Un chantier nommé Piter[1]

Grâce à 400 millions d’euros d’aides publiques et au soutien de nombreux sponsors, l’ancienne capitale impériale se prépare fébrilement aux festivités du troisième centenaire de sa fondation, qui se dérouleront du 24 mai au 1er juin 2003. Engagée dans des travaux colossaux, la deuxième ville de Russie espère à cette occasion attirer en masse visiteurs étrangers et devises. Dans un bassin, au soleil, la façade brou amande d’un palais se reflète.


Des jeunes profitent de l’eau, s’enivrent, chantent et hurlent dans les vapeurs de bière et les fumées de brochettes. Tous portent des bérets noirs avec de longs rubans leur tombant sur le cou. Ils sont musclés, exhibent parfois des tatouages et n’ont rien de princes. Ce sont les serviteurs de la Flotte Russe, sous les fenêtres du Palais d’Hiver, le jour de la Fête de la Marine. A deux pas, la place Dvortsovaïa est en chantier, tout comme le reste de la cité, à laquelle on veut rendre son lustre ancien. Saint-Pétersbourg, où le délabrement côtoie la frénésie consumériste, renvoie aux ambiguïtés de la nouvelle Russie, tiraillée entre un passé qui s’accroche et un présent qui ne se nomme pas.

La première pierre

C’était un rêve. Un rêve de pierres là où n’étaient que mers et marais. Un rêve d’enfant gâté. Pierre 1er, tsar dès l’âge de dix ans, était un bien étrange personnage. Presque illettré, il apprit sur le tas ce dont il avait besoin pour régner. On raconte qu’il s’initia à un nombre fabuleux de métiers, qu’il savait tout fabriquer de ses mains, qu’il entreprit de longs voyages à travers l’Europe sous le nom de Pierre Mikhaïlov, qu’il s’enrôla dans sa propre armée et signa de sa main le décret qui le fit officier. On raconte tant de choses... Cet homme, Pierre le Grand, dont les actions dépassaient parfois l’entendement, donna à son pays une ville, folle fenêtre sur la Baltique et sur l’Europe. Il la nomma Saint-Pétersbourg, non par pur narcissisme, mais en l’honneur de l’apôtre Pierre, son patron céleste, gardien de la clé du Paradis. C’était en 1703. En 1712, elle devint la capitale de l’Etat russe, ce qu’elle resta jusqu’en 1918.

Au printemps 2003, Saint-Pétersbourg aura trois cents ans. L’heure des grands travaux de Vladimir Anatolevitch Iakovlev, gouverneur de la ville depuis 1996, a sonné. La tâche est colossale. A la vue des chaussées mises à nu, des palais parés d’échafaudages comme de luxueux bonbons réservés aux bonnes bouches, il est difficile de ne pas ressentir la fièvre qui s’est emparée de la ville. Car le monde viendra contempler son Histoire, ses grandeurs et ses décadences, celles-là même que l’on renia durant soixante-dix ans. En quête de réhabilitation, on invitera les Romanov, enfin ce qu’il en reste, c’est-à-dire de vagues cousins de la famille de Nicolas II, dernier tsar de toutes les Russies, exécuté avec sa femme et ses cinq enfants le 16 juillet 1918.

Bien sûr, Saint-Pétersbourg recèle le célèbre Ermitage, des palais à la splendeur toute versaillaise, des lustres et des glaces, la beauté pure d’un musée à ciel ouvert. Bien sûr, on se rend dans la Venise du Nord, baignée de toutes parts, pour se gaver d’architecture et de reflets, en écoutant Tchaïkovski ou en relisant Dostoïevski et Pouchkine. Enfants de la ville, tous les trois étaient de grands amoureux exaltés de ses joyaux et de ses misères. Le charme de Saint-Pétersbourg opère jusque dans son délabrement. Ici, il n’y a pas de vérités bien établies, tout est nuances, contrastes, ambiguïtés. Le dénuement le plus extrême côtoie les richesses les plus ostentatoires.

Aussi, la célébration de ces trois siècles de vie est un pari sur la splendeur retrouvée, le vœu pieu d’un ordonnancement précis et méticuleux digne d’un décor de cinéma. Mais l’argent public a cruellement manqué ces dernières années. Trop longtemps négligés, les murs de la ville, au stuc rongé par l’hiver, découvrent parfois une brique rouge, aussi miséreuse que les ruelles et les bâtisses de certains quartiers non moins historiques. Car l’Histoire est partout: la ville est jeune. Elle fut au cœur des affres du 20e siècle. Saint-Péterbourg vit naître le mouvement révolutionnaire qui s’acheva par la révolution d’Octobre. Après la mort de Lénine, elle fut rebaptisée Leningrad. Le blocus de la ville, durant la Deuxième Guerre mondiale, fut le plus grand désastre qu’elle ait connue. Neuf cents jours d’héroïsme et de résistance lui coûtèrent plus d’un million de morts. Les vieux habitants de la ville affirment, non sans fierté, que c’est durant cette épreuve qu’est né l’appétit de liberté ayant plus tard caractérisé l’époque de la Perestroïka.

Aujourd’hui, près de trois ans après l’élection de Vladimir Poutine, né à Saint-Pétersbourg, comme une grande part de son entourage, Piter a le vent en poupe. Nombre de rencontres présidentielles s’y déroulent. Lors du dernier sommet du G8, les 26 et 27 juin 2002, Jacques Chirac a indiqué que le prochain sommet, qui se tiendra en France en juin 2003, serait associé aux manifestations du troisième centenaire de Saint-Pétersbourg.

Restaurations «cosmétiques»?

En principe, on ne fait que restaurer Saint-Pétersbourg. Mais nombre d’édifices sont désormais réduits à leurs murs extérieurs, à l’image du palais impérial Konstantinovski, édifié en 1720 pour Pierre le Grand, qui le qualifia de «premier Versailles russe». Située à Strelna, une banlieue à l’abandon, au bord du Golfe de Finlande, la nouvelle résidence présidentielle servira à accueillir les invités de marque, pour un budget de (re)construction de 150 millions de dollars. Comment parler de restauration lorsque l’on crée un sauna, un bar, une piscine et quantité d’autres aménagements particuliers destinés au président, parmi lesquels une piste d’atterrissage pour hélicoptères, un yacht-club et un belvédère-bunker, kiosque de cinq mètres de haut, dissimulé dans le sol afin d’apparaître à l’arrivée des hôtes? Débuté il y a un an, le chantier fonctionne 24 heures sur 24 avec quatre mille ouvriers qui s’y relaient en trois fois huit heures. «Les travaux devraient être terminés au printemps 2003, date des célébrations du tricentenaire de Saint-Pétersbourg», a expliqué à l’AFP Svetlana Dolenko, une responsable de l’administration présidentielle.

Sur d’autres sites, les travaux ont pris du retard. Les chantiers sont parfois déserts. Pourtant, beaucoup d’ouvriers ont été recrutés pour le Grand Chantier du Tricentenaire. Venus d’autres villes russes et de pays de l’ex-URSS, essentiellement d’Asie Centrale et du Caucase, ils ont été recrutés en masse pour charrier des pierres, rénover des chaussées et pratiquer des restaurations «cosmétiques», servant généralement de cache-misère. «On restaure les palais pendant que les maisons s’effondrent», notait le quotidien Novye Izvestia au printemps 2002.

Les Pétersbourgeois sont souvent excédés par la multiplication quelque peu anarchique des zones fermées à la circulation. L’organisation des travaux, qui semble parfois échapper à toute logique, est compliquée par les contraintes climatiques. Dans un pays où il neige cinq mois sur douze, l’hiver est une fatalité avec laquelle il faut compter. Dès la mi-septembre, apparaissent les premières gelées nocturnes. La neige commence à tomber fin octobre, inaugurant une longue période de froid. La Neva ne se libère de ses glaces qu’à la mi-avril. Le temps est donc très limité pour préparer les célébrations, placées sous le signe des eaux.

D’autres difficultés doivent être surmontées: les vols internationaux desservant Saint-Pétersbourg sont trop peu nombreux, la ville ne compte qu’une poignée de grands hôtels de classe internationale, les toilettes publiques sont rares. Tout cela est problématique pour qui veut accueillir le Monde... La préparation du tricentenaire représente un véritable défi pour Vladimir Anatolevitch Iakovlev, le maire, qui brigue un troisième mandat.

Pour avoir de la chance en amour et en affaires, il faut toucher le doigt de Pierre le Grand dans la Forteresse Pierre et Paul: espérons qu’à Saint-Pétersbourg, personne n’ait oublié ce vieil adage…

 

1 Diminutif affectueux donné par les habitants de la ville à Saint-Pétersbourg.

Par Patricia RAMAHANDRY