Union civile en Estonie : prise de risque politique et débat de société

Le 9 octobre 2014, le Riigikogu (parlement estonien) a adopté une loi créant une union civile pour les couples non-mariés, hétérosexuels et homosexuels, faisant de l’Estonie le premier État issu de l'URSS à ouvrir ce droit aux homosexuels.


Cette loi a fait l'objet d'un débat de société pendant six mois en raison de la création de droits pour les couples homosexuels (droits de signer un contrat d'union civile et d'adopter les enfants du conjoint). Partisans et opposants se sont fait face autour des définitions de la famille, de la place des homosexuels dans la société et de leurs droits à l’adoption. Plus largement, l’initiative parlementaire a fait ressortir en Estonie une opposition entre ceux qui promeuvent une Europe de l’égalité et ceux qui défendent une société traditionnelle conservatrice.

Une initiative parlementaire osée et inattendue

Jusqu’au jour du vote, l’issue du scrutin est restée incertaine. En effet, l’absence de ligne claire au sein de certains groupes parlementaires pouvait faire pencher la balance dans un sens comme dans l’autre. La proposition avait certes été déposée par 40 députés (sur 101) issus de trois des quatre formations politiques présentes au Riigikogu (18 élus du Parti de la Réforme, 13 du Parti social-démocrate, 6 du Parti du Centre, plus un député non-inscrit), mais seul le Parti social-démocrate la soutenait officiellement. Le Parti de la Réforme et le Parti du Centre ont laissé le libre choix à leurs élus et l’Union pour la Patrie/Res Publica (IRL) s’y est opposée. Cette incertitude s’explique aussi par le fait que le projet ne figurait pas dans le programme du gouvernement de Taavi Rõivas (Réforme) formé quelques semaines plus tôt.

Le vote d’octobre 2014 (40 voix pour, 38 voix contre et 10 abstentions) a révélé que les initiateurs du projet ont eu du mal à convaincre au-delà de leurs rangs et que l’adoption fut menacée par l’absence de certains partisans. On peut supposer que certains députés ont préféré s'abstenir plutôt que de s’engager clairement et d’en subir les conséquences politiques et que le texte était soutenu un peu plus largement que le vote ne l'affiche.

Une nouvelle étape de l’intégration européenne

Immédiatement après son annonce, l’initiative parlementaire a été vivement saluée par les mouvements de défense des minorités sexuelles, les groupes féministes, certains organismes de protection des enfants et des représentants du corps médical. Globalement, des personnalités ont largement soutenu la loi, certaines profitant de l’occasion pour rendre publique leur homosexualité. Les soutiens ont relevé plusieurs avancées essentielles: la reconnaissance de droits égaux pour tous les couples et la meilleure protection des enfants nés hors mariage (soit plus de la moitié des naissances en Estonie). Outre des courriers adressés aux parlementaires et des déclarations publiques, une pétition de soutien signée par 2.700 personnes fut remise au Riigikogu en juin 2014. Des actions ont été menées sur les réseaux sociaux avec la création de groupes de soutien[1].

Les soutiens issus de la société civile ont affirmé que l’adoption de la loi par le Riigikogu marquait une nouvelle étape dans l’intégration estonienne à une Europe de la tolérance et de l’égalité des droits[2]. Le vote marque une étape de plus dans le processus de défense des minorités sexuelles débuté par la dépénalisation de l’homosexualité en juin 1992, quelques mois après le recouvrement de l'indépendance estonienne.

Le rejet de la loi : rencontre entre tradition et héritage soviétique

L’initiative parlementaire et le soutien d’associations ne doit toutefois pas cacher une réalité de la société estonienne : la majorité de la population demeure hostile à cette union civile ouverte aux homosexuels. L’adoption des valeurs européennes saluée par les partisans de la loi a constitué un angle d’attaque de ses opposants. Pour eux, l’union civile va à l’encontre des valeurs traditionnelles (chrétiennes) estoniennes et menace de destruction la société par l’importation de la décadence et de la perversion. Plus que la législation d’une union civile, les opposants les plus radicaux ont exprimé leur rejet des homosexuels, les appelant parfois à aller chercher de nouveaux droits en dehors de l’Estonie.

La fronde fut avant tout conduite par SA Perekonna ja Traditsiooni Kaitseks(Fondation pour la défense de la famille et de la tradition). Cette organisation, créée en 2011 sous la coupe du mouvement mondial catholique Tradition Famille Propriété, a remis en juin 2014 environ 35.000 lettres de contestation aux représentants des groupes parlementaires. Au cours de l’été, deux membres de sa direction ont parcouru l’Estonie afin de sensibiliser la population aux dangers de la loi et aux mensonges des lobbies gays[3]. Le point d’orgue de la contestation fut la manifestation « Pour la défense de la famille et de la démocratie », organisée le 5 octobre 2014 sur la place du Château devant le bâtiment du Parlement à Tallinn, à quelques jours du vote final du projet de loi, sans toutefois mobiliser massivement. Symboliquement il s’agissait également du jour de la grande manifestation organisée en France par la Manif pour Tous.

Aux côtés de cette fondation, les organisations religieuses ont elles aussi fait campagne contre le texte de loi, soit individuellement, soit par des déclarations communes. Elles ont principalement défendu la dimension sacrée du mariage. Leurs représentants considèrent que l’union civile est une ouverture de facto du mariage aux couples homosexuels, ce qu’ils refusent de cautionner. Les prises de position se sont limitées à des déclarations écrites ou dans la presse. Seule l'Église orthodoxe d’Estonie (rattachée au Patriarcat de Moscou) a profité de la manifestation du 5 octobre 2014 pour organiser une cérémonie, le rassemblement ayant lieu devant la cathédrale Alexandre Nevski de Tallinn.

Au-delà des arguments culturels et religieux, la contestation a révélé une homophobie certaine. Outre le rappel qu’une famille était composée d’un père et d’une mère, des slogans évoquant l’homosexualité comme une maladie ou la preuve de comportements déviants et pervers étaient clairement visibles lors de ces rassemblements.

Plus globalement, les opposants dénoncent un passage en force et le déni de démocratie des parlementaires contre la volonté du peuple. Ils s’appuient sur les sondages qui indiquent qu’une majorité de la population rejette l’initiative parlementaire[4]. Se fondant sur ce fait, les députés d’IRL ont souhaité l’organisation d’un référendum, mais cette proposition fut rejetée par les députés (42 voix contre 35). La constitutionnalité du texte est même remise en cause. L’union civile pour les homosexuels s’opposerait aux principes relatifs à la protection de la nation inscrits dans la Constitution.

Le débat autour de l’union civile a enfin fait ressortir des dissensions générationnelles et culturelles au sein de la société estonienne. Les sondages réalisés avant l’adoption du texte indiquaient qu’une majorité de la population était contre l’union civile et que les moins de 35 ans se disaient favorables à la loi à 52 %. Selon la sociologue Airi-Alina Allaste, cette opposition s’explique par une plus grande ouverture chez les jeunes, alors que les personnes plus âgées demeurent encore marquées par le discours soviétique à l’égard des minorités sexuelles[5]. Les enquêtes font également ressortir une certaine opposition culturelle entre majorité estonienne et minorités russophones. Le rapport de force entre partisans et opposants serait plus déséquilibré au sein des minorités (17 %-77 %) que dans le reste de la population (40 % pour et 52 % contre)[6].

Une loi symbolique à l’avenir incertain

Si la loi instaurant l’union civile a été promulguée par le président Toomas Hendrik Ilves le jour même où elle a été votée, son entrée en vigueur demeure incertaine. Une majorité simple était suffisante pour adopter le texte, mais l’adoption des décrets d’application nécessite un vote à la majorité absolue du Riigikogu réuni en séance plénière, soit 51 voix.

Les élections législatives se déroulant le 1er mars 2015, les opposants à l’union civile ont tenté de maintenir ce sujet dans le débat politique estonien, conscients de l’opportunité qui s’offrait à eux. Plusieurs courriers envoyés au Parlement exprimaient clairement cette vigilance à l’égard du comportement des élus. La fondation SAPTK a entrepris de demander l’avis de tous les candidats concernant l’union civile et le mariage pour les homosexuels en leur soumettant un questionnaire[7]. Elle souhaitait que les électeurs votent en connaissance de cause. Les dirigeants de SAPTK arguent qu’il en va de la démocratie en Estonie.

Si l’union civile n’a pas été réellement au cœur des débats face aux enjeux économiques et de défense, la tenue des élections législatives a bouleversé les équilibres et la majorité nécessaire semble difficile à atteindre. L’entrée de deux nouveaux partis impose la formation d’une coalition gouvernementale de trois ou quatre partis au sein de laquelle pourraient se retrouver partisans et opposants à la loi, dont l’Union pour la Patrie/Res Publica. Avant la formation du nouveau gouvernement et la traditionnelle valse des suppléants (un certain nombre d’élus vont préférer un mandat acquis précédemment), seules 14 personnes qui ont voté en faveur de l’union civile en octobre 2014 ont été élues le 1er mars 2015. Favorable à la loi, le Parti social-démocrate a perdu quatre sièges. Du côté des opposants, le parti de droite IRL a, lui, perdu huit sièges, mais le parti populaire conservateur, tout aussi hostile, a fait son entrée au Parlement (sept sièges). L’incertitude règne enfin à propos du positionnement des députés du Parti libre estonien, nouvelle formation politique qui n’a pas exprimé de position claire.

Née d’une proposition de loi initiée en avril 2014, la loi sur l’union civile fut adoptée rapidement. Toutefois, le débat se poursuit au-delà du vote parlementaire et rien n’indique que les premières unions civiles seront signées en janvier 2016. Les partisans de cette union civile ne disposent pas d’une majorité certaine pour prendre les décrets d’application. La formation du nouveau gouvernement sera cruciale pour l'avenir du texte.

Notes :
[1] Notamment par l’intermédiaire d’une page communautaire Facebook intitulée « Merci, mais ma famille traditionnelle n’a pas besoin d’être défendue ! »
[2] Cf. Discours visible dans plusieurs courriers adressés au Riigikogu, cf. www.riigikogu.ee.
[3] Varro Vooglaid, dirigeant de SAPTK, a publié un fascicule de 68 pages « Comment reconnaître et réfuter les mensonges du mouvement gay ? »
[4] Un sondage TNS Emor (septembre 2014) révèle que 67 % des Estoniens étaient contre la loi.
[5] Eeva Esse, « Sotsioloog : vanemaealiste kooseluseaduse vastasust selgitab nõukogude taust », uudised.err.ee, 5 août 2014.
[6] En août 2014, 52 % des personnes de moins de 35 ans soutiennent la loi (sondage TNS Emor).
[7] Le questionnaire contient trois questions : « Soutiendriez-vous l’entrée en vigueur de la loi sur l’union civile ? », « Soutenez-vous la modification de la loi sur le mariage en vue de son élargissement aux couples de même sexe ? » et « Soutenez-vous l’inscription dans la Constitution que le mariage est l’union entre un homme et une femme ? »
Cf. Cf. http://saptk.ee/

Vignette : « Koos » (Ensemble), logo de soutien à l'union civile estonienne.

* Vincent DAUTANCOURT est doctorant, Centre de recherche et d’analyse géopolitique, Université Paris 8.

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