionary of Ukraine, Scarecrow press, Lanham, 2005, p. 254.
[8] Volodymyr Doupak, «Sauvez la ‘mouette’ zaporogue!», Courrier international, 27 mai 1999.
[9] Les six autres merveilles sont le parc Sofiyivsky à Ouman, dans l’oblast de Tcherkassy (jardin botanique créé en 1796 pour Stanislas Potocki), la laure des Grottes de Kyïv (monastère fondé en 1051 par saint Antoine l’Athonite et saint Théodose de Kyïv), la forteresse de Kamianets à Kamianets-Podilskyï, dans l’oblast de Khmelnytskyï (remparts construits en 1550 pour Koriatovich, de la maison de Gediminas), les ruines de Chersonèse, sur le territoire de Sébastopol en Crimée (fondée par les colons d’Héraclée du Pont au 6ème siècle av. J.-C., la cathédrale Sainte-Sophie de Kyïv (des 9ème, 17ème et 18ème siècles) et la forteresse de Khotyn dans l’oblast de Tchernivtsi (fondée en 1325 par Vladimir Sviatoslavich).

Vignette : reconstitution de la Sitch de l’île de Khortytsia (photo : Sébastien Gobert, octobre 2014).

* Maxime DESCHANET est doctorant en histoire de l’Ukraine à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), Paris.

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