Ukraine: une marche orange venue de loin

Durant l’hiver 2004-2005, la révolution orange a envahi les marronniers de l’avenue Krechtchatyk de Kiev, puis toute l’Ukraine. Les regards occidentaux ont été surpris de constater l’ampleur, le calme et la détermination de ces foules en mouvement.


 Morning_first_day_of_Orange_RevolutionEtonnement d’autant plus profond que l’Ukraine et les Ukrainiens ne semblaient pas poser de problèmes majeurs sur le plan politique international : une solide réputation de fidélité à la Russie, malgré une indépendance votée massivement en 1991, une intégration à la sphère russe construite depuis des siècles, et des liens économiques importants avec ce pays... Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes post-soviétiques !

Les étapes de la marche orange

Comme tous les végétaux, les orangers ont besoin de racines pour croître et multiplier. Si la couleur orange s’est répandue à partir de novembre 2004 entre les 1er et 2nd tours de l’élection présidentielle, il est utile de revenir un peu en arrière, pour mieux appréhender les raisons et le devenir du mouvement. C’est la crise des années 2000/2001 qui cristallise attentes et oppositions et permet la mise en place des principaux acteurs.

En décembre 1999, Victor Youchtchenko -directeur de la Banque d’Ukraine de 1993 à 1999- est nommé Premier ministre. Le gouvernement qu’il dirige propose un programme de réformes économiques et sociales. Celles-ci vont très vite se heurter aux «clans» industriels de l’Est du pays (Donestk, Dniepropetrovsk ), largement liés aux réseaux du pouvoir du Président Léonid Koutchma et à Moscou. Dans le courant de l’année 2001, différends et affrontements se multiplient entre l’équipe réformatrice de V. Youchtchenko et le pouvoir et les autorités centrales.

C’est à ce moment, le 16 septembre 2000, que le journaliste Grégori Gongadzé, qui tentait de mettre au grand jour les liens entre L. Koutchma et ces grands groupes industriels de l’Est ukrainien, est assassiné. Très choquée par cet acte sauvage, l’opinion publique tourne son regard suspicieux vers l’entourage du Président. En décembre 2000, les manifestations s’organisent et un camp de tentes s’installe au centre de Kiev. Jusqu’en mars 2001, le mouvement « L’Ukraine sans Koutchma » mobilise une grande partie de la population. La répression policière et le renvoi de V. Youchtchenko en avril 2001 mettent un terme à cette crise.

Les protagonistes se retrouvent lors du scrutin législatif de mars 2002. V. Youchtchenko crée un groupement de partis, « Notre Ukraine », dont il prend la direction. Malgré une campagne difficile, car tous les grands médias soutiennent le pouvoir en place, « Notre Ukraine » devient la première formation politique du pays, avec 23,57 % des voix et 117 députés. De son côté, le bloc de Julia Tymochenko obtient 7,27 %, ce qui constitue également une vraie surprise. Vice Premier-Ministre chargé de l’Energie du gouvernement réformateur de V. Youchtchenko en décembre 1999, J. Tymochenko apparaît comme la personnalité politique la plus déterminée dans la lutte contre L. Koutchma. Elle est particulièrement populaire chez les jeunes et dans les milieux patriotiques qui considèrent que l’Ukraine doit se construire hors et loin de Moscou. Cependant, le scrutin majoritaire permet à la coalition du président Koutchma d’obtenir 182 députés à l’Assemblée, contre 117 à « Notre Ukraine » et 22 au bloc Tymochenko. On comprend dès lors que l’élection présidentielle de 2004 sera décisive.

Aux origines du mouvement orange

Par ses objectifs -indépendance et liberté pour l’Ukraine- et ses références à l’histoire de la construction d’un Etat ukrainien moderne, le mouvement orange s’inscrit dans la genèse du mouvement national ukrainien.

En 1848, durant le Printemps des Nationalités, la voix des Ukrainiens avait pris, pour la première fois, une réelle dimension politique. Réunis à Lviv dans un Conseil Suprême, les représentants ukrainiens déclarèrent solennellement : « Nous sommes partie intégrante du grand peuple ukrainien dont nous parlons la langue… Nous voulons préserver et développer tous les aspects de notre vie nationale… ». Jusqu’à l’Indépendance de 1991, la construction d’un Etat ukrainien est restée l’objectif primordial et récurrent de la vie culturelle et politique ukrainienne. Le sentiment national ukrainien s’est développé dans le cadre du mouvement des nationalités dans l’Europe du XIXème siècle. Jusqu’en 1917, il s’intègre fortement au mouvement socialiste slave et russe dont il espère la reconnaissance. Mais la Révolution bolchevique, avec ses positions dominatrices et centralisatrices déçoit grand nombre des nationalistes ukrainiens au début du XXème siècle. Les militants pour l’Indépendance de l’Ukraine vont désormais orienter leurs positions et leurs actions contre la domination russe et soviétique, qu’ils considèrent comme colonisatrice.

En 1912, le socialiste autrichien Otto Bauer, spectateur attentif et engagé des luttes des nationalités dans l’empire Austro-Hongrois, fit la remarque suivante : « Dans le développement de la Démocratie en Autriche, l’événement le plus important aujourd’hui est peut-être le réveil de la paysannerie ukrainienne ». Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la population ukrainienne vit en grande majorité dans les campagnes . C’est donc vers la paysannerie que le mouvement national ukrainien va porter l’essentiel de ses efforts pour donner ainsi une base sociale à l’Etat ukrainien en construction.

Quelle distance avec Moscou ? Cette question a toujours été présente au sein de la réflexion politique du mouvement national. Ainsi, en 1926, le grand écrivain ukrainien Nicolas Khvylovyï, membre du parti communiste, publiait, avant de se suicider, un retentissant article, intitulé « Fuyons loin de Moscou et tournons nous vers l’Europe ». Surprenante vision prémonitoire!

Un siècle et demi de marche

Si les actions et les moyens mis en œuvre par les militants ukrainiens ont été inventés au présent, les mots et les références sont solidement ancrés dans l’histoire.

Par exemple, le mouvement étudiant Pora[1] utilise l’incipit d’un chant patriotique écrit en 1896 par le poète ukrainien Ivan Franco « Ne pora, ne pora » (« Il n’est plus temps »). Les noms des partis politiques sont également signifiants. «Notre Ukraine» reprend, peut-être involontairement, le titre de l’ouvrage du dirigeant communiste ukrainien Petro Chelest, Notre Ukraine soviétique. Il en est de même pour le parti de J. Tymochenko « Batkivchtchyna », Patrie, nom de l’organe du Front d’Unité nationale à Lviv en 1933. Les manifestants de la place de l’Indépendance ont chanté en chœur avec les musiciens qui animaient les manifestations « Nous sommes Ukrainiens ! », comme le revendiquaient ceux de 1848. Les mots d’ordre du mouvement ont repris également le fil du temps: ainsi ont fleuri dans beaucoup d’endroits les vers du plus grand poète ukrainien, Tarass Chevtchenko (1814-1861) : « Luttez, vous vaincrez, et Dieu vous aidera ». La phrase se retrouve d’ailleurs en filigrane dans le mot d’ordre du parti « Notre Ukraine » : « Je crois, je sais, nous pouvons ».

Le camp de toiles de tentes de l’avenue Krechtchatyk de Kiev, pompeusement baptisé « camp retranché » par les journalistes, s’est aussi inspiré des images des libertés ukrainiennes. Bien loin d’une barricade capable d’empêcher les mouvements des troupes ennemies, il s’agissait plus certainement d’une reconstruction symbolique de la Sitch, camp retranché des Cosaques Zaporogues, défenseurs des libertés ukrainiennes au XVIIème siècle. Il s’agissait en fait d’un espace d’échanges, de rencontres, de débats, destiné à favoriser le libre choix de l’avenir de la communauté et l’élection démocratique de ses chefs. Ce lien est apparu clairement aux lendemains de la victoire du 26 décembre, lorsque V. Youchtchenko a rappelé, devant des centaines de milliers de personnes que «les descendants des Cosaques Zaporogues ne sauraient se laisser écraser par la tyrannie».

Les raisons d’un succès

Au-delà de ces liens forts avec l’histoire, la révolution orange s’est fortement ancrée dans le présent et les techniques modernes. Mais le succès des Oranges a très largement dépassé les nouveautés du management politique : V. Youchtchenko a redonné confiance aux Ukrainiens.

L’utilisation artisanale de l’outil informatique a permis de contourner la forteresse des médias du pouvoir. Des centaines de groupes ont tissé une toile à travers toute l’Ukraine pour faire circuler l’information et contrer les campagnes de calomnies de l’adversaire. Ces réseaux, comme Pora, Maïdan, Mouvement étudiant ou Radio citoyenne, ont donné naissance à des organisations politiques et citoyennes, indépendantes des partis politiques classiques. Leurs formes d’action ont renouvelé la mobilisation politique en refusant toute forme de violence, et en privilégiant la communication en direction de la jeunesse. Ainsi, la couleur orange est-elle devenue incontournable pour la jeunesse ukrainienne, signe politique et sociologique, étendard et accessoire de mode.

Les seules techniques n’étaient toutefois pas suffisantes pour faire triompher la vague orange. V. Youchtchenko a su parler au cœur des Ukrainiens. Il a réussi à chasser toutes les formes d’humiliation qui peuplaient leur univers depuis des siècles. D’abord, au plan de l’événement électoral, le détournement de plusieurs millions de votes fut vécu comme une insulte méprisante. La victoire du droit devint dès lors une exigence fondamentale. C’est ce qui explique la profonde détermination des manifestants durant un long mois d’hiver. V. Youchtchenko est parvenu à replacer l’ukraïnité au centre de la pensée et du cœur de ses compatriotes. Dans son discours d’investiture, il a ainsi noté le nouveau rapport spatial qui s’est mis en place : « Nous ne sommes plus à la lisière de l’Europe. Nous sommes au centre de l’Europe. L’Ukraine ne sera plus une zone tampon ou un champ de manœuvres pour quiconque ».

La place de la langue ukrainienne est capitale dans cette démarche de construction de la confiance en soi. Tous les mots d’ordre de la campagne ont d’ailleurs été rédigés en ukrainien. Le problème linguistique dans ce pays n’est pas seulement celui de la différence -langues russe et ukrainienne-, comme on le présente souvent en Occident. Il est celui du statut et de la représentation de la langue ukrainienne, considérée par beaucoup de russophones comme un dialecte paysan : parler ukrainien, c’est souvent faire preuve de mauvais goût, montrer son absence de culture.

Les regards tronqués de l’Occident

Pour présenter la révolution orange, les journalistes occidentaux ont utilisé les notions et les catégories qui leur appartiennent. Ainsi, V. Youchtchenko est devenu un dirigeant de centre-droit !

En Ukraine, les divisions et les oppositions sont bien sûr différentes. Le champ des clivages politiques s’organise en fonction de l’importance que l’on accorde à Moscou : il y a donc, par rapport à ce paradigme, des extrêmes et des centristes. Les militants du groupe Maïdan sont particulièrement clairs à ce sujet lorsqu’ils déclarent : « Nous ne sommes pas divisés entre l’Ouest et l’Est ou entre la gauche et la droite : nous combattons contre un régime qui reste au pouvoir pour servir ses propres intérêts contre la volonté du peuple ».

Une Ukraine coupée en deux: l’image a très souvent fleuri dans les articles et les reportages des médias occidentaux. On ne saurait nier les différences qui existent entre les régions de Galicie et le Donbass, qui ont connu des processus historiques éloignés, mais il est tout aussi important de nuancer cette opposition. Il est simpliste d’opposer systématiquement un Est pro-russe et un Ouest pro-ukrainien . En effet, l’histoire des idées politiques en Ukraine nous apprend que la rupture n’est pas toujours spatiale. En 1918/1919, les dirigeants de la première république ukrainienne étaient tous des russophones de l’Est et du centre du pays. Au XIXème siècle, la Galicie a par ailleurs connu un fort courant russophile…

Des pistes pour l’avenir

Il serait erroné d’imaginer la suite de la construction de la démocratie ukrainienne comme une large et claire perspective. Ceux qui, aujourd’hui, ont accepté l’idée que la victoire leur avait échappé, n’ont certainement pas totalement renoncé au pouvoir. La nouvelle opposition a de larges et puissants atouts. Elle dirige de riches régions industrielles et possède la majorité au parlement. De plus, elle est soutenue par l’Eglise orthodoxe du Patriarcat de Moscou et par le grand voisin russe. Le moindre faux pas de l’équipe Youchtchenko peut ainsi remettre en cause les gains de la victoire.

V. Youchtchenko doit concevoir les réformes en pensant à la construction de l’unité ukrainienne. L’exemple des médias est, à cet égard, fondamental : les réseaux de l’ancien pouvoir présidentiel ont en effet entre leurs mains plus de 80 % des moyens de communication du pays. Les futures réformes économiques et sociales doivent être mises en œuvre en tenant compte de cette donne. La mise en place de médias nationaux indépendants est ainsi une étape essentielle dans la marche vers et pour la démocratie en Ukraine.

 

[1] Ce groupe étudiant, créé en mars 2004, se présente comme un mouvement de résistance non-violent dont le but est de développer les initiatives civiques de la société ukrainienne. Il est en contact avec les mouvements étudiants de Géorgie, de Biélorussie et de Serbie.

Vignette : matin du premier jour de la révolution orange (22 novembre 2004) - CCBY-SA 3.0

* Jean-Bernard DUPONT-MELNYCZENKO est professeur agrégé d’Histoire.

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