L'annonce de la signature par Kyïv de la Formule Steinmeier, le 1er octobre 2019, a immédiatement suscité des contestations en Ukraine. Les critiques, exprimées notamment par l'opposition, révèlent la peur d'une « capitulation » qui serait justifiée par la recherche de la paix à tout prix dans le Donbass.
Le 1er octobre 2019, le président Volodymyr Zelensky a tenu une conférence de presse au cours de laquelle il a annoncé que l'Ukraine avait donné son accord pour intégrer la « Formule Steinmeier » dans la future loi permanente sur le statut spécial des régions concernées par le conflit dans le Donbass. Cette déclaration est intervenue alors qu'un échange de prisonniers entre l'Ukraine et la Russie s'était déroulé (le 7 septembre) et qu'un retrait des forces armées ukrainiennes dans certaines localités du Donbass venait d’être engagé. La Formule Steinmeier provient du nom de l'actuel Président allemand et surtout ancien ministre des Affaires étrangères, qui avait proposé en octobre 2015 un plan de résolution du conflit dans le Donbass : cette formule prévoit qu'une loi sur le « statut spécial permanent du Donbass » entrera en vigueur à 20h le jour des élections locales anticipées (qui devraient se tenir sous l'observation d'une mission de l'OSCE) et après l'instauration d'un cessez-le-feu. Pour ses opposants, elle pourrait ouvrir la voie à la fédéralisation de l’Ukraine et à l’acceptation d’une paix à des conditions défavorables pour l'Ukraine.
À la suite de cette déclaration du Président ukrainien, les partis politiques d'opposition – Ievropeïska solidarnist de l'ancien président Petro Porochenko, Batkivchtchyna de Ioulia Tymochenko, Holos de Svyatoslav Vakartchouk –, dont le positionnement pourrait être qualifié de patriotique et pro-européen, ont exprimé leur inquiétude. Ievropeïska solidarnist qualifie la Formule Steinmeier de « Formule Poutine » et la considère comme une capitulation de l'Ukraine, « une légitimation de l'occupation russe et de l'annexion de la Crimée ». Une partie de l’opposition considère même que les discussions avec le Président russe constituent déjà un premier renoncement. Des oppositions à la Formule Steinmeier ont également émergé dans diverses régions de l'Ukraine. Les députés du Conseil régional de la région d'Ivano-Frankivsk (Ouest) se sont prononcés le 3 octobre contre l'application de cette Formule. Ceux du Conseil municipal de la ville de Soumy (Nord) ont également considéré le 4 octobre qu’elle légitimait « les terroristes » présents dans le Donbass. Au total, cinq conseils régionaux et six conseils municipaux de grandes villes se sont prononcés contre la Formule Steinmeier. Un Vitche (Assemblée populaire) avec le mot d'ordre « Stoppons la capitulation » s'est déroulé sur la place Maïdan à Kyiv le 6 octobre(1), rappelant les Vitche de l'hiver 2013/2014 organisés au même endroit pendant la Révolution de la Dignité. Outre la contestation des négociations menées par V. Zelensky, ces prises de position d'élus locaux sont également à analyser comme l'affirmation d'un ancrage local des oppositions, alors que des rumeurs circulaient au même moment, évoquant l'organisation d'élections locales anticipées dès le printemps 2020 (elles devraient finalement se dérouler plutôt à l’automne 2020).
Le 14 octobre 2019 s'est déroulée la marche annuelle en l'honneur de la création de l'Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA). À cette date est également commémoré le jour des Défenseurs de l'Ukraine (ainsi que la fête religieuse Pokrova). La manifestation aurait regroupé près de 10 000 personnes dans la seule capitale, avec pour thème principal le refus de la capitulation et la défense de la souveraineté de l'Ukraine. Elle rassemblait, côte à côte, des mouvements d'anciens combattants de la guerre dans le Donbass et des partis politiques (Ievropeïska Solidarnist, Holos, Batkivchtchyna, Svoboda ou encore Natsionalnyi Korpous).
L'opposition fixe des lignes rouges
Puis, le 3 décembre, les partis Ievropeïska Solidarnist, Holos et Batkivchtchyna (71 sièges de députés à la Rada sur 423) ont fait une déclaration commune au Parlement, interpellant l'exécutif afin qu’il ne mette pas en péril « les intérêts nationaux de l'Ukraine »(2). De cette manière, ils ont fixé des « lignes rouges » :
- maintien de la forme unitaire de l'État et opposition à une fédéralisation du pays ;
- poursuite du rapprochement euro-atlantique ;
- pas d'élections dans le Donbass «avant, notamment, le retrait des troupes russes, le désarmement des formations armées illégales et le rétablissement du contrôle des frontières étatiques » ;
- aucun compromis concernant la dé-occupation et le retour de la Crimée à l'Ukraine ;
- prolongation des poursuites judiciaires contre la Russie devant les tribunaux internationaux.
À ces conditions se sont ajoutés ensuite le refus de toute négociation des contrats gaziers avec la Russie et le rejet de discussions directes avec les autorités « séparatistes ». Puis, les trois partis ont appelé à se réunir sur la place Maïdan le 8 décembre, à la veille du sommet en format Normandie qui devait se tenir à Paris. Le Vitche du 8 décembre a rassemblé environ 8 000 personnes. Petro Porochenko a déclaré qu’il s’agissait d’« un Vitche de soutien à l'Ukraine » et non contre Zelensky.
Mais tout cela ne va pas sans tiraillements entre les formations politiques : l'hebdomadaire Dzerkalo Tyjnya du 9 décembre a ainsi affirmé que le parti Batkivchtchyna avait exigé le retrait de certaines conditions, à savoir le refus de toute négociation avec les « séparatistes » et l'achat direct de gaz à la Russie. Quant au parti Holos, il s’oppose carrément à l'application des accords de Minsk qu'il considère comme dangereux pour l'Ukraine et « (…) qui mènent de facto à une perte de souveraineté ».
Le chef de file de ce parti, Svyatoslav Vakartchouk, a toutefois appelé les Ukrainiens à soutenir V. Zelensky avant le sommet en format Normandie(3) : « […] Il y aura là-bas [à Paris] un ennemi et deux partenaires de l'Ukraine. Mais il n'y aura aucun ami. C'est pourquoi notre tâche n'est pas de politiser le processus Normandie mais, encore une fois, de dire au Président que nous le soutenons dans sa volonté de défendre la paix aux conditions ukrainiennes. Je suis prêt à me tenir à ses côtés sur ce point. Et tout le peuple ukrainien est également prêt à se tenir à ses côtés. » S. Vakartchouk a également assuré que le rassemblement de Maïdan le 8 décembre était une « action, pas encore une protestation mais la manifestation d'une position civique ». Selon lui, de cette façon, la population « veut renforcer le Président ».
Un apaisement temporaire ?
Après le sommet en format Normandie, les membres des partis d’opposition se sont globalement félicités de la « non-capitulation » de l'Ukraine au cours de cette séquence et de la fermeté du Président ukrainien. Ioulia Tymochenko a néanmoins exprimé son inquiétude quant à un statut spécial permanent pour le Donbass. Quant à l'ancien président Petro Porochenko, il a insisté sur le fait qu'il n'y « avait aucune raison d'être euphorique » et ajouté que « la rencontre a montré qu'on ne peut pas faire confiance aux Russes ». Selon lui, « la paix ne fait pas partie des plans de l'agresseur ». Les députées de Ievropeïska solidarnist Ivanna Klympouch-Tsyntsadze et Iryna Herachtchenko ont estimé, de leur côté, que le Sommet n'avait apporté « ni changement, ni victoire ». Si Svyatoslav Vakartchouk considère toujours les accords de Minsk comme inutiles, il reconnaît toutefois à V. Zelensky d’avoir clairement fixé les limites le 9 décembre à Paris.
Durant le Sommet, une manifestation, baptisée « garde sur la Bankova » (du nom de la rue où se situe le bureau présidentiel) s'est déroulée à Kyïv. Les manifestants ont par la suite estimé que V. Zelensky n'avait pas démérité lors du sommet et ont renoncé à poursuivre leur mouvement de façon illimitée, comme ils menaçaient de le faire. Ils ont toutefois annoncé une action devant la Rada lors de l'examen de la loi concernant le statut spécial permanent du Donbass.
En effet, comme annoncé lors de la conférence de presse qui a suivi le sommet à Paris, le leader du parti présidentiel Slouha Narodou, Oleksandr Kornienko, et le président du groupe parlementaire éponyme, David Arakhamia, ont déposé, dès le 10 décembre, un projet de loi concernant la prolongation pour un an du statut spécial pour le Donbass(4). Cette loi a été adoptée à la quasi-unanimité (seuls les députés du parti Holos ont voté contre) le 12 décembre. Il n’en reste pas moins que les discussions sur le futur statut spécial permanent pour les régions du Donbass devraient donner lieu à des oppositions beaucoup plus vives.
La sociologue Iryna Bekechkina affirmait début octobre que les Ukrainiens étaient pour l'instant satisfaits du nouvel exécutif. Elle considérait « l'humeur protestataire » à son plus bas niveau : en effet, l'opposition ne serait actuellement pas en capacité de conduire une mobilisation importante. Elle prévenait toutefois que cela pourrait rapidement changer, en particulier en cas d’organisation d’élections dans le Donbass ou d’une proclamation d'amnistie générale, sujets a priori non négociables pour une majorité de la population. Elle rappelait également que 400 000 anciens combattants de l'ATO(5) étaient toujours en capacité de se mobiliser(6).
Notes :
(1) Espreso.tv, 3 octobre 2019.
(2) « Normanskiï samit : tri parlamentski partiï vystoupili zi spilnoiou zaiavoiou » (Sommet Normandie : trois partis représentés au Parlement ont effectué une déclaration commune), Ukrinform.ua, 3 décembre 2019.
(3) « Vakartchouk prizval oukrainstev podderjat Zelenskogo pered 'Normandieï' » (Vakartchouk appelle les Ukrainiens à soutenir Zelensky avant le sommet en format Normandie), Pravda.com.ua, 7 décembre 2019.
(4) Cette loi fut votée le 16 septembre 2014, pour une durée initiale de trois ans (puis prolongée annuellement), dans le cadre du Protocole de Minsk signé le 5 septembre 2014. Elle prévoit une autonomie locale de certains districts des régions du Donbass (dans les zones non-contrôlées par l'État ukrainien) dans certains domaines énoncés par cette loi (amnistie, langue ou sécurité par exemple). La situation actuelle ne permet pas son application.
(5) ATO désigne l’Opération anti-terroriste des Forces armées ukrainienne dans le Donbass qui débuta le 14 avril 2014 après la signature par le président par intérim Oleksandr Tourtchinov d'un décret portant sur la mise en œuvre de mesures proposées par le Conseil de sécurité nationale et de défense pour la préservation de l'intégrité territoriale.
(6) « Osoblyvyï statous Donbasou – nepryynyatnyï. Povna amnistiya – tej » (Le statut spécial du Donbass est inacceptable. L'amnistie totale des combattants l'est aussi.), Fonds des initiatives démocratiques du nom d'Ilko Koutcheriv, 9 octobre 2019.
Vignette : Manifestation « contre la capitulation » à Maïdan le 6 octobre 2019 (source : ReAI/Wikimedia Commons).
* Rémi Pellerin est doctorant en géopolitique sur l'Ukraine à l'Institut français de Géopolitique (IFG).