Ukraine : le retour du politique face à la nécessité de réformes

À un an des élections présidentielle et législatives de 2019, la mauvaise situation économique de l’Ukraine nécessite l’adoption de réformes structurelles importantes qui semblent de plus en plus incompatibles avec l’agenda et la situation politiques internes.


Après avoir effectué deux visites de travail en Ukraine (du 12 au 16 février, puis du 14 au 18 mai 2018), le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale (BM) ont rappelé au gouvernement ukrainien la conditionnalité de leur engagement macroéconomique à l’adoption de réformes stratégiques dès 2018. Cette conditionnalité rend la situation politique difficile pour le Président Petro Porochenko à l’approche des élections présidentielle et législatives de 2019. Ce dernier, malgré un discours volontariste destiné autant aux partenaires internationaux de l’Ukraine qu’à la société civile, reste dans les faits surtout préoccupé par une réélection loin d’être assurée et pouvant à terme remettre en cause l’ensemble du processus de transformation du pays initiée il y a quatre ans sur la place Maïdan.

Établie en mars 2015, la coopération entre l’Ukraine et le FMI dans le cadre du Mécanisme élargi de crédit est entrée dans sa dernière année d’exécution avant la clôture du programme en mars 2019. Par une assistance macroéconomique d’ampleur en réponse à la crise économique du pays, le mécanisme vise à corriger le déséquilibre et la fragilité de la balance des paiements tout en permettant l’établissement d’une croissance solide et équitablement répartie. Le Mécanisme élargi de crédit devait permettre un prêt de 17 milliards de dollars répartis en plusieurs tranches sur les quatre années du programme. Toutefois, jusqu’à aujourd’hui seuls 8,7 milliards ont été effectivement décaissés en quatre tranches, dont la dernière remonte au printemps 2017.

Le FMI, pivot d’une transformation interne guidée par le marché

Le rythme de décaissement des fonds est strictement conditionné par l’adoption d’un budget avec un déficit limité à 2,5 % du PIB et par la mise en place de réformes structurelles qui doivent intervenir dans des secteurs clefs de l’économie. Elles doivent se traduire notamment par la privatisation d’entreprises détenues par l’État (elles seraient 3 500 selon le Premier ministre), par la restructuration du secteur gazier (et, notamment, de l’entreprise nationale Naftogaz) et par la mise en place d’un système viable de retraite. Dans le domaine institutionnel, il est prévu de créer une Brigade financière et une Haute-Cour anti-corruption conforme aux standards internationaux et capable de fonctionner avec les organes de lutte contre la corruption déjà existant (le Bureau national de lutte contre la corruption et le Procureur général-adjoint en charge de cette lutte notamment).

Dans son dernier rapport, le FMI insiste sur l’entrée en fonction effective de cette Haute-Cour avant la fin de 2018, après adoption par la Verkhovna Rada (Parlement). Toutefois, le projet déposé en décembre 2017 auprès du Parlement par le Président ukrainien est critiqué autant par la société civile que par les organisations internationales. Il ne répond pas, en effet, aux attentes du FMI qui a demandé sa révision avant le début du processus législatif en s’appuyant sur les recommandations formulées par la Commission de Venise et sur les critiques formulées par la société civile. Celles-ci portent en particulier sur les nominations des juges de la nouvelle Cour qui devront être validées par un comité d’experts internationaux indépendants, élément nécessaire au fonctionnement indépendant de l’institution, ainsi que sur la crainte de voir son enlisement dans des affaires secondaires ne concernant que marginalement la corruption d’État. Si elles sont remplies, ces conditions pourront autoriser le déblocage d’une tranche de 2,5 à 3,5 milliards de dollars devant permettre à l’Ukraine de faire face à une série de remboursements liés à sa dette, de soutenir la politique de la Banque centrale et d’assurer la stabilité macroéconomique du pays.

Une conditionnalité macroéconomique contestée par la logique politique

En réaction, P. Porochenko a assuré que le gouvernement avait déjà rempli 80 % des conditions fixées par le FMI et réitéré son espoir du déblocage d’une cinquième tranche de prêt dès l’adoption en deuxième lecture du projet de loi créant la Haute-Cour anticorruption. Tout en affirmant prendre note de ces critiques et en recommandant au Parlement d’apporter les modifications nécessaires, il a réaffirmé la souveraineté de l’Ukraine vis-à-vis des organisations internationales et rappelé que le projet de loi ne serait viable que s’il était conforme à la Constitution et aux lois ukrainiennes. Dès lors, les doutes subsistent quant à sa capacité à porter le projet à son terme et à s’aligner sur les standards internationaux.

Plus inquiétant, certains actes et déclarations récentes tendent à faire naître le doute sur la réelle volonté réformiste du Président. C’est ainsi par exemple que le retour réussi de l’Ukraine sur les marchés internationaux a permis au pays d’emprunter 3 milliards de dollars et d’affirmer sa volonté nette d’émancipation de la conditionnalité imposée par le FMI. De même, outre le projet controversé de création de la Cour anticorruption, le parti de P. Porochenko a proposé au Parlement, le 6 décembre 2017, un projet de loi (loi n°7362) facilitant le renvoi du directeur du Bureau national de lutte contre la corruption et de ses adjoints. Sous la pression internationale, la proposition a finalement été retirée. Enfin, la finalisation juridique et la mise en place effective de nombreuses réformes présentées comme «décisives» par le Président Porochenko lors de son allocution de fin d’année –concernant le régime de retraite, le système de santé ou encore la décentralisation– se font toujours attendre.

Le processus de réformes comme argument de réélection pour le Président sortant

La conditionnalité de la mise en place d’une Cour anti-corruption est donc devenue depuis quelques mois le principal point d’achoppement et le baromètre des relations entre le gouvernement ukrainien et ses partenaires internationaux, en particulier après la réforme controversée de la Cour suprême permettant la nomination de plusieurs juges au passé contesté, et ce malgré les remarques des observateurs indépendants et de plusieurs organisations représentant la société civile. La mise en place d’une Haute-Cour anti-corruption aurait en effet déjà dû intervenir à l’été 2017, son report entraînant de facto l’annulation de la cinquième tranche d’aide prévue par le FMI. Elle est également mentionnée par l’Union européenne en tant que condition-pilier du régime sans visa entre l’UE et l’Ukraine, pourtant effectif depuis juin 2017, mais aussi en tant que condition du plan d’investissements mené par la Banque mondiale, établi à 655 millions de dollars en 2017 et à près de 5 milliards de dollars depuis 2014. Enfin, les États-Unis en ont fait une condition majeure d’octroi d’une aide militaire dans le secteur de la défense, s’ajoutant à la demande de réformer l’entreprise d’État Ukroboronprom.

À ce titre, le processus de réformes en cours en Ukraine se nourrit d’un paradoxe: il est mis en place et largement promu par le gouvernement et le Président Porochenko, qui n’hésite pas à affirmer régulièrement l’ancrage euro-atlantique de l’Ukraine en matière de commerce ou d’orientation stratégique. Mais il est dans le même temps contredit de l’intérieur par des projets de réformes, portés à la fois par le gouvernement et la coalition de P. Porochenko au Parlement, non-conformes aux recommandations formulées par ces mêmes partenaires internationaux, par la société civile et par des institutions indépendantes actives dans la lutte contre la corruption. Par cette stratégie, P. Porochenko semble ambitionner de demeurer au centre du jeu politique en tant qu’acteur incontournable du mouvement de réformes. Une mise en place complète de ces dernières peut donc apparaître comme nuisible sur les plans politique et économique vis-à-vis de l’oligarchie historiquement hostile aux réformes, quand un arrêt le discréditerait définitivement aux yeux des réformistes et auprès des partenaires internationaux du pays (il replongerait en outre le pays dans une crise économique durable). Ce paradoxe, en permettant au chef de l’État de donner des gages à l’intérieur comme à l’extérieur, pourrait ainsi faciliter sa réélection.

À l’approche des scrutins de 2019 qui relanceront le processus de transformation du pays ou, au contraire, marqueront la fin de la dynamique initiée à Maïdan en 2014, l’absence d’un accord de compromis entre le gouvernement ukrainien et ses partenaires internationaux pourrait pourtant bien mettre un coup d’arrêt –voire un terme– aux réformes et, ainsi, ternir le bilan du gouvernement. À moins que la consolidation des réformes n’intervienne tout de même, au prix du maintien de l’agenda politique initié par P. Porochenko et son gouvernement. Cela supposerait qu’ils aient enfin pris conscience des risques de non-réélection dans un contexte politique interne instable, caractérisé par les pressions nationalistes, les manifestations de partisans de l’opposant (désormais en exil) Mikheil Saakashvili et l’absence de forces d’opposition structurées.

Sources principales :
Fonds Monétaire International, Banque mondiale, Présidence de la République d’Ukraine, Ukraine World, EuroMaïdan Press, Unian.ua.

Vignette : Petro Porochenko et Donald Trump à la Maison Blanche (Photo : Адміністрація Президента України, CC BY 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=61029918)

* Jérémy DELAPLAGNE est diplômé en Affaires publiques et Relations internationales. Collaborateur parlementaire à l’Assemblée nationale (les opinions exprimées par l’auteur sont strictement personnelles et n’engagent en aucun cas l’institution qui l’emploie).

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