Varlam Chalamov : un poète au Goulag (2)

L’écrivain Varlam Chalamov a survécu au goulag. Malgré le froid, la faim et la folie, Chalamov est parvenu à préserver son âme. Avec pour seul exutoire, quelques vers de poésie. Il relate ces années d’épreuve dans les Récits de la Kolyma.


Kolyma, années 30. Les camps établis par Staline reproduisent à l’identique les tares de la société soviétique : les mouchards et autres dénonciateurs y ont beaucoup à faire. Pour un peu de nourriture, quelques grammes de tabac ou la bienveillance d’un garde, certains sont prêts à tout. Ce genre de détenu craint parfois que le surveillant ne découvre qu’il “savait-mais-n’a-rien-dit”1.

La plupart du temps, toutefois, il s’adonne à cette occupation par zèle. Pour une bonne planque, comme celle très enviée de cuisinier, la concurrence est rude. La solution la pus expéditive est d’éliminer les autres candidats à coups de dénonciations écrites. Chalamov, comme bien d’autres, a eu affaire à de tels hommes. Et lorsque qu’un certain Chestakov lui propose de s’évader, il flaire la trahison et se garde bien d’accepter: “Il allait nous rassembler pour une évasion et nous “donner” […]. Il allait payer son travail de bureau de notre sang, de mon sang. On nous tuerait là-bas, sur place […]. Car il lui était impossible d’ignorer qu’on ne pouvait pas sortir d’ici”.

Le monde des camps est frappé - à l’extrême - par ce phénomène d’atomisation que connaît la société soviétique. Pragmatique, Chalamov résume les trois commandements en vigueur dans les camps : “Tu ne te fieras à personne, tu ne craindras personne, tu ne demanderas rien à personne”.

Gloire au travail

En entrant dans un camp, le détenu est averti immédiatement du sort qui l’attend. Un slogan ornant le fronton du portique d’entrée vante les vertus du travail soviétique : “Le travail est une affaire de conscience et de gloire, une affaire de vaillance et d’héroïsme”.

A la Kolyma, les détenus - les zeks - sont employés à l’extraction de l’or contenu dans le permafrost, ce sous-sol sibérien dur comme la pierre qui ne dégèle jamais. Le travail est pénible et difficile, il peut durer jusqu’à seize heures pas jour. Les premières heures sont les plus dures. “Ensuite, on perd toute notion du temps et l’on veille inconsciemment qu’à une seule chose : à ne pas geler ; on tape du pied, on agite sa pelle, sans penser à rien ni espérer en rien”. Dans cet univers concentrationnaire, l’homme devient une simple force de travail, une machine, concentrée sur sa survie, qui ne parvient même plus à penser.

L’administration des camps exalte le travail physique et la force, vertus premières du “bon” Soviet. Selon Chalamov, “Celui qui est capable de soulever un poids de dix livres a moralement […] plus de prix, plus de valeur que les autres, il mérite l’estime des autorités et de la société. Celui qui ne peut pas soulever ces dix livres en est indigne, il est condamné”. Au final, pourtant, le camp produit l’inverse de ce pour quoi il a été créé : il ne peut pas “inculquer l’amour du travail ; il ne [peut] inoculer que haine et dégoût du travail”. Par désespoir, certains prisonniers préfèrent tomber gravement malades ou s’auto-mutiler plutôt que de retourner dans les mines. Pour un certificat médical, les détenus sont prêts à tout: recueillir et avaler les crachats des tuberculeux, mêler du sang à ses urines, ou réinfecter sciemment ses plaies...

Le froid et la faim

Le froid de la Kolyma aggrave les tourments des détenus. Sa violence finit par dénaturer l’homme. “Au moindre ralentissement de notre allure le froid mortel rampait sur notre corps sans force ” raconte Chalamov. “ Notre corps avait perdu sa fonction essentielle : être une source de chaleur, de simple chaleur, génératrice sinon d’espoir du moins de rage ”. Le froid est également à l’origine de nombreuses maladies : les mastoïdites que Chalamov décrit comme un “violent coup de froid à la tête”, et surtout les gelures. “Des souffrances à jamais – quand il ne faut pas recourir à l’amputation”.

Avec le froid, la faim est l’autre calvaire du détenu. Hospitalisé pendant la Seconde Guerre mondiale, Chalamov n’est plus que l’ombre de lui-même : “On me mit sur un brancard. Je mesure un mètre quatre-vingts et mon poids normal est de quatre-vingts kilos. Le poids des os représente quarante-deux pour cent du poids total, soit trente-deux kilos. J’aurais été incapable de faire ce calcul à l’époque mais je comprenais vaguement que le médecin qui me regardait par en dessous le faisait”. Officiellement, pourtant, la faim n’apparaît dans les camps qu’après le blocus de Leningrad, pendant la Seconde Guerre mondiale. Le cas de force majeure représenté par le blocus permit aux autorités d’avouer qu’on pouvait mourir de faim en Union soviétique. Avant cette période, les médecins n’avaient “pas le droit d’indiquer le véritable diagnostic de dystrophie alimentaire ”. Les détenus ne mourraient jamais de faim dans les camps, mais plutôt de “polyavitaminoses, de la pellagre, de la dysenterie ou de R.F.I.(2)”.

Un pas vers la folie

Soumis à des conditions de détention inhumaines, les détenus doivent également lutter pour préserver leur équilibre mental. Les prisonniers se renferment sur eux-mêmes et s’abrutissent. A force de ne plus être sollicité, le cerveau perd ses facultés. Ainsi, Chalamov, faute de n’avoir lu ni livre ni journaux durant de longues années, se retrouve considérablement amoindri intellectuellement. Il avoue lui-même “ [se] content[er] d’une vingtaine de mots depuis bien des années, [dont] la moitié [se compose] d’injures ”. Toutes les expressions gravées dans la mémoire du zek Chalamov concernent le quotidien du camp. “ Le lever, la conduite au travail, le déjeuner, la fin du travail, le coucher, citoyen-chef, puis-je vous demander, la pelle, la fouille, à vos ordres, la forêt, le pic, il fait froid dehors, la pluie, la soupe froide, la soupe chaude, le pain, la ration, donne-moi de quoi fumer ” sont ses principales préoccupations.

Si les prisonniers quittent cet état de torpeur, c’est pour sombrer dans la démence. Chalamov explique ces comportements invraisemblables par “un dérangement psychique fondé sur le manque de nourriture et la faiblesse générale”. Sans cesse menacé et affaibli, le détenu devient émotionnellement instable: il pleure si on ne lui distribue pas du linge à sa taille ou si son morceau de hareng lui semble plus petit que celui de son voisin. En somme, beaucoup de zeks sont frappés d’une forme de “débilité mentale acquise” marquée par un “obscurcissement de la conscience, une perte du sens logique et des accès de démence”. Selon Chalamov, les malheurs des zeks se résument donc en « trois d » : à la diarrhée et de la dystrophie alimentaire, s’ajoute la démence.

Sauver son âme

Lorsqu’elle ne les détruit pas entièrement, la vie concentrationnaire transforme les détenus en esclaves amorphes, dépourvus de toute volonté. Dépassé par les événements, le zek ne décide plus de rien. Pour sa part, Chalamov préfère s’en remettre au sort, “ un sort qui dépend de tout un enchaînement de hasards mais qui, la plupart du temps, n’a vraiment rien à voir avec le hasard ”. Se raccrocher à des scénarios imaginaires permet au détenu d’accepter n’importe quelle nouvelle, qu’elle soit bonne ou mauvaise, et ce sans en subir moralement les conséquences. La vie perd son caractère précieux au camp. Elle va, elle vient. Les morts se succèdent et on reste en vie “par hasard”. Chez Chalamov, ce mépris de la vie cache une stratégie de survie. Chalamov installe volontairement une distance entre lui et le monde extérieur. En demeurant indifférent, il souffre moins de ce qu’il subit. Empli d’espoir, l’homme devient perméable à son environnement. Rapidement, à force de déceptions, cet espoir peut toutefois se muer en profond désespoir et conduire au suicide. Ce que Chalamov refuse. Pour se protéger, il préfère nier ce en quoi tout homme croirait.

Malgré tout, Chalamov considère qu’il a toujours su protéger son âme. Sa droiture et son honnêteté lui ont permis de traverser de nombreuses épreuves. Pendant toutes les années de sa détention, l’écrivain a trouvé son exutoire : “Je savais que tout homme, ici, avait son dernier recours, la chose la plus importante : ce qui l’aidait à vivre, à s’accrocher à la vie qu’on s’efforçait de nous ôter avec une telle persévérance et opiniâtreté. […] Moi, mon ultime recours salvateur, c’étaient les vers : mes vers préférés, écrits par d’autres, dont le souvenir demeurait de façon étonnante là où tout le reste avait été oublié depuis longtemps, rejeté, chassé de la mémoire. L’unique chose qui n’avait pas encore été étouffée par la fatigue, le froid, la faim et les humiliations constantes”.

Hospitalisé à sa sortie des camps en 1947, Varlam Chalamov se liera à un médecin qui l’inscrira à une formation d’aide-soignant. Sa nouvelle vie au sein de l’hôpital, loin du regard des autorités, lui permit de se reconstruire, de redevenir un homme et de se remettre à écrire.

Par Elena PAVEL

 

1 “ Znal’ a nié skazal’ ”. Dans le jargon des camps, ce terme désigne celui inculpé de “ non-délation ”.
2 Ces initiales signifient “ Epuisement physique aigu ”.